Biennale de la Langue Française

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Les langues régionales romanes de Belgique

Jean-Marie PIERRET

Segmentation dialectale de la Belgique Romane

Du point de vue de la parenté linguistique, la Wallonie s'insère dans le domaine d'oïl qui couvre la moitié septentrionale de la Gaule. Les continuateurs du latin apporté par les Romains se répartissent quatre grandes familles dialectales : le wallon, le picard, le lorrain et le champenois. Aucune de ces familles n'appartient à la Wallonie en propre.

Ces parlers n'ont jamais eu un statut de langue de culture ni de langue administrative. Ce rôle a été tenu par le latin d'abord, puis par le français depuis le XIIe siècle au moins, c'est-à-dire depuis qu'il existe des écrits en " langue vulgaire ".

On a gardé des textes rédigés au cours des XIe et XIIe siècles, dans les régions qui deviendront la Wallonie. Ces textes attestent qu'à cette époque déjà, cette langue écrite commune, qui deviendra le français, est bien implantée chez nous.

Le plus ancien acte administratif en " langue vulgaire ", que l'on connaisse, dans le domaine français, est une charte-loi de Chièvres de 1194. On en trouve ensuite à Douai en 1204, à Tournai en 1206, à Courtrai en 1221, à Mons en 1222, à Liège en 1232, à Namur en 1240, etc. Ce ne furent donc pas des chancelleries princières ni ecclésiastiques qui ont promu le " français " au rang de langue administrative, mais des échevinages urbains ou ruraux, sans doute parce que l'on y connaissait moins bien le latin.

La Wallonie est donc bilingue depuis huit siècles, au moins : y coexistent le français, à l'origine avant tout langue écrite et les dialectes, réservés aux échanges oraux. C'est dans les classes cultivées que se trouvaient des bilingues, se servant de l'idiome local dans les rapports quotidiens et du français dans leurs écrits, ou, lorsque cela était requis par les circonstances, dans les échanges oraux avec des Français.

À la fin du Moyen Âge, les régions qui formeront plus tard la Wallonie ont des statuts politiquement fort différents : pourtant, cela n'a pas empêché la diffusion, dans ces régions, d'une langue commune, qui n'était pas fondamentalement différente de celle qui s'est imposée dans le royaume de France. Et au XVIe siècle, chez nous, l'emploi du français dans les textes administratifs est effectif, au moment où François Ier l'impose par l'ordonnance de Villers-Cotterêts (en 1539).

C'est bien sûr une langue marquée de traits régionaux (wallons, picards ou lorrains), mais elle perd progressivement ces traits à partir de la fin du Moyen Âge. La diffusion des écrits imprimés, à partir de la Renaissance, contribue à fixer l'orthographe.

La situation de bilinguisme (français ~ dialecte) subsiste longtemps. Petit à petit, le français pénètre dans la population, d'abord par l'instruction religieuse, plus tard, par l'école. Des témoignages montrent que la population des villes est gagnée par un bilinguisme passif au XVIIe siècle déjà.

En 1615, Philippe de Hurges écrit des Liégeois qu'ils " parlent un baragouin meslé de wallon et d'allemand [sic] que personne n'entend qu'eux (...) et néanmoins, ils entendent tous parfaitement le bon françois sans l'avoir oncques apris "1.

Au cours des XIXe et au XXe siècles, ce bilinguisme subsiste, mais de manière différente : les classes cultivées parlent de moins en moins le dialecte et c'est le peuple, surtout, qui est bilingue, gardant le wallon (le picard, le lorrain) dans les rapports entre égaux et usant du français en bien des circonstances. Au cours du XXe siècle le français, répandu par l'enseignement, par la presse et les médias, est devenu le moyen d'expression habituel et commun. Il a remplacé presque complètement les parlers locaux dans l'usage quotidien dans la plupart des couches de la société.

