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L’accès à la langue, à l’écriture, à la culture, à la liberté 1 :

bilinguisme ou la mission des Femmes de Franc-Moisin

Cheryl TOMAN

L’Association des Femmes de Franc-Moisin fêtera bientôt ses quarante ans. Située à Saint-Denis dans la banlieue parisienne connue localement comme le 93, cette association est logée dans un appartement de la Cité de Franc-Moisin, une cité qui se compose de plusieurs tours où vivent 10.000 habitants. Franc-Moisin a été inaugurée en 1974 et a toujours connu une importante population d’immigrés mais cette population change selon les nouvelles vagues d’immigration. Parmi les premiers résidents, on constatait une majorité d'immigrés portugais et algériens mais aujourd’hui on y trouve une plus grande diversité. Environ 41% de tous les résidents de cette cité n’ont pas ou n’ont pas encore la nationalité française.

A l’origine de l’association sont les cours d’alphabétisation—donc des cours permettant aux femmes de Franc-Moisin d’apprendre le français et de célébrer leur diversité en même temps dans un cadre social et pratique. L’aboutissement logique de ce projet est un bilinguisme ou même un plurilinguisme qui donnent aux femmes les meilleures chances de réussir et d’assurer leur avenir en France—pour elles-mêmes, pour leurs enfants, et même pour leurs familles entières. A travers les années, la directrice et les animatrices de l’association ont ajouté des activités et des manifestations riches en échanges qui complètent les cours d’alphabétisation en donnant aux résidents de Franc-Moisin un maximum d’opportunités où elles peuvent utiliser le français pour améliorer la qualité de vie dans la cité et à Saint-Denis. Le parcours n’était pas toujours facile et aussi récemment qu’il y a deux ans, en 2017, l’association risquait de fermer ses portes faute de fonds.2 Mais il faut considérer les réussites et non les défis pour comprendre l’ampleur du projet qui a pour but l’apprentissage du français et un bilinguisme sinon un plurilinguisme.

Pendant longtemps, Franc-Moisin était un des plus grands bidonvilles de la région parisienne mais aujourd’hui, grâce à ses associations et à ses habitants dynamiques, la cité fait l'objet d’une rénovation importante et continue depuis 2001. En 1980, «les «primo-arrivantes» à la cité, d’après l’ancienne présidente de l’AFFM, Claude Talahite 3 —étaient aussi les premières élèves des cours d’alphabétisation. Comme les étrangers seuls n’avaient pas encore le droit de former une association à l’époque, ces nouvelles résidentes ont demandé à leur formatrice française de les aider à trouver un lieu pour organiser des réunions et pour s’entraider en parlant des obstacles de leur nouvelle situation dans un nouveau pays, la France. Pendant deux ans, l’association fonctionnait sans un lieu fixe avant que la Mairie de Saint-Denis ait enfin financé la location d’un appartement dans une des tours de la cité. L’association se trouve toujours dans cet appartement au 3 rue du Languedoc—le véritable cœur de la collectivité. Mais aujourd’hui, l’espace est encore plus généreux; une garderie d'enfants se trouve dans la même tour gérée par des bénévoles qui s’occupent des enfants en bas âge pendant que les mères apprennent le français. Cet élément de l’association s’avérait essentiel parce qu’il y avait trop de femmes qui se privaient non seulement des cours de français mais aussi des opportunités que ces cours leur apportent tout simplement parce qu’elles n’avaient personne pour garder les enfants. Je cite Alain Bertho, anthropologue à Saint-Denis et professeur d’anthropologie à Paris 8 qui étudie l’évolution de l’association depuis ses origines: «Le local du 3 rue du Languedoc est devenu un haut lieu du quartier : celui de l’accès à la langue, à l’écriture, à la culture, à la liberté.»

Quelques animatrices et la directrice principale de l’AFFM, Adjéra Lakéhal-Brafman, sont salariées et on constate un très faible roulement de membres de l’équipe. Lakéhal-Brafman par exemple est directrice depuis 1984. Mais il y a aussi des bénévoles surtout pour le soutien scolaire et qui créent aussi des manifestations artistiques…parmi ces bénévoles, il y a certains artistes de renom comme Maguy Marin4, chorégraphe et fondatrice de sa propre compagnie de danse contemporaine qui organise des ateliers de théâtre, des répétitions, et depuis récemment une grande production chaque année qui a lieu au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis. Le week-end dernier, du 27 au 29 septembre, l’AFFM a contribué à la réalisation d’un autre projet A nous la Basilique, «un projet autour d’un axe prioritaire : la rencontre artistique, éducative et sensible entre les habitants et le monument basilique.5 » De tels projets qui exigent un haut niveau de français créent un climat de confiance et même les membres qui entrent avec un niveau très faible en français constatent après que tout est possible. C’est important parce que les animatrices et la directrice savent que parfois que les activités au sein de l’association sont les seuls espaces entièrement francophones pour certains membres. D’habitude, ce sont les enfants des immigrés—eux-mêmes les premiers membres de la famille à être scolarisés en France--qui introduisent le français dans la famille (Heredia et Varro 297) mais l’association donne du pouvoir directement aux mères de ces familles de Franc-Moisin et par conséquent, les enfants en bas âge ont plus de chances de devenir bilingues dès le départ, avant l’âge de la scolarisation. Les femmes qui participent à ces projets de l’association veulent que leurs enfants comprennent ce qu’elles font et donc ces projets mettent en avant la valeur ajoutée du bilinguisme pour toute la famille.

