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Les interférences du kabyle et de l’arabe avec le français en Algérie :

étude sur des écrits académiques

«On n’apprend pas sans faire d’erreurs et les erreurs servent à apprendre »

Rémy Porquier 1


Abdelaziz BERKAI, Université de Béjaia


Résumé

L’interférence linguistique est définie généralement comme l’usage d’éléments appartenant à une langue lorsque l’on parle ou que l’on écrit dans une autre (Mackey, 1965: 239) 2>. Elle est souvent inconsciente et est due à l’influence proactive ou rétroactive d’une langue sur une autre. C’est un phénomène quasi inévitable en situations de contact des langues et il n’est pas possible, en tout cas, de passer d’une situation de monolinguisme à celle de bilinguisme «équilibré», sans passer par des stades intermédiaires où les deux langues interfèrent, se mélangent, se bousculent… (Berkai, 2017: 26). L’objectif de notre présente étude étant de connaître la nature de ce phénomène dans les écrits académiques d’étudiants ayant le kabyle comme langue maternelle, l’arabe et le français respectivement comme deuxième et troisième langues d’apprentissage. Notre corpus est constitué des manuscrits de trois thèses de doctorat de langue et culture amazighes rédigées en français. Deux ont déjà été soutenues en 2017 et 2018 et une troisième est en instance de soutenance 3. Nous aborderons d’abord le concept d’interférence linguistique et ses différentes manifestations en essayant d’en donner une définition suffisamment claire pour être appliquée rigoureusement à notre corpus. Nous terminerons par l’analyse de notre matériau et les conclusions qui en découlent.

Mots clés : contact de langues, interférence intra et interlinguistique, kabyle, français

Plan

Introduction: l’interférence linguistique

I-Les niveaux linguistiques de l’interférence

  1. Le niveau phonétique
  2. Le niveau morphologique
  3. Le niveau syntaxique
  4. Le niveau sémantique
  5. Le niveau lexical
  6. Le niveau culturel

II-Les interférences intralinguistiques et celles du kabyle et de l’arabe avec le français à l’écrit

  1. Les interférences intralinguistiques
  2. Les interférences du kabyle et de l’arabe avec le français
    • 2.1.Les interférences syntaxiques
    • 2.2.Les interférences sémantiques

Conclusion

Introduction: l’interférence linguistique 4

On doit le concept d’interférence linguistique au linguiste américain Uriel Weinreich qui l’a longuement abordé dans son livre datant de 1953 et intitulé: Languages in Contact. Findings and Problems (chap. 2, notamment). Il y définit l’interférence linguistique comme une «déviation des normes d’une langue, attestée dans le discours de locuteurs bilingues comme le résultat de leur familiarité avec plus d’une langue (…)» 5. La définition sociolinguistique la plus simple et la plus connue du concept d’interférence est incontestablement celle de William F. Mackey qui le définit ainsi: «L’interférence est l’emploi d’éléments appartenant à une langue lorsque l’on parle ou que l’on écrit dans une autre. Elle relève du discours et non de la langue» 6. Ces «éléments» sont donc étrangers au système linguistique d’accueil. Mais il arrive que des éléments de ce type, à force d’être réitérés dans le discours, finissent par perdre leur caractère «étranger», c’est-à-dire interférentiel, et devenir familiers à la langue d’accueil. En l’occurrence, on n’est plus dans l’interférence, mais dans l’emprunt (borrowing 7, en anglais).

En psychologie appliquée, on parle d’«effet négatif d’un apprentissage sur un autre» (Galisson et Coste (dir.), 1976: 291), qu’on appelle aussi transfert négatif, s’opposant au transfert positif (ou transfert tout court) considéré au contraire comme un «effet positif», lorsqu’un apprentissage A facilite un autre apprentissage B (Ibid. : 569). On parle dans ce cas de facilitation, dans le cas contraire, c’est-à-dire d’interférence, on parle d’inhibition.