En 1920, une enquête écrite révélait que les langues régionales étaient encore le langage habituellement employé par plus de 90 % des usagers dans leurs rapports avec les administrations communales. De nos jours, les personnes s'adressant de préférence en wallon aux employés des maisons communales doivent être extrêmement rares, s'il en existe encore. Tout le monde s'exprime en français. On a donc connu au cours du XXe siècle une mutation culturelle d'une importance comparable à celle qu'avait réalisée la romanisation au début de notre ère.

Alors que les limites entre les langues relevant de familles linguistiques différentes sont nettes et précises, les limites à l'intérieur des domaines linguistiques sont extrêmement difficiles à déterminer, car de Liège à Lisbonne, on ne rencontre jamais de frontière aussi nette que celle qu'il y a entre la famille romane et la famille germanique, par exemple entre Liège et Hasselt, Virton et Arlon, etc.

Ainsi, les limites entre les quatre grands groupes linguistiques que composent les parlers de la Wallonie ne sont pas très nettes. Ces quatre groupes sont :

  • le champenois, qui couvre une toute petite région au sud, près de Gedinne et Bouillon ;
  • le parler de l'arrondissement de Virton, que l'on appelle aussi la Gaume, se rattache au lorrain, qui se parle surtout en France ;
  • le picard, surtout parlé en France dans les régions de Picardie et du Nord-Pas-de-Calais, couvre en gros le Hainaut et une petite zone du Brabant wallon, près Tubize ;
  • la famille du wallon, dans lequel deux zones présentent une véritable unité : le wallon liégeois ou est-wallon, le wallon namurois, dans lequel se range le wallon du centre et de l'est du Brabant wallon. Les deux zones à l'ouest et au sud ne sont pas très homogènes : plus ces parlers sont proches du domaine wallon et plus ils présentent des traits caractéristiques du wallon ; à mesure que l'on s'éloigne de la zone wallonne, les traits picards ou lorrains deviennent plus abondants et certains traits wallons sont absents. Cela justifie l'étiquette de wallo-picard que l'on a attribuée à l'ouest-wallon et celle de wallo-lorrain que l'on a attribuée au sud-wallon.
  • Malgré un grand nombre de différences, ces dialectes présentent quelques traits communs, très anciens, qui les opposent au français.

    Dans plusieurs cas, cette opposition est très ancienne ; elle remonte probablement à la fin de l'Empire romain ou au début du haut Moyen Âge.

    Contrairement au français, nos dialectes n'ont pas inséré une consonne dans certains groupes intérieurs comme nr, lr, ml : latin ten(e)rum > wallon tinre, picard tére, gaumais et champenois tanre ~ français tendre (adjectif) ; mol(e)re > moûre (français moudre) ; insim(u)l > èssonle, èssone, èchone, èchène (ensemble)...

    Nos dialectes ont conservé intact le w germanique, devenu gw, puis g en français : wazon ~ français gazon, want ~ gant, wârder ~ garder.

    D'autres évolutions communes sont plus récentes et datent du Moyen Âge, par exemple :

  • le maintien de l'accent sur le premier élément dans plusieurs diphtongues, alors qu'en français, ces diphtongues ont connu, vers 1200, un déplacement de l'accent du premier élément au second : par exemple la diphtongue ie, que l'on a réduite à i : pîd ~ fr. pied ; pîre - pierre ; - ou la diphtongue ui que l'on a réduite à u : cûr ~ cuir ; nut´, nût ~ nuit ; (le soleil) lût, lut ~ luit ;
  • le maintien dans la prononciation de la troisième personne du pluriel devenue muette en français : ils chantent ~ picard i cant'tè, namurois i tchant'nut, liégeois i tchantèt, gaumais et sud-wallon i tchantant.
  • Parfois, le wallon et le picard s'opposent à la fois au français et au gaumais.

    Ainsi, le wallon et le picard ont diphtongué la voyelle e devant r ou s : ferrum > wallon et picard fiér, fiêr ~ français et gaumais fer.

    Ils n'ont pas confondu les voyelles nasales issues de en et de an : latin dentem > wallon et picard dint français dent, gaumais dat (forme dénasalisée) ; la forme issue du latin grandem est grand en français et dans nos dialectes, sauf dans les régions de Waremme et de Huy, où l'on dit grond.

