Biennale de la Langue Française

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Accueil Les Actes de la XXVIe Biennale
Les Actes
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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015


Matéi VISNIEC : Pour la défense de la langue française


« ‒ En garde, monsieur ! » « ‒ Touché ! ». Voici mes premiers mots de français, assimilés spontanément il y a plus d'une quarantaine d'années… Mots et expressions volées des films français qui arrivaient alors comme par miracle, mais abondamment, dans ma petite ville natale, au fin fond de la Roumanie. D'Artagnan était alors mon héros. Tous les garçons de mon âge voulaient d'ailleurs être d'abord d'Artagnan, lorsqu'on imaginait des batailles féroces dans la cour de l'école entre « les mousquetaires » et « les hommes » du Cardinal. Mais surtout après l'école, sur le champ de bataille des immenses jardins potagers de nos maisons, on reconstituait sans se rendre compte l'histoire de France, et des bribes de français résonnaient comme autant de formules magiques.

« Tous pour un et un pour tous ! ». Cette devise était un peu plus longue et plus compliquée à prononcer, mais finalement c'était le contenu qui comptait, et la manière de le dire, en criant de tous nos poumons et en agitant tous les accessoires improvisés qui marchaient avec : les épées, les capes et les chapeaux. On se bagarrait sérieusement pour être d'Artagnan, mais on ne disait pas « non ! » lorsqu'il fallait être Porthos, Athos ou Aramis. Et finalement, pour pouvoir participer au jeu, on acceptait même les rôles de Richelieu et de Rochefort, à condition que le lendemain on ait tiré au sort une autre distribution. On savait faire la révérence, dire « Votre Majesté », s'adresser à une dame (« Je vous aime, Constance. »), achever un adversaire (« Vous êtes mort, Rochefort ! »). Ah ! Combien de fois j'ai incarné, aussi, le Capitaine Fracasse, Pardaillan, Scaramouche et le comte de Monte-Cristo lors de ces rassemblements des gamins du quartier ! Ou Surcouf, ou Thierry la Fronde…

Richard Barray et Jean Marais ont été mes comédiens fétiches… Quelle chance pour moi de grandir dans un pays de l'Europe de l'Est à une époque où le cinéma français avait encore quelque chose à dire, des imaginations à enflammer, des histoires drôles et généreuses à raconter… Quand j'avais dix ans, onze ans, douze ans, j'allais au cinéma et ce n'était pas tant pour voir un film français, que pour en voir un « avec » Jean Marais, pour en voir un « avec » Gérard Barray, « avec » Belmondo, « avec » Alain Delon, « avec » Gabin, « avec » Lino Ventura… D'une façon où d'une autre, c'étaient la langue et la culture françaises qui s'emparaient de nos sens et de nos cerveaux grâce à ces films… À dix ans, en 1966, dans ma Roumanie communiste, je savais plus de choses sur la France que, aujourd'hui, un enfant du même âge dans la Roumanie libre, démocratique et capitaliste.

Mais il n'y avait pas seulement les films français qui nous apportaient le parfum de cette France devenant, peu à peu, une sorte de patrie mentale pour nous, un modèle de civilisation qui se glissait dans notre subconscient. Il y avait aussi les livres… Toute la littérature française classique, et une bonne partie de la littérature moderne, étaient disponibles en traduction… Je crois que j'ai grandi, en effet, dans ma ville natale Radauti située à 500 kms au nord de Bucarest et à 10 km seulement de la frontière avec l'Union soviétique, je crois donc que j'ai grandi dans cette ville, à travers mes lectures, comme presque n'importe quel enfant français. Très tôt, à partir de huit ans, j'ai commencé à me gaver des fables de la Fontaine, des contes de Perrault, des histoires de Rabelais (je me rappelle même aujourd'hui, à cinquante-cinq ans passés, une édition de Gargantua et de Pantagruel merveilleusement illustrée…). Un peu plus tard, j'ai dévoré « tout » Jules Vernes et tout Alexandre Dumas… Tout naturellement, je suis ensuite passé aux Misérables d'Hugo, et puis je me suis lancé dans l'univers de La Comédie humaine de Balzac. En parallèle, j'approfondissais les techniques de l'ascension sociale au XIXe siècle à Paris en lisant Bel Ami de Maupassant, mais j'explorais aussi la manière dont l'amour et la mort se donnaient rendez-vous chez Stendhal.

