Biennale de la Langue Française

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Français, argot et vernaculaire pour une zone de confort linguistique

en littérature africaine ?


Maurice TETNE, Santa Fe Community College (États-Unis).


Je vois du soleil dans tes yeux, roman camerounais paru en 2008 aux Presses de l’Université Catholique d’Afrique Centrale, est à bien d’égards un roman subversif qui s’inscrit dans la tradition assez connue des pamphlets qui ont, sur le continent africain, constitué un véritable caillou dans la chaussure des marionnettes néocoloniales de la Françafrique 1.. Nathalie Etoke y dépeint l’univers d’une jeunesse en proie à la misère qui doit, dans sa quête du bonheur, composer avec la brutalité sanglante d’un régime politique à la solde de la France. Wéli est une jeune bachelière qui, après l’obtention de son diplôme a vu tous ses rêves se noyer dans un pays où les opportunités se font rares. Seule voie de sortie dans cet îlot de frustration, la prostitution devient son gagne-pain. C’est en compagnie de son amie de toujours, Valérie (Val pour les intimes), une autre victime que le système politique a réduit à cette basse besogne, que l’héroïne va entamer une vie de prostituée. Elle gagne plus ou moins bien sa vie, et le récit bascule vers l’engagement militant quand Wéli fait la connaissance de Ruben, fils d’un dignitaire du régime qui a choisi de se débarrasser de sa casquette de privilégié pour se battre du côté des pauvres. Ruben est un leader qui harangue des foules. Véritable militant, il initie des marches et des grèves partout dans le pays et en Afrique à travers une association qu’il a créée et dont les relais fonctionnent à merveille sur le continent. L’idylle prend forme entre les deux personnages et Wéli quitte la rue pour une vie nouvelle de militante. Commence alors pour les deux amoureux une lutte acharnée contre un gouvernement qui ne leur laisse aucune chance de faire entendre leur voix. Lors d’une énième manifestation réprimée dans le sang, Wéli sera copieusement torturée dans une salle aménagée à cet effet, tandis que Ruben subira une série d’électrochocs dans le cerveau, qui lui feront perdre la raison. Il se balade dorénavant nu dans les rues, une guitare à la main et chantant des hymnes de la liberté. Éprise par le sentiment fort qui les unit, l’héroïne rejoindra elle aussi son bien-aimé dans les ruelles de Yagadoul, en tenue d’Ève. Cet état est pour les deux un exutoire qui donne un élan nouveau à leur combat pour la libération de l’Afrique. Leurs yeux brillent de mille feux comme le soleil quand ils se regardent à la fin du roman, et une lueur transparait comme pour donner un souffle nouveau à toute une jeunesse en proie à la dictature barbare dont ont été habitués les pays africains de la Françafrique.


Au-delà du combat pour la liberté dont le roman fait son crédo, l’auteure excelle dans un style d’écriture peu commun où s’entremêlent plusieurs variantes linguistiques significatives. Je vois du soleil dans tes yeux est une écriture plurielle qui engage dès ses premières pages le lecteur dans un univers linguistique particulier. La langue est ici un moyen d’expression fort, et ses multiples facettes, au regard du combat qui est mené par les jeunes, apparaissent comme autant de voix narratives portées chacune par une langue et un langage spécifiques.

Le récit de Nathalie Etoke est porté à l’origine par une langue centrale, le Français, autour duquel gravitent plusieurs autre langues et langages qui coexistent dans le roman. La force de ce procédé d’écriture réside dans le fait que beaucoup de langues se partagent le champ textuel sans se phagocyter, chacun jouant sa partition et se restreignant à un rôle spécifique. Il se construit dès lors un édifice linguistique à mille couleurs, qui fait du texte une écriture arc-en-ciel dans laquelle cette symbiose entre les langues qui s’imbriquent sans s’autodétruire, construit l’imaginaire de ce que nous convenons d’appeler dans le cadre de cette réflexion une zone de confort linguistique. Nous entendons par zone de confort linguistique, un espace virtuel d’échange où langues et langages d’origines diverses et variées, parviennent à s’interconnecter pour produire du sens dans la différence. C’est donc un imaginaire esthétique qui s’appuie la combinaison de plusieurs variantes linguistiques pour déboucher sur le sens. Plus encore, c’est le fait pour plusieurs langues de coexister au sein d’un texte unique tout en produisant du sens et un message.