    Ils mettent une terminaison -ès non accentuée aux épithètes antéposées au féminin pluriel : dès grossès gotes (goutes) ~ français et gaumais grosses gouttes.

    Ils ont une forme unique pour l'article défini (li boû 'le boeuf', li vatche 'la vache'), alors que le gaumais et le sud-wallon, comme le français, ont deux formes différentes.

    * * *

    La zone champenoise en Belgique romane est fort restreinte. Une caractéristique importante oppose ces parlers à tous ceux de Belgique romane : le maintien des consonnes sonores finales, généralement assourdies dans tous les dialectes belgo-romans (champenois tchambe, picard campe, wallon et gaumais tchampe 'chambre').

    Le gaumais. - L'extension du lorrain en Wallonie coïncide plus ou moins avec la Gaume, c'est-à-dire l'arrondissement de Virton, mais dans le nord-ouest de cette zone, dans la région de Chassepierre et Muno, apparaissent certains traits champenois.

    Plusieurs particularités opposent le gaumais au français et au wallon, notamment :

  • la prononciation â au lieu de ai en français : fâre 'faire', mâte 'maitre' ;
  • la prononciation ch, au lieu de rs : pouché 'porc' - sud-wallon pourcê ; bîche 'berceau' ~ wallon (du sud, du centre et de l'ouest) bêrce, bèrce ; gachon 'garçon' ;
  • la nasale vélaire qui suit les voyelles nasales finales, comme dans la prononciation des Provençaux (ce trait est noté par le caractère italique dans l'extrait ci-dessous) ;
  • le second élément de la négation n'est pas nin (étymologiquement : ‹ néant ›) comme en wallon, mais ‹ mie › (c'est-à-dire 'pas une miette') : i n' mindje mi 'il ne mange pas', an n' fât-m' mout âque 'on ne fait pas grand-chose'.
  • Voici un extrait de gaumais, c'est le prologue d'un poème épique consacré au héros qui incarne la Gaume et les Gaumais et que l'on appelle Djan d' Mâdi, c'est-à-dire Jean de Montmédy. Ce personnage a bien existé : né près de Montmédy vers 1585, il se gagna une réputation de ménétrier le plus habile de la région et de joyeux luron plein de verve et gouaille. La tradition orale a amplifié ses exploits et cette matière populaire a été exploitée par des écrivains et des artistes.

    Dijez, bounes djans !
    Vous n' l' ez counu probâbe, mâs v' ez yeu dère sès crakes
    Du ç' varat d' Djan d' Mâdi ki roûlout lès-ôtes côps,
    Ki fout trante chîs mètîs èt pus d' tous ku d' mirakes
    Mâs savout s' dèbitè sés travayi bécôp.

    An s' racantout sès flôves, tout tchèkin a côsout.
    C' èst lu ki dèfrayout lès grandes vèyes dès lès pèles
    Èt d' ôr toutes sès dijâyes, pèchône nu s' a hodout.
    Lès cés k' a savint l' pus atint bin lès pus fèls2.

    Traduction. - Dites, bonnes gens ! / Vous ne l'avez probablement pas connu, mais vous avez entendu raconter ses craques / De ce fameux luron de Jean de Montmédy / qui d'autres fois roulait sa bosse, / qui faisait trente-six métiers et plus de tours que de miracles, / mais qui savait se débrouiller sans beaucoup travailler. // On se racontait ses histoires, chacun en parlait. / C'est de lui que l'on parlait pendant les grandes veillées dans les salles de séjour / Et d'entendre ses histoires, personne ne s'en fatiguait. Ceux qui en savaient le plus étaient bien les plus fiers.
    * * *

    Le picard. - Le picard de Wallonie est parfois appelé le rouchi. À l'origine, rouchi était le sobriquet des habitants de Valenciennes, d'après la manière de dire " ici ", puis il a désigné le parler de la région. Dans le Hainaut, l'adverbe ‹ ici › se dit encore drouchi, drochi, doûci, variantes qui permettent de comprendre la formation du terme : ‹ droit + ci ›, en d'autres termes : 'exactement ici'.