En didactique des langues c’est la «difficulté rencontrée par l’élève et faute qu’il commet en langue étrangère du fait de l’influence de sa langue maternelle ou d’une autre langue étrangère étudiée antérieurement» (Ibid. : 291). Chez les élèves qui maîtrisent souvent mieux leur langue maternelle que la langue qu’ils ont apprise à sa suite, c’est quasiment toujours la première qui interfère dans l’usage de la seconde. On parle en l’occurrence d’interférence proactive. C’est précisément de ce type dont il s’agira dans notre exposé sur les interférences du kabyle et de l’arabe avec le français dans les écrits académiques. Mais lorsqu’il arrive, chez des locuteurs plus âgés, que c’est la langue apprise postérieurement qui interfère dans l’usage de la langue maternelle ou d’une autre langue apprise antérieurement, on parle d’interférence rétroactive (Debyser, 1970: 37). Un phénomène qui se manifeste chez des sujets qui utilisent de plus en plus la langue apprise postérieurement et de moins en moins leur langue maternelle. Il se produit en l’occurrence de «l’oubli» ou de «la dégradation d’apprentissages anciens» (Ibid.). C’est plus souvent la langue la mieux maîtrisée qui interfère dans l’usage de celle qu’on maîtrise moins.

L’interférence ne se produit pas seulement à l’usage ou à l’encodage, elle peut se manifeste aussi à la réception ou au décodage. Un francophone qui entend physician («médecin» en anglais) en comprenant «physicien», ferait une interférence au décodage du français avec l’anglais.

L’interférence peut se manifester aussi à l’intérieur de la même langue par la production d’un segment linguistique fautif par analogie ou ressemblance avec un autre, à l’oral comme à l’écrit. «Il ne faut pas le basculer» (fait par un collègue enseignant au cours d’une réunion), est une interférence paronymique qui vient de la proximité des verbes basculer et bousculer. C’est encore plus flagrant à l’écrit. Des journalistes et autres professionnels de l’écrit tombent parfois dans ce piège : « quoique » pour « quoi que » : « Non pas qu'il y ait à lui reprocher quoique ce soit », écrivait Médiapart en 2017, cité par le Figaro 8 dans sa rubrique consacrée à la langue française. « Quelque soit » pour « quel que soit » ; « à l’intention de » pour « à l’attention de » ; « de nouveau » pour « à nouveau », etc. On utilise aussi, dans ce cas, le terme de contamination linguistique. Pour l’exemple donné ici, à savoir «quelque soit», il s’agit plus précisément d’un solécisme, puisque le segment produit existe dans la langue. L’usage de la forme pronominale du verbe rappeler avec la préposition de en langue familière, se rappeler de, est une contamination par le verbe pronominal se souvenir de (Dubois et al., 2002: 115). «Avancer de l’avant» de Franck Ribéry 9 est aussi un cas de contamination par la locution «aller de l’avant». Nous avons recueilli beaucoup d’interférences de ce type dans notre présente étude (v. § II.1).

Nous aborderons dans ce qui suit, après cette présentation générale du concept d’interférence, ses manifestations aux différents niveaux de l’analyse linguistique en donnant à chaque fois la définition qui convient avec des exemples illustratifs originaux. Nous terminerons notre exposé avec l’analyse de notre corpus et les conclusions qui en découlent.

I. Les niveaux linguistiques de l’interférence

  1. Au niveau phonétique

L’interférence est ici une adaptation, souvent inconsciente, d’un son au système phonétique d’une langue en parlant une autre langue 10. La différence importante des systèmes phonologiques de l’arabe et de l’amazighe d’avec celui du français, notamment au niveau des voyelles, engendre beaucoup d’interférences des premières dans l’usage de la seconde dans le discours des Maghrébins. On entend souvent «huit», «nuit» et surtout «juin», articulés [wit], [nwi] et [ӡwɛ̃]. La semi-voyelle antérieure labialisée [Ч] du français n’étant pas attestée en berbère et en arabe. La voyelle antérieure fermée labialisée [y] qui n’est pas attestée en berbère, en arabe et dans la plupart des langues, est souvent adaptée inconsciemment en [i], en [e] ou en [ə] et même parfois en [u], y compris chez des locuteurs maîtrisant parfaitement la langue française. Il n’est pas rare d’entendre, à titre d’exemple, chez cette catégorie de locuteurs le mot «rupture» prononcé: [ʁeptyʁ]11ou [ʁəptyʁ]. Même le berbère et l’arabe qui ont des systèmes phonologiques relativement proches connaissent des interférences lorsque les sons n’ont pas la même coloration dans les deux langues. Un kabylophone prononcerait souvent le ع (عين) arabe, en parlant cette langue, comme une fricative pharyngale sonore faible 12 à l’image des autres sonores du kabyle, alors que cette consonne est forte en arabe. Un arabophone prononcerait [acal/akal] akal «terre, sol» en parlant kabyle, alors que la palatale sourde est fricative dans ce contexte [açal], parce que cette consonne n’est pas attestée dans sa langue maternelle.