En général, l’association garde son élément militant qu’elle a depuis le début; les femmes participent souvent aux actions militantes à l’extérieur et parfois elles les organisent elles-mêmes. Le militantisme au sein de l’AFFM a deux buts principaux: 1) l’amélioration des conditions des sans-papiers et 2) la promotion de la cohésion sociale. En ce qui concerne les cours de français, l’association accepte toute femme comme élève même celles qui ne sont pas régularisées. Mais en même temps, l’AFFM accompagne ces femmes pour qu’elles puissent avoir leurs papiers et pour faire cela, une compétence en français est indispensable sinon essentielle. Parmi les élèves qui suivent les cours, il y a celles qui sont en France depuis longtemps et d’autres qui viennent d’arriver. Certaines ont déjà un certain niveau en français mais d’autres ne parlent que quelques mots. Il y a des femmes qui sont diplômées ayant été une fois des ingénieurs dans leurs pays respectifs mais il y a aussi celles qui n’ont jamais appris à écrire leur langue maternelle et qui sont très peu scolarisées. Comment mettre dans une seule classe toutes ces femmes qui viennent de cinq, six, sept pays différents avec toute la diversité des expériences qu’elles ont et finir par réussir? «La persévérance et le travail sur la durée» cite la directrice, Adjéra, en réponse à cette question.6

Parmi les membres de l’association, on s’attend à voir des femmes qui viennent des pays qui étaient des anciennes colonies de la France et en effet les Maghrébines et les Africaines y sont nombreuses. Mais à travers les années, on a constaté d’autres vagues d’immigration des pays non-francophones. Aujourd’hui, des Turques, des Sri Lankaises, et des Bangladaises ajoutent à la diversité des classes. La langue maternelle de chacune n’est pas interdite ici. Ça peut sembler étrange dans un pays comme la France qui croit officiellement qu’il faut diminuer les différences pour pouvoir protéger la liberté de tous et c’est la raison pour laquelle il est difficile sinon impossible officiellement en France de publier des statistiques sur les origines de la population. Parfois ça arrive que les femmes de l’association parlent entre elles dans une langue autre que le français surtout s’il y a un malentendu. Mais il n’y a aucun doute sur la volonté de ces femmes d’apprendre le français. Elles savent que c’est une question de survie dans leur nouveau pays. Et comme elles sont là pour partager, il est normal qu’elles veuillent raconter leur parcours personnel à travers leurs traditions. Donc, l’AFFM n’est pas un espace monolingue même si le français domine, et c’est par le plurilinguisme que les membres arrivent à améliorer leur niveau en français. Le fait d’être bilingue ou plurilingue sert de motivation. Il y a un respect mutuel entre les femmes et même l’enseignante de français apprend de ses élèves; les échanges et les rencontres sont riches et nécessaires.

Les cours de français à l’AFFM se distinguent parce qu’il s’agit d’un accompagnement vers le bilinguisme ou le plurilinguisme et non d’un simple apprentissage de la langue. Comme Lakéhal-Brafman a écrit dans son article dans L’Humanité : «L’accompagnement que nous faisons est celui qui permet à la personne de se construire ou trouver l’estime de soi afin qu’elle puisse prendre sa place dans le groupe social» (2005).

Vous vous demandez peut-être pourquoi l’association n’accepte pas les hommes dans leurs cours. Une association ne peut pas tout faire et déjà l’AFFM aide les garçons dans leurs programmes de soutien scolaire. Bien sûr que les hommes de Franc-Moisin se trouvent aussi parfois en précarité mais ils ont tendance à arriver déjà avec un réseau plus large que les femmes et souvent avec des possibilités de travail. Presque chaque femme qui vient à l’association est en France parce qu’elle avait suivi un homme. Et pour certaines—mais pas toutes—la soumission est un vrai problème dans la famille. Donc, il se peut que l’association puisse être le seul réseau disponible pour ces femmes. Les langues se jouent dans la relation de couple et dans la relation parent-enfants (Heredia et Varro 297). Dès lors que les femmes s'autonomisent, toute la famille et toute la communauté en bénéficient.

L’AFFM est respectée dans la cité et au-delà; la portée de ses initiatives est immense. Bien sûr que la violence se montre parfois à la cité, déclenchée par la perception d’une inégalité des droits et la colère. Mais l’association prime la solidarité—non seulement dans ses paroles mais aussi dans ses actes—et c’est peut-être pour ces raisons que Franc-Moisin était épargné par des émeutes et la violence qui affectaient 300 quartiers de la banlieue parisienne en 2005. La devise officieuse de l’association est ceci: «La citoyenneté commence par l’expression.»


Ouvrages cités:

Heredia, Christine Deprez de et Gabrielle Varro. «Le bilinguisme dans les familles.» Enfance.

45:4 (1991), 297-304.

L’Humanité. «Les associations ne veulent pas être des pare-feux,» 2005. http://www.humanite.fr/popup_print.php3?id_article=818619

Vidéos:

https://www.dailymotion.com/video/x17bz47

https://www.youtube.com/watch?v=pNQgNkzqYHc&t=420s


Notes :

1 Citation d’Alain Bertho, anthropologue à Saint-Denis.

2 https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/271117/femmes-de-franc-moisin-une-association-historique-en-danger-de-mort

3 Citation de «L’histoire de l’association des Femmes de Franc-Moisin» document inédit écrit par quatre membres de l’association, 2005.

4 https://www.theatreonline.com/Spectacle/Maguy-Marin-Octobre-a-Saint-Denis/67138

5 https://www.tourisme93.com/document.php?pagendx=815&engine_zoom=FMAIDFC930030286

6 Citation de « L’histoire de l’association des Femmes de Franc-Moisin, » document inédit écrit par quatre membres de l’association, 2005.