Dès que mon regard tombait sur un livre, ce que je voyais tout d'abord, c’était une « quantité de temps ». Je sens tout de suite « combien de temps » je devrai investir, moi, dans le livre considéré, si jamais je décide de le lire. Avec l'âge, je suis de plus en plus radin avec mon temps. Pour offrir du temps à un roman, il faut qu'il me donne, lui, aussi, en revanche, du bon temps. Mais je me demande parfois, en plongeant dans un livre, combien de temps a investi l'auteur pour écrire ce que je lis. Ce temps-là est beaucoup plus difficile à saisir, c'est un temps complexe car le temps de la gestation d'un livre ne se superpose pas au temps de la rédaction. Très souvent je sens, pourtant, si le livre a été écrit rapidement dans un rythme imposé par l'éditeur ou par le marché, ou lentement dans le rythme intérieur de l'auteur. Le temps contenu dans le livre ressort parfois imperceptiblement parmi les lignes, comme l'écume de la mer. Ou bien je le sens dans le style, ou dans une certaine nervosité de l'écriture. Peu importe, de toute façon le temps investi par l'auteur n'est pas un gage de valeur, il y a des livres écrits dans l'urgence qui sont des chefs d'œuvres, tandis que d'autres, mijotés longuement, restent indigestes.

Il y a eu une période, dans ma jeunesse, où je me méfiais des narrations au présent et la première personne. Je trouvais un roman crédible seulement s'il avait été écrit à la troisième personne et au passé simple au composé. Quelqu'un qui raconte quelque chose en prétendant que tout se déroule sous mes yeux dans une sorte de présent éternel, me paraissait un tricheur. Pour accepter cette convention il fallait que je fasse un effort, que j'accorde au narrateur une sorte de chèque en blanc, un plus de confiance. J'avais l'impression, du coup, que le narrateur me demandait « trop », qu'il me bousculait pour des raisons obscures comme par exemple l'orgueil. Quel orgueil, pour un auteur, d'écrire tout au présent, ou même au futur !

J'ai eu la chance de lire toute une série de romans « à temps ». Oui, j'appelle cela une chance. J'ai lu Jules Vernes et Alexandre Dumas à treize ans et à quatorze ans, et j'ai lu Camus et Kafka à seize ans et à dix-sept ans. J'ai tout compris de la vie, de l'amour, de l'aventure humaine, des rapports entre le pouvoir et l'individu, des contradictions de l'âme humaine en lisant des romans. Les bons romans au bon moment. Les romans essentiels aux moments où j'étais avide de réponses. Il y a des romans dont la force de l'impact n'est pas la même, si on les lit à dix-sept ou à vingt-sept ans. C'est pour cela que je dis que j'ai eu de la chance. J'ai rencontré des gens qui m'ont dit : maintenant il faut lire Dostoïevski, maintenant il faut lire Oscar Wilde, maintenant il faut découvrir Edgar Allan Poe… Un jour, j'avais seize ans, un professeur m'a fait passer En attendant Godot. Cela me révolte presque de savoir que des millions de jeunes n'ont pas la chance que j'ai eue, moi, de vivre dans un milieu où des gens cultivés et passionnés de la littérature m'avaient fait découvrir à temps des romans qui allaient m'aider à bâtir les fondements moraux et métaphysiques de ma vie. Oui, je le crois, il y a des romans qui doivent être lus « à temps » et qui nous font ensuite gagner « du temps » car ils nous fournissent des réponses intéressantes au bon moment, quand l'esprit est vraiment avide de nourriture spirituelle.

Qui est l'auteur qui m'a « bouffé » le plus de temps ? Proust, peut-être, que je déguste depuis l'âge de vingt ans, que j'abandonne et que je reprends, que je redécouvre sans cesse et qui m'intrigue encore, quarante ans après la rencontre avec son univers et son style. Et puis, oui, je crois que j'ai donné beaucoup de temps à Dostoïevski et à Balzac… Je ne regrette jamais le temps que j'ai offert à ces auteurs-là, ainsi qu'à Hemingway, à Thomas Mann, à Michel Tournier et même à Michel Houellebecq. Mais j'ai eu, quand même, un doute en lisant récemment le roman en trois tomes, 1Q84, de Haruki Murakami. J'ai comme l'impression que l'écrivain japonais, malgré sa célébrité, malgré le fait qu'il figure sur la liste des nobélisables, m'a volé un peu de temps.