    Les consonnes k et g devant a sont restées intactes : carrus > picard câr ~ wallon tchâr, tchôr ~ français char ; camera > pic. cambe ~ wallon tchambe ~ fr. chambre ; - latin tardif : gamba 'paturon du cheval' > pic. gambe ~ w. djambe ~ fr. jambe. En français, en wallon et en gaumais, k et g se sont altérés en tch et dj ; l'évolution du wallon et du gaumais s'est arrêtée à ce stade, alors que le français a simplifié ces consonnes (tch > ch, dj > j) vers 1200 ;

    Avec le maintien de k devant a, mentionné plus haut, le mot rouchi illustre une des particularités les mieux connues du picard, le passage de k à ch devant e ou i : latin centum > chint 'cent', q(u)inque > chinq, chonq 'cinq', cinerem > chène, chinde 'cendre'.

    La finale -eau a connu des traitements différents sur le territoire de la Wallonie : en picard, elle est devenue -iô ; elle est -ia en namurois et en liégeois et dans le wallon du sud : capiô ~ tchapia ~ tchapê. La région de Soignies dit capia et celle de Chimay dit tchapiô ; ces formes hybrides contiennent toutes les deux un trait picard et un trait wallon (tch- et -ia).

    En finale, l devant yod ne s'est pas palatalisé : èwile 'aiguille', boutèle 'bouteille'.

    La voyelle caduque des monosyllabes du type ‹ le ›, ‹ je ›, ‹ me ›, etc., et des préfixes ‹ re? ›, ‹ de? ›, etc., est en général placée devant la consonne : el, ej', em', erbate, ed'ssus, etc.

    Les adjectifs possessifs ‹ notre › et ‹ votre › ont gardé la forme de l'ancien cas régime pluriel : no et vo.

    Dans le début d'un conte écrit en patois de Pâturages par Pierre Ruelle (1911-1993), Le corbeau de mon oncle Alexis, peuvent se découvrir la plupart des particularités du picard de Wallonie :

    Dë m'in ô vous raconter l'istwâre dou carbau dë m'n-onke Lixit´ èt dou leû dou Bos-l' Vèque. I sara quèstion ètout d'én p'tit bèdot, mais ç'ti-là on n' in parra gné lonmint pace qu' i n' va fok fé 'ne vole : i n' sara gné co m'nu qu' i sara d'djà in ralé d' yu-ç' qu'i mènot.
    Pou coumincher, i faut qu' vous seûsse quë m'n-onke Lixit´, èn' c'ét gné vraimint m'n-onke. C'ét l' nonke dë m' monpére Motèe, èm' grand-pé. Ç'ti-ci, dë ll'ai bié couneû, il èst môrt à sèm'tante-neuf ans, in mil-neuf-cint-quénze. À ç' momint-là, èm'n-onke Lixit´ vivot co èt il a co vi lonmint après. Quén-âje qu'i pouvot bié ao ? Cint ans ? Cint-chonq ans ? I n' a nouruî qui l' saot, gné mème li, pace qué, vins ç' tans-là, lès djins n' saôt´ gné branmint compter. Toudi èst-i qu' c'ét asseûrémint l'ome ël pus vièy dou Pasturâje 3.


    Traduction. - Je m'en vais vous raconter l'histoire du corbeau de mon oncle Alexis et du loup du Bois-l'Évêque [= la forêt de Colfontaine]. Il sera question aussi d'un petit mouton, mais de celui-là, on ne parlera pas longtemps parce qu'il ne va faire qu'un tour : il ne sera pas encore venu qu'il sera déjà retourné d'où il venait.
    Pour commencer, il faut que vous sachiez que mon oncle Alexis, ce n'était pas vraiment mon oncle. C'était l'oncle de mon grand-père Timothée. Celui-ci, je l'ai bien connu, il est mort à septante-neuf ans, en mil-neuf-cent-quinze. À ce moment-là, mon oncle Alexis vivait encore et il a encore vécu longtemps après. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Cent ans ? Cent-cinq ans ? Il n'y a personne qui le savait, pas même lui, parce que, dans ce temps-là, les gens ne savaient pas beaucoup compter. Toujours est-il que c'était assurément l'homme le plus vieux de Pâturages.
    * * *