Le texte de Nathalie Etoke est de ce fait marqué d’un sceau linguistique important. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire, le Koumkana. Cependant, la société du texte, à travers des indices comme les sociolectes et le vernaculaire, ne sont pas sans rappeler le Cameroun, pays d’origine de l’auteure. C’est cet ancrage linguistique qui constitue la base de ce qu’elle va développer au fur et à mesure que l’histoire prend forme, pour faire de son texte un véritable arc-en-ciel linguistique. Le linguiste Nour-Eddine Fath pense que le réel «n’existe qu’à travers ce que la langue en donne comme vision. De ce point de vue, poursuit-il, il existe autant de réels, de visions du monde que de langues» (26). Cette approche, si l’on considère le florilège de langues qui se rencontrent dans Je vois du soleil dans tes yeux s’avère intéressante. L’on recense dans le texte des langues comme l’Anglais, le Duala (langue parlé par le peuple Sawa de la région littorale du Cameroun), le Pidgin English, le Latin, le Grec, le Xhosa et le Zulu (deux langues de l’Afrique du Sud), le tout porté par le Français qui fait office de langue pivot du récit. Plus encore, le texte affiche une richesse dans la mise en forme de certains idiolectes, sociolectes et onomatopées qui sont spécifiquement identifiés comme des usages langagiers propres au pays d’origine de l’auteure. Enfin, les néologismes, le camfranglais 2. et l’argot viennent compléter la liste de ce texte riche. Si l’on convoque la lecture de Nour-Eddine Fath, ces langues seraient autant de mondes possibles qui s’expriment à travers la narration de Nathalie Etoke. L’analogie s’y prête d’autant plus que le personnage central et les jeunes qui l’accompagnent dans leur combat pour la liberté ont du mal à faire entendre leur voix. Le mix linguistique apparaît ainsi comme un cri étouffé qui prend diverses formes pour se faire entendre face à un régime totalitaire et répressif. Chaque langue porte un idéal en soi et véhicule une vison des choses et du monde. Le plurilinguisme de texte de Nathalie Etoke, loin d’être un labyrinthe sans issue, s’avère être au contraire la forme la plus accomplie de la zone de confort que le foisonnement des langues peut offrir. La complexité supposée de l’agencement d’autant de langues est en effet ce qui fait la force du récit. Le mal social dans ce pays imaginaire qu’est le Koumkana, trouve dans la variante linguistique le souffle qui permet au combat de perdurer. Le multilinguisme du texte joue donc ce rôle de catalyseur, de refuge ou d’exutoire qui permet à une jeunesse opprimée de se ressourcer.

En premier l’on note ce remarquable passage du Français à l’Anglais tout au long du récit. Alors que Val et Wéli font encore fortune dans l’activité de la rue, elles sont invitées par deux expatriés, à passer une semaine dans un quartier chic de la ville et l’héroïne décrit son émotion quand elle franchit ce quartier réservé aux privilégiés:

C’était vraiment une autre planète. Un îlot de richesse et de bien être dans un océan de misère. Val et moi étions bien contentes d’être passées de l’autre côté de la frontière. Nous ferions partie des privilégiés pendant une semaine. Et si c’était la chance de notre vie? Once in a lifetime opportunity ? Le genre de choses quine vous arrivent qu’une fois et qui peuvent bouleverser votre existence? (44)