  1. Au niveau morphologique

L’interférence à ce niveau est l’usage d’un trait morphologique caractéristique d’une langue en parlant ou en écrivant dans une autre. L’absence, à titre d’exemple, de l’état d’annexion des noms, dépendants en énoncé, en arabe, engendre des interférences de cette langue dans l’usage du berbère chez des locuteurs arabophones bilingues asymétriques. On entend des énoncés comme: yusa-d argaz-nni «l’homme (en question) est venu», au lieu de urgaz-nni, nom en fonction de complément explicatif, donc en état d’annexion, marqué ici par la voyelle u-. En position libre on dira en effet argaz «homme». En arabe il n’existe qu’un seul état du nom: ǧāˀa rraǧulu «l’homme est venu».

Le chanteur kabyle Matoub Lounes qui était l’invité d’une émission de Bouillon de culture 13 de Bernard Pivot a répondu à une question de ce dernier qui voulait savoir le nom de son instrument de musique que c’était «un mandole», alors qu’il s’agissait d’«une» mandole ou mandoline en français. En kabyle le nom amundul «mandole» est un masculin. Ce serait donc une interférence morphologique du kabyle avec le français, même si en Algérie cette confusion est courante 14.


  1. Au niveau syntaxique

L’interférence consiste ici à transposer dans une langue, à l’oral ou à l’écrit, un ordre de succession des unités caractéristique d’une autre langue. Il n’est pas rare d’entendre un arabophone ne maîtrisant pas bien le kabyle dire: kečč aɣyul «tu es un âne (littéralement: toi âne)», au lieu de kečč d aɣyul, oubliant la particule de prédication d de l’énoncé nominal en kabyle équivalant dans ce contexte à la copule «être» en français. En arabe l’énoncé nominal est constitué simplement d’un sujet suivi de son attribut: nta ḥmar ou anta ḥimar (en arabe classique) «litt. toi âne». L’omission de la copule «être» en français est aussi une interférence que font des apprenants arabophones en français: «Nabil professeur», au lieu de: «Nabil est professeur» (Rabadi et Odeh, 2010: 167). Nous avons relevé une interférence similaire de l’arabe avec le français en page de garde de l’une des communications à cette XXXVe Biennale: «Université Ouargla», au lieu de «Université de Ouargla». En arabe le nom déterminé est directement suivi de son déterminant, sans l’interposition d’une préposition, comme c’est le cas en français ou en berbère: ǧāmiɛat Waregla, littéralement: «université Ouargla».


  1. Au niveau sémantique

L’interférence consiste à ce niveau à utiliser un signifiant (simple ou complexe) d’une langue avec un signifié caractéristique d’une autre langue. On parle aussi de calque sémantique en l’occurrence. L’acception «se rendre compte de, comprendre» qu’a prise le verbe réaliser en français est à l’origine une interférence sémantique de l’anglais to realize. Yeṭṭef-d lehlak/aṭṭan «litt. il a attrapé une maladie» est une interférence sémantique du français avec le kabyle qu’on entend souvent à la radio. En kabyle c’est la maladie qui attrape la personne et non l’inverse. On dira plus justement: yeṭṭef-it lehlak/waṭṭan, littéralement: «elle l’a attrapé la maladie» au sens de «il a attrapé une maladie ».


  1. Au niveau lexical

Le niveau le plus instable et ouvert de la langue est incontestablement celui du lexique et c’est naturellement là que l’interférence est la plus courante. Elle l’est d’autant plus que le bilinguisme est massif et que les langues en contact sont fonctionnellement différentes. L’interférence à ce niveau est l’usage d’un mot, simple ou composé, spécifique à une langue dans une autre langue. On entend souvent dans le discours des Maghrébins bilingues des mots du français qui ont des équivalents dans leurs langues maternelles et qui ne sont pas évidemment intégrés. Des xénismes ou des pérégrinismes «de luxe» 15, des mots ou des expressions relevant du discours et non de la langue: (c’est) facile, (c’est) difficile, c’est bon, méchant, (il est) intelligent, compétent… et même des mots à référents concrets et courants dont les équivalents en langue source sont relativement bien connus : bonbon, chaussure, chaussette, clé, chaise… Si leur usage est inconscient il relèverait évidemment de l’interférence, mais s’il était conscient il relèverait plutôt de «l’emprunt de luxe» qui serait dû soit:

C’est comme cela que des mots comme ldisir (< dessert), laplaj (< la plage), lampu (< l’impôt), lguti (< le goûter)… qui seraient à l’origine des interférences du français avec le kabyle ou des emprunts de luxe, semblent avoir complètement remplacé dans la langue d’aujourd’hui leur équivalents endogènes: asegri «dessert», aftis «plage», tabzert «impôt», tanilt/tanalt «goûter» qui ne sont utilisés pour les «survivants», comme tanilt ou asegri, que par les locuteurs du troisième ou quatrième âge.


  1. Au niveau culturel

C’est l’usage, à travers un mot, un geste ou toute autre expression linguistique, corporelle ou autre, d’un référent ou d’une charge culturelle propre à une langue-culture et qu’on ne retrouve pas dans une autre langue-culture. Le mot lune (ayyur/aggur… en berbère et qamar/gmar en arabe 16) est porteur d’une charge culturelle «favorable» chez les Maghrébins et symbolise chez eux, en particulier, la beauté : d aggur n tziri ! « elle est très belle (litt. c’est la lune) ». Mais dire d’une femme en français que «c’est la lune» pour exprimer sa beauté, c’est faire une interférence culturelle du berbère ou de l’arabe dans l’usage du français où le mot lune est au contraire porteur d’une charge «très négative» comme l’idiotie rendue par exemple par la locution con comme la lune (v. Le Grand Robert, 2005, sous con ou lune).

Un japonais qui ferait le geste du « doigt d’honneur » à un français en parlant la langue de ce dernier et en voulant lui dire « frère », un geste de bienveillance et de convivialité, ferait une interférence culturelle, en l’occurrence gestuelle, du japonais avec le français où ce geste exprime au contraire du mépris et un manque de respect.


II. Les interférences intralinguistiques et celles du kabyle et de l’arabe avec le français dans les écrits académiques

Nous aborderons ici les interférences intralinguistiques, c’est-à-dire celles qui sont faites dans la langue même de la rédaction, en l’occurrence le français, et les interférences interlinguistiques, c’est-à-dire celles du kabyle et de l’arabe avec le français dans trois manuscrits déposés pour soutenance de doctorat en linguistique amazighe et rédigés en français. Les doctorants en question ont le kabyle comme langue maternelle et l’arabe comme langue seconde et le français ne venant qu’en troisième position dans leur apprentissage des langues. L’arabe est la langue d’enseignement dans les trois premiers paliers de l’éducation (primaire, moyen et secondaire). Le français est l’une des deux langues d’enseignement avec le berbère à l’Université dans le domaine langue et culture amazighes, comme elle est aussi la principale langue d’enseignement à l’Université de Béjaia 17. Deux ruptures, la première étant brutale, se produisent dans l’apprentissage des langues en Algérie et en particulier en Kabylie dont relève la wilaya (préfecture) de Béjaia: l’enfant en rentrant à l’école à l’âge de six ans, au lieu de consolider son apprentissage dans sa langue maternelle pour mieux la maitriser, tout en s’ouvrant sur d’autres langues, il doit l’oublier pour apprendre l’arabe classique qui est une véritable langue étrangère en Algérie, alors qu’elle occupe depuis l’indépendance de l’Algérie le statut de langue officielle de l’Etat 18. Cela engendre une dégradation de l’apprentissage du kabyle. Une deuxième rupture a lieu lorsque l’étudiant accède à l’Université où il doit oublier complètement l’arabe classique pour continuer sa formation en français, notamment dans les domaines scientifiques et techniques. Cela produit aussi une dégradation de l’apprentissage de l’arabe classique. Le français qui est une langue d’enseignement tardif n’est évidemment pas bien maitrisé. Cela engendre ce que certains appellent des «analphabètes plurilingues» 19. Ce sont des sujets qui connaissent plusieurs langues, mais sans en maitriser véritablement aucune. Cette situation est évidemment très propice aux interférences et au mélange/alternance des langues.