    Le wallon. - Un des traits les plus remarquables du wallon est la segmentation de la voyelle o devant r : mortuum > liégeois mwêrt (qui ne doit rien à l'espagnol, comme on le dit souvent), namurois mwârt ~ ouest-wallon moûrt, gaumais môrt 'mort' ; portare > liégeois pwèrter, namurois pwarter - ouest-wallon poûrter, gaumais portèy 'porter'.

    Le wallon a gardé le s initial du latin devant une consonne : spina > wallon spène, spine ~ picard èpène, gaumais èpine, ancien français espine ; stella > liégeois steûle, namurois stwèle, stwale, ouest-wallon èstwèle ~ gaumais et picard ètwale. En fin de mot : testa > wallon tièsse ~ picard tiète, gaumais tîte, téte 'tête' ; magistrum > wallon mêsse, mwêsse ~ picard mête, gaumais mâte 'maitre'.

    * * *

    Le liégeois. - Parmi les variétés de wallon, le liégeois, appelé aussi est-wallon, est le plus conservateur. La géographie et l'histoire expliquent en partie ce trait : le pays de Liège, aux confins du monde roman et enclavé dans l'espace germanique, a longtemps joui d'une certaine indépendance politique. Comme les langues romanes méridionales, l'est-wallon a maintenu le u long latin, que les autres parlers gallo-romans ont changé en ü : perdutum > pièrdou 'perdu', festucum > fistou 'fétu' ; dans les autres parlers wallons, ces deux mots sont devenus pièrdu et fistu, fèstu, fustu.

    L'est-wallon continue à prononcer le h d'origine germanique, qui subsiste aussi dans le sud, jusqu'en gaumais : houye 'houille', haye 'haie', hèpe 'hache'. Il connait un autre h ayant diverses origines : mansionem > mohone 'maison', scalam > hâle 'échelle', houme 'écume', plêhant 'plaisant', âhî 'aisé (= facile)', ouh 'huis (= porte)' ; ce " h secondaire " est représenté par ch ou j dans les autres parlers wallons : môjone (môjon...), chôle, chume, plêjant, ôjî, uch...

    Plusieurs archaïsmes individualisent le liégeois, par exemple le maintien du passé simple (dji fou 'je fus', dji tchanta 'chantai', dji d'va 'dus') et du subjonctif imparfait et plus-que-parfait. Dans les deux phrases suivantes, i v'lahe bin, il oûhe bin v'lou (littéralement : 'il voulût bien, il eût bien voulu'), le subjonctif marque l'irréel : " il aurait bien voulu ".

    Wallon liégeois : Djan´nèsse, Le Tartuffe de Molière adapté par Henri SIMON (1856-1939) :

    Mme PURNALE. - Båcèle, seûye-t-i dit sins v' displêre,
    Mme PERNELLE. - Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
    Vosse manîre di v' kidûre èst tot-à-fêt foû sqwêre ;
    Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
    C'èst vos qu'èlzî d'vreût d'ner bon-ègzimpe à turtos ;
    Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
    Dièw åye l'åme di leû mére, èle li féve bin mî qu' vos.
    Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
    Vos furlanguez lès çans´ ; èt surtout, çou qui m' djinne,
    Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
    C'èst di v' vèy ènn' aler moussêye tot come ine rinne.
    Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
    Li cisse qui n' vout complêre qui s' bouname tot bon'mint,
    Quiconque à son mari veut plaire seulement,
    Èdon m' fèye, a bin d' keûre di tos cès bês mouss'mints.
    Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement4.
    * * *

    Le namurois ou centre-wallon. - Une des particularités qui individualisent le mieux le namurois est la terminaison -nu(t) de la troisième personne du pluriel : i tchant'nut 'ils chantent' ; ou encore l'insertion de w après certaines consonnes, trait présent aussi dans le sud-wallon : fwin 'faim', pwin 'pain'. Mais la caractéristique la mieux connue est assurément la finale -iarespond au français -eau : bia 'beau' tchapia 'chapeau', tchèstia 'château'.