Cette transition du Français vers l’Anglais transparait comme un souffle nouveau qui vient raviver la flamme de l’espoir dans un environnement où la jeunesse a cessé de rêver. Ces propos sont assez révélateurs de l’enjeu linguistique qui survole tout le texte. Bien que tout se passe dans la ville de Yagadoul et qu’elles passent d’un quartier à un autre, la narratrice utilise le mot frontière. Cette frontière sépare un îlot de richesse et un océan de misère; le terme anglais Once in a lifetime opportunity constitue la transition linguistique qui fait office de catharsis. C’est un entre-deux mondes dans lequel le sujet se réinvente un idéal de vie et de pensée. La langue anglaise sert ici à dire un monde autre qui, l’instant de l’extase permet aux deux jeunes filles d’oublier la misère. Cette opération d’Etoke est donc une mise en scène où elle permet à ses personnages d’oublier la réalité quotidienne faite uniquement de bas pour s’offrir le luxe d’un instant de répit. Des deux langues, jaillissent deux mondes distincts, offrant deux réalités distinctes et deux perceptions différentes. Ces deux langues superposées ainsi permettent d’opposer les forces en présence qui vont se faire face tout au long du récit. L’on a d’un côté le régime Koumkanais oppressif qui sert la misère sur un plateau en or à sa population, et de l’autre côté, une jeunesse opiniâtre qui lui tient tête. La langue anglaise sert ici de bouée de sauvetage qui leur permet le temps d’une escapade de reprendre souffle.

Plus tard dans le récit, quand Wéli a quitté la vie de la rue et qu’elle est fortement engagée dans sa vie militante, elle réaffirme sa détermination à sa cousine Rita, qui essaie de la convaincre de laisser tomber la lutte, alors qu’elle vient de sortir de la salle de torture. L’héroïne se lance dans une envolée lyrique où elle rappelle à sa cousine les grands noms des grands hommes (Martin Luther, Malcolm X, Steeve Biko) qui ont marqué leur époque de leur engagement militants avant de poursuivre:

Ils ont été assassinés pour une juste cause. Ce sont des martyrs de la justice. Les Koumkanais veulent le changement, mais personne n’est prêt à mourir. Pause for the Cause, Die for the Cause. Il faut se battre contre l’opression by any means necessary. (133)

Cet agencement si naturel du Français et de l’Anglais donne du sens aux propos de Wéli, comme s’il fallait le secours d’une autre langue pour se bien faire comprendre. Cette gymnastique linguistique une fois de plus oppose deux visions du monde. Français et Anglais dans ce contexte communiquent en symbiose parfaite et s’imbriquent l’un dans l’autre dans cette cause; il s’agit ici de deux façons de dire dans deux langues différentes, qui finalement se rencontrent sur le chemin de la destinée d’un pays qui sombre. De plus, la langue anglaise jaillit comme un hymne au courage à plusieurs reprises: «Keep the faith my sista, keep the faith. In the midst of chaos and uncertainty, we must keep the faith. You hear me? » (149). «Here we are, dreaming of tomorrow […] Dreaming of the day the wings of Revolution will fly» (160-161). «Africa on the move my brother, Africa on the move. I and I brothers and sisters give thanks and praise to the Almighty» (100). Dans un monde où l’égalité des forces fait cruellement défaut, l’auteure semble puiser ainsi dans le plurilinguisme pour redonner courage à ses personnages. Plus encore, les deux langues proposent un partenariat exemplaire qui permet au texte de garder une certaine cohérence même si ledit texte navigue ainsi dans deux codes linguistiques distincts. La zone de confort linguistique telle que proposée par ce travail résiderait ici dans le fait que ces deux langues proposent un terrain de communion (malgré les différences syntaxiques proposées par lesdites langues) qui permet au fil narrateur de se construire et de se façonner sereinement sans qu’aucun moment, l’intrusion d’une ou de l’autre ne crée de zone d’ombre. En d’autres termes, les deux langues proposent un espace d’échange qui, dans l’intellect conscient du lecteur permet de garder indemne le fil de la narration même si celui-ci est porté par deux codes linguistiques distincts.