  1. Les interférences intralinguistiques, paronymiques ou analogiques

Ce sont des interférences produites à l’intérieur de la même langue par «contamination» formelle ou sémantique, par la production d’un segment linguistique fautif par analogie ou ressemblance avec un autre, à l’oral comme à l’écrit. En voici des exemples :


Elément «interférent»

Elément «interféré»

Source

Dissimuler (l’assimilation)

dissimiler

B. S. p. 81

A la faveur de

En faveur de

B. S. p. 82

Mise à par (ce problème)

Mis à part

B. S. p. 84

(Cheveux) crépis

crépus

B. S. p. 91

Sensé (présent)

Censé (être présent)

B. S. p. 114

En fin, (nous disons…)

Enfin

B. S. p. 235

(ceci nous) mène (à proposer)

amène

H. N. p. 55

En grosso modo

En gros

H. N. p. 91

(ce à quoi se trouve) affrontée (la…)

confrontée

H. N. p. 94

Il revient (de s’interroger sur…)

Il convient

H. N. p. 96

(la langue…) s’évolue (constamment)

Evolue (< se développe)

H. N. p. 121 c’est une «parosémie»

Influencent (négativement sur)

Influent sur

H. N. p. 146

(collocations) dans (la structure est…)

dont

H. N. p. 152

Se sont (des variantes…)

Ce sont

Plusieurs attestations

dans B. S.

Ce que (veut dire…)

Ce qui

Plusieurs attestations

dans B. S. et H. N.

Ce qui (l’erreur lexicale)

Ce qu’est

H. N. p. 188

On plus

En plus

Plusieurs attestations

dans B. S.

(la théorie Sens-Texte) ci-citée

Sus-citée (?)

Plusieurs attestations dans H. N.

de

du

De nombreuses attestations

dans B. S. et H. N.

par

pour

De nombreuses attestations dans B. S.


  1. Les interférences du kabyle et de l’arabe avec le français

Ce sont des interférences proactives, c’est-à-dire des interférences de la langue maternelle ou de langues apprises antérieurement dans l’usage de langues apprises postérieurement. Le kabyle est ici la langue maternelle des scripteurs, l’arabe leur langue seconde et le français vient en troisième position dans leur apprentissage des langues. Nous avons relevé dans notre corpus deux types d’interférences: syntaxiques et (lexico-)sémantiques.

Elles sont plus nombreuses que les sémantiques. En voici des exemples:

En voici des exemples:


Conclusion

Même si nous n’avons pas relevé toutes les interférences intra et interlinguistiques attestées dans les trois manuscrits étudiés, celles-ci sont nombreuses et variées. Les premières, c’est-à-dire les intralinguistiques, sont plus nombreuses et vont des erreurs les plus courantes, que commettent les plus avertis des scripteurs (journalistes, enseignants…): «quelque soit» pour «quel que soit», «en fin» pour «enfin», «sensé» pour «censé», etc., jusqu’à des erreurs moins attendues de la part d’étudiants parvenus à la soutenance de leurs doctorats. Des erreurs comme: «dès lorsque» pour «dès lors que», «on plus» pour «en plus», «ci-citée» pour «sus-citée», etc. On a même créé par ce que nous avons appelé ici la «parosémie», c’est-à-dire proximité sémantique sur la modèle de «paronymie», des formes pronominales à des verbes qui n’en ont pas: «s’évoluer» pour «évoluer», «s’émerger» pour «émerger», «se différer» pour «différer»… Nous avons aussi opposé ici interférence intralinguistique «restrictive» à interférence intralinguistique «étoffée». La première est produite par omission d’un élément constituant et la seconde par ajout fautif d’un élément: «telle» pour «telle que» est une «restrictive», «dont laquelle» pour «dont» est une «étoffée».

Les interférences interlinguistiques proactives, c’est-à-dire celles du kabyle, langue maternelle des scripteurs, et de l’arabe, leur langue seconde, dans l’usage du français ne sont pas en reste. Elles sont de deux types: syntaxiques et sémantiques. Si l’absence des interférences phonétiques est due évidemment à la nature du corpus (écrit), celle des interférences morphologiques est moins évidente. Leur absence s’expliquerait par le fait que ce type d’erreurs qui se résumerait en gros, dans notre cas, à l’interférence des genres soient facilement reconnues par les «correcteurs» informatiques et donc corrigées par les scripteurs. Ce qui n’est pas toujours le cas des interférences syntaxiques et a fortiori sémantiques qui échapperaient facilement à «l’œil vigilant» de ces logiciels. Elles constituent une sorte de pont nécessaire, une «interlangue» diraient les plus avisés, pour passer d’un état de langue plus ou moins éloigné de la langue cible à un autre plus proche de celle-ci. Les interférences et plus généralement les erreurs sont donc, à condition qu’elles soient «transitoires», un passage obligé pour l’apprentissage des langues.