    Texte poétique utilisant le parler Fosses-la-Ville, écrit par le Père Jean Guillaume (1918-2001) :

    À TAUVE
    Gn-avéve one tchiyêre vûde à tauve.
    Gn-avéve one grîje pièle qui couréve sins brût
    Su dès massales qui l' feu dès lârmes avéve ricût.
    On-z-avèt douvièt l'uch dèl cauve...
    Mins gn-a ieû pèrsonne qu'a r'monté.
    Quétefîye qu'il èstèt d'dja trop tâurd.
    On n' dijéve rin. C'èstéve l'èsté.
    C'èstèt l' vièspréye. I-gn-avèt pus rin dins lès tchaurs5.

    À TABLE. - Il y avait une chaise vide à table. / Il y avait une perle grise qui coulait sans bruit / Sur des joues que le feu des larmes avait brulées. / On avait ouvert la porte de la cave... // Mais personne n'est remonté. / Peut-être était-il déjà trop tard. / On ne disait rien. C'était l'été. / C'était le soir. Il n'y avait plus rien dans les chars.
    * * *

    Le wallo-picard (ouest-wallon) et le wallo-lorrain (sud-wallon). - Comme on l'a déjà dit, les territoires au sud et à l'ouest des zones liégeoise et namuroise ne présentent aucune homogénéité. Les parlers de ces zones se caractérisent par des traits wallons de moins en moins nombreux au fur et à mesure que l'on s'éloigne du domaine wallon et par des traits lorrains ou picards de plus en plus marqués lorsque l'on se rapproche du lorrain ou du picard. C'est pour décrire le caractère hybride des parlers de ces deux zones, que l'on a créé les étiquettes wallo-picard et wallo-lorrain.

    Dans l'ouest-wallon, la terminaison de la troisième personne du pluriel est semblable à celle du namurois : i val'nut, i val'nèt 'ils valent'. Le sud-wallon dit i valant, comme le gaumais. L'indéfini ‹ quelque chose › est rendu par un composé d'un type ‹ une (je ne) sais quoi › : one sacwè en liégeois et en namurois, ène sakè en ouest-wallon et ène sécwa en picard ; mais le sud-wallon, comme le gaumais, ont conservé le latin aliquid, devenu ôque, éque, âque.

    Il arrive qu'un même archaïsme subsiste dans ces deux zones de transition : c'est le cas du latin eram 'j'étais', qui survit dans le sud-wallon (dj'êr), dans l'ouest-wallon (dj'é) et aussi çà et là en picard.

    Un extrait de l'épopée héroï-comique de l'abbé Michel Renard (1829-1904) illustrera l'ouest-wallon de la région de Braine-l'Alleud et Nivelles ; il s'agit du portrait du héros légendaire Jean de Nivelles, le jacquemart de la collégiale Sainte-Gertrude :

    A ç' timps-là, Djan planeut su l' riviêre du bèl âdje,
    Què l'ome èn' passe jamés qu'i n' féye in p'tit naufrâdje.
    Il aveut sès vint-ans. C'èsteut in fiêr cadèt,
    Qu'il âreut falu vîr pou vîr in râre bokèt.
    Jamés si bia garçon n'èsteut v'nu d'zous l' solèy.
    Dèspu ç' timps-là, l' bon Dieu n'a pus ré fét d' parèy.
    O ll'admireut pa-d'vant, o ll'admireut pa-drî.
    I pléjeut tél'mint bé qu'o vos ll'âreut mindjî.
    O s' diseut iun-z-à l'aute, in rawétant s' visâdje :
    " Dins l'èglîje minme, put-o trouver 'ne si bèle imâdje ? " 6