Le rapport de ce texte à la langue Duala selon nous apporte une ébauche de réponse aux préoccupations de Derrida sur ce qu’il appelle le monolinguisme de l’autre. Livrant un regard mitigé sur son expérience en Algérie française où son éducation s’est apparentée à une sorte de monologue linguistique et culturel excluant de fait toute référence au patrimoine Algérien, il affirme:

Entendons par là ce qu’on enseignait à l’école sous le nom d’«histoire de France»: une discipline incroyable, une fable et une bible mais une doctrine d’endoctrinement quasiment ineffaçable pour des enfants de ma génération. Sans parler de la géographie: pas un mot sur l’Algérie, pas un seul sur son histoire et sur sa géographie, alors que nous pouvions dessiner les yeux fermés les côtes de Bretagne…(76)

Outre l’expérience en histoire et en géographie, son contact avec la littérature se faisait dans des conditions similaires qu’il souligne également: «On n’entrait dans la littérature française qu’en perdant son accent. Je crois n’avoir pas perdu mon accent, pas tout perdu de mon accent de «Français d’Algérie» (77). Je vois du soleil dans tes yeux, tout comme bon nombre de textes de la littérature africaine francophone, esquisse de nos jours un détachement d’une littérature française (le Français entendu ici comme langue) «pure». Les textes deviennent le lieu de rencontre et d’échange de plusieurs variantes linguistiques qui incluent entre autres le vernaculaire, des sociolectes ainsi que l’argot. Le résultat est tel que ces littératures peuvent être régionalisées en fonctions de ces étiquettes linguistiques qui pourraient donner de classer une production littéraire comme appartenant à telle ou telle région d’Afrique francophone. Le roman de Nathalie Etoke répond parfaitement à ce schéma premièrement avec la langue Duala du Cameroun qui revient à chaque fois dans le texte et surtout dans des contextes évocateurs, tant pour la trame du récit que pour le symbole linguistique et identitaire dont il est porteur.

Alors que l’héroïne par ailleurs narratrice vient de se faire torturer et d’être jetée à demi-morte dans la rue, des voix en langue Duala résonnent pour lui redonner courage dans la bataille et l’inciter à la persévérance:

A muna o é

A muna o é

O s’éya pè

Kaka muléma bè nguinya

Ba nja ba mendè o dangwanè yen Ekombo?

Kè ba tudu ba bolè o wo?

Ekombwa su é meya missodi

Mba bolè malea mba titi pè

Titimbè é ma wana tombwanè

Ba nja ba dia éééé?

Bessombè Bessombè 3.(126-127)

Ce récit qui soudain bascule du Français vers la langue Duala est un sceau identitaire important qui donne au texte une coloration locale. Les paroles sont celles de l’encouragement et de la persévérance. Bien plus, la langue intervient ici dans un contexte où Wéli est laissée pour morte dans une robe ensanglantée. La voix de ses ancêtres qu’elle reconnaît dans ce message la porte aux sources de son essence et inscrit le texte dans un contexte identitaire fort. Le choix de la langue vient donner du répondant au combat qui est le sien et celui de tous les jeunes qui combattent avec elle. C’est un contexte où le mal est profond et où la douleur de ne peux se dire que dans sa langue, comme le reconnait Derrida, pour qui la douleur ne peut se crier dans la langue de l’autre (14). La langue Duala devient ainsi la voix narrative qui prend le relais du Français pour exprimer d’autres réalités, un peu comme pour donner plus de crédit aux réflexions de Derrida. Le texte à ce stade revêt un caractère intime, car comme le dit la narratrice, ces ancêtres «jaillirent du monde invisible et me serrèrent dans leurs bras protecteurs, en me chantant des berceuses traditionnelles qui puisent leur force dans la douleur et l’espoir» (126). Cette langue donc répond à un désir de renaissance sans pour autant rompre le cordon d’avec le Français, puisque le Français est la langue pivot qui dirige la narration. "L’intrusion" de la langue Duala vient renforcer plutôt la zone de confort linguistique et apporter du tonus supplémentaire au plurilinguisme prononcé de l’auteure. Chaque langue joue une partition sans partitionner le récit général, qui reste cohérent dans son fil narratif. Pour le confirmer, une scène enchaîne à la fois le Français, l’Anglais et le Duala. Alors que Wéli vient de commencer sa vie de militante et s’est fait éjecter du domicile familial, Ruben lui remonte le moral et la nourrit de promesses pour leur cause:

Tu seras comme Harriet Tubman, tu sortiras le peuple esclave d’une plantation nommée Misère. Nous irons loins, je te le promets. En attendant, je t’emmène chez moi. Ne t’inquiète pas. I and I little sistreen. I and I. C’est un signe de Jah. Jah is good. All the time. All the time Jah is good. Nyambé é Bwan. Ponda Nyèssè. Ponda nyèssè Nyambé é Bwam. (102)