NOTES

1 Cité par Shaima Algubbi (2016 : 106).

2 “Interference is the use of elements from one language while speaking or writing another”.

3 Nous faisons partie des jurys des trois thèses. Notre corpus est constitué des manuscrits qui nous sont remis avant les soutenances.

4 Nous reprendrons ici pour l’essentiel ce que nous avons déjà écrit dans un article sur les interférences rétroactives du français et de l’arabe avec le kabyle (Berkai, 2017). Il s’agira ici d’interférences proactives du français et de l’arabe avec le kabyle, mais la substance théorique est quasiment identique.

5 «deviation from the norms of either language which occur in the speech of bilinguals as a result of their familiarity with more than one language (…)» (Weinreich, 1970 (seventh printing) : 1). A. Hassan utilise le terme «violation», plus fort, à la place de déviation: «violation inconsciente d’une norme d’une langue par l’influence des éléments d’une autre langue», cité par H. Belkacem (2009:285).

6 «Interference is the use of elements from one language while speaking or writing another. It is a characteristic of the message, not of the code» (Mackey, 1965 : 239).

7 «“Borrowing”, on the other hand, generally refers to interference after it has become accepted into a community norm » (Poplack, 1983 : 119). C’est-à-dire que l’emprunt est un phénomène social, «collectif» (Calvet, 2013: 19), alors que l’interférence relèverait de la parole, du discours, et constitue au contraire un fait «individuel».

8 Voir à cette adresse: https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/expressions-francaises/2017/04/23/37003-20170423ARTFIG00003-quoique-ou-quoi-que-ne-faites-plus-la-faute.php

9 Erreur commise par ce joueur du Bayern Munich lors d’une interview donné le 29 avril 2014, à l’issue de la défaite de son équipe en demi-finale de la ligue des champions face au Real Madrid.

10 La définition de Mackey ne rend pas compte de l’interférence à ce niveau. Les éléments phoniques objets de la «déviation» ne sont pas nécessairement spécifiques à la langue «interférente».

11 Voir à ce propos sur YouTube la prononciation de ce mot par le célèbre avocat algérien Maître Salah Dabouz, notamment à la 11ème minute, à l’adresse suivante: https://www.youtube.com/watch?v=kSogEVgmYIE

12 Dans certains parlers des Igawawen (Tizi-Ouzou) cette consonne pharyngale sonore est à peine perceptible. On y entend par exemple: acḥal ssa (< ssaɛa) «quelle heure est-il? (littéralement: combien l’heure».

13 Emission à voir sur YouTube à l’adresse suivante: https://www.youtube.com/watch?v=P75N9ugRPn4

14 Il y aurait même d’après Wikidédia «un mandole» algérien qui serait différent de «la mandole» pratiquée ailleurs. Voir ici: https://fr.wikipedia.org/wiki/Mandole_alg%C3%A9rien

15 L’emprunt de «luxe» qui possède souvent un équivalent dans la langue emprunteuse s’opposerait à l’emprunt de «nécessité» dont la langue a véritablement besoin pour l’expression de quelque chose qu’elle n’a pas encore dénommé (v. Berkai, 2009).

16 Et même en arabe classique où le mot badr « lune » est encore plus chargé par cette qualité que le mot gmar (Elfoul, 2006: 154).

17 Ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres Universités algériennes où les sciences humaines et sociales sont complètement arabisées.

18 La langue amazighe (berbère) est reconnue depuis 2016 dans la constitution algérienne comme seconde langue officielle après l’arabe (article 4). Mais la langue arabe est considérée toujours dans la même constitution comme LA langue officielle de l’Etat. On se demande alors qu’elle est le sens de cette «officialité» de la langue amazighe.

19 C’est une expression qu’on attribue à la sociolinguiste algérienne Khaoula Taleb Ibrahimi.

Bibliographie

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