    Traduction. - En ce temps-là, Jean planait sur la rivière du bel âge, / que l'homme ne passe jamais sans faire un petit naufrage. / Il avait ses vingt ans. C'était un fier luron, / qu'il aurait fallu voir pour voir quelqu'un d'exceptionnel. / Jamais si beau garçon n'était venu sous le soleil. / Depuis ce temps-là le bon Dieu n'a plus rien fait de pareil. / On l'admirait par devant, on l'admirait par derrière. / Il plaisait tellement qu'on vous l'aurait mangé. / On se disait l'un l'autre, en regardant son visage : / " Dans l'église même, peut-on trouver une si belle image ? "

    Comme spécimen du sud-wallon, voici le début d'un conte populaire collecté à Saint-Hubert à la fin du XIXe siècle :

    CANUPERSIL, LU BWEÇALE DO JEYANT. - I-gn-avèt on côp on prince qu'avèt on valèt. Il ôrèt volu, l' valèt, 'nn' alè al tchèsse. Ça fêt qu' lu rwè a côsè ô gârde, qu'il oye lu bontè d' minè s' valèt, po vèy lès-aforèts. Ça fêt qu'on djoû, lès v'là pôrtis dins lès bwès. A tot s' porminant, il a pièrdu l' fi do prince. Là l' pôve valèt qui n' savèt du qué costè 'nn' alè. I monte dussor on-ôbe, po vèy s'i n' vêrè nin one clartè. Du lon, i vèt one clartè qu'èstèt si lon, si lon, qu'à pronne èst-ç' qu'i p'lèt vèy. Mês il a todi rotè dussos l' clartè qu'il avèt vèyu 7.

    CANUPERSIL, LA FILLE DU GEANT. - Il était une fois un prince qui avait un fils. Il aurait voulu, le fils, aller à la chasse. Ça fait que le roi a parlé au garde, pour qu'il ait la bonté de conduire son fils voir les forêts. Ça fait qu'un jour, les voilà partis dans les bois. En se promenant, il [le garde] a perdu le fils du prince. Voilà le pauvre jeune homme qui ne savait de quel côté aller. Il monte sur un arbre, pour voir s'il ne verra pas une clarté. De loin, il voit une clarté qui était si loin, si loin, qu'à peine il pouvait la voir. Mais il a toujours marché vers la clarté qu'il avait vue.
    * * *

    La littérature dialectale. - Les premiers textes littéraires dialectaux apparaissent à la fin du XVIe siècle dans la région de Valenciennes, vers 1600 ou un peu avant à Liège, vers 1730 à Namur, plus tard dans le courant du XVIIIe siècle dans les autres régions de Wallonie.


    Pour la période des XVIIe et XVIIIe siècles, on a conservé un peu plus de 400 pièces8, dont la grande majorité proviennent de Liège et de sa région. Ce sont souvent des écrits de circonstance, dus en général à des lettrés qui cultivaient leur patois pour se divertir. À part quelques brillantes exceptions, beaucoup de ces productions valent plus comme documents que comme œuvres littéraires.

    Au XIXe siècle, la littérature wallonne devient une véritable littérature. Ses domaines de prédilection sont le lyrisme, d'abord, puis le théâtre ; elle découvre ensuite la prose, timidement. Avec la création de sociétés littéraires et de cercles dramatiques se produit un réel foisonnement à la fin du XIXe siècle, même si la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. Le XXe siècle apportera un enrichissement intérieur et fera de la littérature wallonne une littérature de qualité, originale et profonde, qui a eu droit à un chapitre dans l'encyclopédie de la Pléiade.

    Actuellement, bien que la vitalité des langues locales soit en nette régression, il se publie encore un nombre important de textes littéraires.

    En 2005, deux bandes dessinées traduites, l'une dans le wallon de Nivelles et l'autre en gaumais, ont connu un succès assez étonnant. Sans doute ce succès n'égalera-t-il pas celui de la traduction de Tintin en tournaisien, parue en 1980, intitulée Les pinderleots de l' Castafiore [Les bijoux de la C.], qui s'est vendue à plus de 70 000 exemplaires, mais les premiers tirages se sont révélés insuffisants.