Les trois langues forment dans cet extrait un nivèlement parfait et la cohabitation ne souffre d’aucune gêne. Ces trois langues agencées constituent de fait un modèle de communication basé sur un plurilinguisme participatif et complémentaire. Le message de Ruben à sa bien-aimée puise à trois sources différentes pour susciter la persuasion. Les langues s’imbriquent pour former un bloc solide qui, sur le plan identitaire, se trouve enrichi de plusieurs couleurs. Si nous partons du principe que chaque langue exprime une vision des choses ou du monde, le plurilinguisme du texte de Nathalie Etoke semble combiner ces visions à travers les variantes linguistiques pour leur trouver un terrain d’entente, cette zone de confort qui est un carrefour des échanges dans son texte. Le recours au vernaculaire n’est pas fortuit, et répond au besoin énoncé par Marc Crépon:

Aux écrivains, aux savants, il est demandé de parler cette langue, de lui donner ses lettres de noblesse, de l’écrire, de la cultiver, de la perfectionner- c’est-à-dire de la défendre contre l’hégémonie d’une autre langue (le latin, le français, l’anglais, etc.). Parler, écrire, cultiver cette langue veut dire alors se l’approprier, en faire la propriété d’une communauté donnée, le signe ou la marque de sa culture singulière, différente de toutes les autres, et la pierre de touche de son identification. (27)

Marc Crépon démontre par la suite comment le Français, imposé au 18ème siècle comme langue des cours d’Europe, a rencontré une certaine résistance d’auteurs allemands qui avaient en la langue allemande un ancrage fort dont ils ne pouvaient se départir. Toutefois, son travail se refuse l’enfermement dans un «nationalisme linguistique» (40). Je vois du soleil dans tes yeux joue donc sur cet ancrage identitaire avec un retour constant aux sources Duala. C’est au final un texte pluriel qui, loin de se confiner au monolinguisme de l’autre, convoque plusieurs voix qu’elle fait cohabiter dans l’univers de sa narration. Il n’est pas question ici du rejet d’une langue au profit d’une autre, mais plutôt d’une zone de confort dans laquelle les langues se rencontrent et s’entremêlent sans cacophonie; l’Anglais porteur à maintes reprises dans le texte d’un message de courage, le Duala porteur d’un message de persévérance et d’espoir en l’avenir, et le Français étant le courant d’eau qui amène ces différentes langues à se rencontrer dans cette zone d’échange.

Ainsi, le récit se construit plutôt dans un espace d’échange entre les langues et l’emprunte identitaire de l’auteure, au-delà de la langue Duala, intègre des sociolectes reconnaissables comme propres à son pays d’origine le Cameroun. Ce procédé donne au texte une coloration locale, tout en s’inscrivant dans l’optique de l’universel avec le recours à d’autres composantes linguistiques. Du camfranglais à l’argot en passant par les onomatopées, Je vois du soleil dans tes yeux est un véritable réceptacle des habitudes langagières camerounaises. Le roman mêle forme et créativité pour reprendre les mots de Cécile Canut qui parle du plurilinguisme assumé des Africains:

Plurilinguisme, mélange des formes et créativité linguistique caractérisent l’Afrique. Contrairement aux monolinguismes décrétés des États occidentaux, les pays africains assument cette hétérogénéité et cette pluralité créatrices, bien que ces métissages linguistiques aient longtemps été dévalorisés. Peut-on en finir avec le fantasme des langues pures ? (56)

Nathalie Etoke excelle dans cet art en faisant de son texte un vivier de créativité et de mélange de formes. Le Camfranglais apparaitrait en tête de liste de ces formes, où l’auteur puise de quoi expliquer l’état de corruption avancé du Koumkana. Alors que Daniel, jeune commerçant vient de se faire voler sa marchandise, Wéli lui suggère que le voleur soit amené à la police afin de lui éviter la vindicte populaire:

-Wèke vous aussi! Il faut l’amener à la police non!

-Quelle police? C’est du foutage de gueule. Une seule règle: la loi du talion. Le gars te vole, tu le tcha, tu le bring à la PJ. Et deux heures après, tu le retrouves dans la rue en train de faire le gros dos. (89)

Les diverses formes que prend le Français au Cameroun et dans les autres pays d’Afrique subsaharienne qui ont en partage le Français sont d’une progression vertigineuse. L’impact se ressent dès lors dans littérature écrite, qui a fini par intégrer de manière de plus en plus sérieuse cette question de la réappropriation des langues étrangères. Le linguiste camerounais Ladislas Nzessé explique pour ce qui est du cas du Cameroun, que le Français dit standard est celui des manuels normatifs qui dessinent dans le cadre scolaire et universitaire le couloir officiel dans lequel la langue est sensée fonctionner. Toutefois, il poursuit, parlant des Camerounais, que l’appropriation du Français «se fait par un locuteur qui ne se reconnaît pas dans la culture dont ce français est porteur; forcément ce locuteur ressent un instrument étranger qu’il doit remodeler pour pouvoir nommer son environnement et dire sa différence» (299). C’est cette impression qui se dégage du livre de Nathalie Etoke quand ses personnages font usage du Camfranglais et de l’argot. Son roman est dégagé de toute forme de purisme et le texte brille par sa flexibilité et sa capacité à engager plusieurs composantes linguistiques. Les personnages ici font une appropriation des langues étrangères qu’elles remodèlent pour reprendre les mots de Ladislas Nzessé. L’argot, le Français, le pidgin English, l’Anglais et les langues vernaculaires sont ce qui façonne le Camfranglais que nous retrouvons dans le roman. Considéré comme un langage populaire pendant plusieurs années par les puristes que Ladislas Nzessé estime à environ 17% au Cameroun, l’on semble s’acheminer vers une standardisation de cette forme discursive qui, comme l’a reconnu le linguiste, est née d’un recul réfléchi des locuteurs, qui avaient besoin d’adapter le Français à des codes culturels dans lesquels ils se reconnaitraient. Le Cameroun comptant plus de 280 langues, le Français ne pouvait rester indemne dans un contexte plurilingue aussi prononcé. Gervais Mondo Ze bien à l’avance mettait en garde les conservateurs qu’il serait «utopique de penser que le même français sera parlé et écrit par tous en raison de la diversité des hommes et des peuples composant l’espace francophone» (24)


Ceci fait que la langue française se conjugue aujourd’hui au pluriel. Même si on parle des langues françaises en contexte plurilingue, Mendo Ze n’exclue pas que «ces différences ne sauraient exclure l’existence d’une langue standard commune à tous les locuteurs du français et qui devrait constituer la norme dans laquelle tous les locuteurs francophones se reconnaîtraient quels que soient leur niveau et leur situation» (26-27). Je vois du soleil dans tes yeux, loin de s’ériger en un manuel de grammaire, semble se défaire de toute forme de norme, pour convier les langues à une table d’inter échange où la valeur linguistique trouve sa quintessence dans la pluralité des forces en présence. Les langues dialoguent, se frottent et cohabitent dans un texte commun. Le Français lui-même, en tant que langue pivot de ce récit prend plusieurs variances, allant du standard au Français dit populaire. La fréquence des différentes variantes linguistiques donne au texte un rythme constant et non monotone qui rend la lecture davantage animée. Un graphique 4. de la fréquence de ces langues électrons peut se présenter comme suit:


Langues

Fréquences

Duala

8,814352574

Anglais

46,48985959

Néologismes

0,23400936

Latin

0,31201248

Grec

0,31201248

Pidgin English

8,346333853

Xhosa

0,468018721

Zulu

1,560062402

Camfranglais + Argot

24,57098284

Sociolectes + Onomatopées

8,892355694

Le graphique ainsi conçu nous donne un texte arc-en-ciel plurilingue, qui confère au roman une tonalité différente de celle à laquelle un texte monolingue produirait. C’est là que réside une des forces du récit.