    Cela montre que les Wallons restent sentimentalement fort attachés à leurs langues populaires, même s'ils ne les emploient plus guère9.

    Jean-Marie PIERRET

    Notes

    1. Maurice PIRON, Aspects et profil de la culture romane en Belgique. Liège, Sciences et Lettres, 1978, p. 36. [RETOUR]

    2. Début du prologue de : Èl Djan d' Mâdi, d'Albert YANDE, poème épique en patois gaumais [1957] ; - édition critique dans : Philippe BARTHELEMY, Laurent MOOR et Jean-Marie PIERRET, Hommage à Albert Yande (1909-1990), Liège, Société de langue et de littérature wallonnes, 2004, p. 59. [RETOUR]

    3. Pierre RUELLE, Quatre contes borains, dans Tradition wallonne, volume intitulé : Le Hainaut II, t. 7, 1990, pp. 214 s. [RETOUR]

    4. Djan´nèsse, Le Tartuffe de Molière adapté par Henri SIMON (1856-1939). Édition de Maurice PIRON, Liège, Société de langue et de littérature wallonnes, 1981.[RETOUR]

    5. Jean GUILLAUME : Œuvres poétiques wallonnes, Liège, Société de langue et de littérature wallonnes, 1989, p. 112. [RETOUR]

    6. Michel RENARD, Lès-aventures dè Djan d' Nivèle èl fi dè s' pére. Édition critique du texte original avec introduction et notes par Jean GUILLAUME, Namur, Les Cahiers wallons, 1962, p. 17. [RETOUR]

    7. Paul MARCHOT, dans Revue de philologie française et provençale, t. 4 (1890), pp. 98-99. [RETOUR]

    8. Voir Maurice PIRON, Inventaire de la littérature wallonne des origines (vers 1600) à la fin du XVIIIe siècle, dans Annuaire d'histoire liégeoise, t. VI, n° 4, Liège, Gothier, 1962. [RETOUR]

    9. Dans ces pages sont appliquées les rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l'Académie française. [RETOUR]

     


    Accréditation OING Francophonie

    Sommaire des Actes de la XXIe Biennale

    Les Actes 2005 de la
    XXIe Biennale de la Langue française

    Accueil

    Sommaire

    Séance d'ouverture
    Jacques De Decker
    Philippe Roberts-Jones
    France Bastia
    Roland Eluerd

    Voeux

    Quelle place pour la langue française en Europe ?


    Synthèse rédigée par Roland Eluerd

    En Europe et en Francophonie
    Stéphane Lopez
    Erich Weider
    Alain Vuillemin

    Sous le regard du monde
    Jean R. Guion
    Kadré Désiré Ouedraogo

    Politiques et linguistique
    Robert Collignon
    Louise Beaudoin
    Philippe Busquin
    Manfred Peters
    Jeanne Ogée

    Regards européens
    Claude Truchot
    Frank Wilhem
    Marc Wilmet

    Le rôle des professeurs de français
    Janina Zielinska
    Raymond Gevaert
    Robert Massart

    Pour une rencontre des langues et des cultures
    Mariana Perisanu
    Françoise Wuilmart
    Jacques Chevrier

    Regards nord-américains
    Alain-G. Gagnon
    Victor Ginsburgh
    Joseph-Yvon Thériault

    Querelles à surmonter
    Michel Ocelot
    Edgar Fonck

    Langue et littérature françaises de Belgique
    André Goosse
    Jean-Marie Klinkenberg
    Jean-Marie Pierret

    Poésie francophone

    Claudine Bertrand
    Eric Brogniet
    William Cliff
    Marc Dugardin
    José Ensch
    Jacques Izoard
    Amadou Lamine Sall
    Claire Anne Magnès
    Philippe Mathy
    Selcuk Mutlu
    Anne Perrier


    A la Une

    « La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

    Jacqueline de ROMILLY

    Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

    Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93