Cécile Canut et Alexandre Duchêne jettent un regard critique sur le plurilinguisme au niveau étatique, en se basant sur le cas des pays d’Europe de l’Ouest. Pour eux, le plurilinguisme tel qui est vendu aujourd’hui est devenu un instrument de propagande politique qui sert les desseins économiques des multinationales. Ils soutiennent que le plurilinguisme des ouvriers de manière générale devient un facteur décisif pour l’accès à un emploi. Toutefois, ils déplorent que ces ouvriers une fois recrutés, soient exploités sur la base de leurs compétences plurilingues et ne perçoivent aucun dû, bien que leur plurilinguisme soit un indicateur de performance irréfutable dans l’exercice de leur métier. Pour eux, l’on assiste à une récupération politico-économique de la notion même du plurilinguisme et l’on s’éloigne de sa dimension première: «Plus qu’une rupture, les idéologies du plurilinguisme, telles qu’elles émergent actuellement, constituent finalement la suite logique d’une appréhension du langage coupée de sa dimension première, son hétérogénéité constitutive». (6) Les deux chercheurs semblent pointer du doigt un centralisme d’État qui s’octroierait le monopole des politiques de la langue en l’érigeant selon des calculs politiques, et en ferait à son gré une échelle sur laquelle se mesurerait les valeurs: «La centralisation politique de l’État a contribué à faire du français l’emblème de la nation au point que nombre de discours épilinguistiques font encore aujourd’hui porter à la langue des valeurs culturelles, civilisationnelles , voire morales, celles qui seront d’ailleurs exportées dans les colonies au nom de la «mission civilisatrice» (6).

Cette observation est d’autant plus vraie que pendant les années 40 et 50, bon nombre d’Africains des colonies, pour être tenus pour «évolués», devaient se démarquer par leur adaptation au style de vie à l’occidental et surtout par leur bonne maîtrise du Français. Cependant, la littérature pré et postindépendances a un peu résisté plus que certaines disciplines à ce monolinguisme colonial. Même si l’on pouvait observer dans les productions de ces deux périodes une tendance vers un Français «correct», il n’en demeure pas moins que les textes, à travers les deux branches de l’onomastique que sont la toponymie et l’anthroponymie, servaient d’indicateurs sérieux que cette littérature subirait tôt ou tard d’autres influences linguistiques conséquentes. Ceci est pleinement observable dans le texte de Nathalie Etoke qui, des décennies plus tard, fait de Je vois du soleil dans tes yeux une zone de confort linguistique qui permet au langues un échange que les hommes jusqu’ici semblent incapables de reproduire. En effet, les notions de liberté et d’égalité contenues dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, appuyées en l’article 13 par la liberté de circuler d’un État à un autre, se trouvent fortement handicapées par le repli identitaire de certaines nations. Les hommes ont montré à suffisance leur incapacité à laisser circuler d’autres hommes dans leur territoire. Les langues par contres connaissent un sort moins triste et parviennent tant bien que mal à se frayer un chemin entre les mailles du filet pour s’interconnecter entre-elles. Le résultat qui en ressort pour la littérature africaine, peut être celui du multilinguisme fortement enrichi dans Je vois du soleil dans tes yeux par le Latin, le Grec, Le Xhosa, le Zulu, l’Espagnol, en plus des autres langues déjà mentionnées plus haut. Ces langues sont presque autant de nations présentes dans un seul texte, comme si l’auteure a voulu à travers la langue, mettre les hommes face à leurs insuffisances. En d’autres termes, si la fusion linguistique est rendue possible dans un texte pour une zone de confort linguistique, pourquoi les hommes acceptent-ils mal la fusion humaine (la rencontre humaine) pour une zone de confort humain? Telle est pour nous l’une des questions essentielles qui peuvent se dégager du multilinguisme du texte de Nathalie Etoke.


Notes :

1 Terme consacré qui désigne les rapports bilatéraux entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique.

2 Créole d’invention camerounaise mêlant Français, Anglais, pidgin English et les langues locales

3 Mon enfant, mon enfant, ne pleure plus. Serre ton cœur, sois forte. Qui fera marcher ce pays quand les aînés seront morts? Notre pays pleure. Ceux qui peuvent donner des conseils ne sont plus. La persévérance est bénéfique. Qui reste-t-il? Les jeunes, les jeunes.

4 Le nombre de mots contenus dans le roman varie selon les logiciels. Nous avons donc fait le décompte selon celui qui nous a semblé plus cohérent. Dès lors, les fréquences et les graphiques pourraient varier selon les logiciels. Toutefois, ceci reste fidèle à 95%. Il est important de préciser que c’est le nombre total des mots du roman qui a été déduit via des logiciels. Les autres variantes linguistiques ont été comptées manuellement.


Bibliographie

CORPUS

Etoke, Nathalie. Je vois du soleil dans tes yeux. Yaoundé: Presses de l’UCAC, 2008.


OUVRAGES ET ARTICLES

Canut, Cécile. Mélanges, pidgins, créoles. L’Afrique forte de sa créativité linguistique in Africultures No. 62. Janvier-Mars 2005.

Canut, Cécile. Duchêne, Alexandre. Introduction. instrumentalisations politiques et économiques des langues : le plurilinguisme en question. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2011/2 n° 136 | pages 5 à 12.

Crépon, Marc. Ce qu'on demande aux langues (autour du monolinguisme de l'autre). Paris: Presses de Sciences Po, 2001/2 no 2 | pages 27 à 40.

Derrida, Jacques. Le monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée, 1996.

Fath, Nour-Eddine. De la variabilité des langues à la variabilité du réel. Matices en Lenguas Extranjeras n°8 ISSN 2011-1177. PP 19-32.

Mendo Ze, Gervais. Une crise dans les crises: le français en Afrique noire, le cas du Cameroun. Paris: ABS, 1990.

Nzessé, Ladislas. Le Français en contexte plurilingue, le cas du Cameroun: appropriation, glottopolitique et perspectives didactiques in Francophonia 2008/17 | Pages 281-301.


 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIIIe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXVIIIe BIENNALE

Livre XXVIII : Bilinguisme, plurilinguisme : mythes et réalités. Quels atouts pour la francophonie ?


Sommaire

Programme de la XXVIIIe Biennale

Discours de Guillaume LACROIX

Discours d'ouverture de Cheryl TOMAN

Discours de John IRELAND


Le bi ou plurilinguisme dans différents pays: état des lieux

Karen FERREIRA-MEYERS

Anida KISI

Mohand Ouali DJEBLI et Saliha AMGHAR

Françoise BOURDON et Saholy LETELLIER


Impact du plurilinguisme selon les contextes

Charles BRASART

Lionel CUILLÉ

Ousmane DIAO et Babacar FAYE

Anne-Laure BIALES


Quand la langue française se suffit à elle-même: ses diverses formes

Gossouhon SEKONGO

Douglas A. KIBBEE


Statut de la langue française et des langues officielles et idéologies

Bechir BESSAI

Eimma CHEBINOU

Cosme FANDY

Djamila HAMIMECHE et Meriem STAMBOULI

Yvon PANTALACCI


Supports, méthodes pour l’apprentissage de la langue française

Dalila ABADI

Mohammad ELMATALQAH

Jessica STURM

Juliette DUTHOIT et Clotilde LANDAIS


Apprentissages scolaire et universitaire de la langue française

Leila SASSI

Karima GOUAICH, Muriel ZOUGS et Fatima CHNANE-DAVIN

Reina SLEIMAN

Yves MONTENAY


Table ronde Le français professionnel

Clotilde LANDAIS

Fabienne PIZOT-HAYMORE

Charlotte SANPERE


Bi et plurilinguisme dans l’œuvre de certains auteurs

Lilas AL-DAKR

Anne-Laure RIGEADE

Julia DILIBERTI

Marcos EYMAR

Sarah KOUIDER RABAH

Fadoua ROH


Bi et plurilinguisme dans la littérature francophone

Mohamed TAIFI

Maribel PEÑALVER VICEA


Le bi ou plurilinguisme dans des lieux géographiques particuliers

Samantha COOK

Vicky BEAUDETTE

Cheryl TOMAN


La langue française et ses métissages linguistiques

Abdelaziz BERKAI

Maurice TETNE

Patrick OUADIABANTOU


Discours de clôture de Cheryl TOMAN



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« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93