Il y a des auteurs qui nous volent du temps ? Oui, je le dis en toute connaissance de cause. Il y a des auteurs voleurs de temps, mais ils ne le font pas tout seul. Non, les auteurs qui nous volent du temps le font aidés par la terrible machine médiatique et surtout en association avec les faiseurs de prix. Quand un auteur commence à voler du temps, il n'opère jamais seul (les auteurs voleurs de temps solitaires, je les respecte). L'auteur voleur de temps professionnel, c’est celui qui opère en bande organisée, avec l'appui de toute une machine éditoriale, avec beaucoup d'argent et d'énergie investis dans la promotion, et surtout grâce à une industrie des prix littéraires qui fausse le jeu, pollue le marché du livre et anéantit l'égalité des chances… Combien de fois ai-je crié « au voleur de temps ! » en finissant un roman « sacré » par le Prix Goncourt…

Un roman qui a marqué son temps n'est pas forcément un roman qui résiste dans le temps. Lire aujourd'hui Bonjour tristesse ne provoque pratiquement aucun choc. Oui, on peut comprendre qu'à l'heure de sa parution, en 1954, sur fond d'émancipation féminine, le roman ait pu avoir l'effet d'une bombe littéraire, d'une énorme provocation, d'un cri synonyme de libération sexuelle… D'autant plus que c'était une femme de dix-neuf ans qui l'avait écrit. Mais aujourd'hui ce roman est devenu plutôt une pièce de musée, pour comprendre sa portée incendiaire il faut le resituer dans son contexte « temporel ». Etonnante cette catégorie de romans qui n'arrivent jamais à couper le cordon ombilical avec le temps, ou plutôt avec « leur temps ». Ils sont bien, beaux, brillants seulement dans leur « niche » de temps, dans le lit de leur temps, dans leur chrysalide originelle. Ils rayonnent encore mais il faut toujours les replacer dans leur contexte, comme un appareil photo à qui on doit recharger de temps en temps les piles, sinon on ne peut pas capter le monde avec.

Le roman au temps de l'Union Soviétique… Ou bien le roman au temps du communisme d'état dans les pays de l'Europe de l'Est... Quelle épopée tragique ! Et quelle perte de temps au nom des temps nouveaux ! La commande sociale a enclenché, après la Révolution d'Octobre, une production de romans censés aider à la création de l'homme nouveau. Combien de ces romans sont-ils encore « lisibles » aujourd'hui ? Pour le grand public, pratiquement aucun. Pour les chercheurs, oui, ils représentent une « matière » susceptible de faciliter la compréhension de ce temps où le pouvoir et l'idéologie géraient dans une complicité coercitive la création artistique. Mais ils restent quand même, de cette époque de l'Union Soviétique, quelques perles rares, quelques romans qui ont réussi à surfer sur les vagues du temps, quelques pages qui ont évité la noyade dans la misère de la censure et de l'autocensure. C'est le cas avec des auteurs comme Ilf et Petrov et leurs romans satiriques Les douze chaises ou Le veau d'or.

Après 1945 il y a eu, dans les pays de l'Europe de l'Est, une autre époque, celle de la « résistance littéraire ». J'ai connu, moi aussi, en Roumanie, ce temps de la résistance par la littérature, qui a conféré au roman un rôle énorme. Comme toutes les sciences sociales étaient sous l'emprise de l'idéologie (et certaines disciplines, comme la psychanalyse ou la sociologie étaient même interdites car considérées comme sciences bourgeoises) le roman a dû, pendant presque un demi-siècle, assumer des tâches qui n'étaient pas forcément les siennes. Plus précisément, le roman a dû assumer les tâches de la recherche historique, de la sociologie, de la réflexion philosophique, de la psychologie sociale, de la critique morale, et ainsi de suite. Comme la littérature était pratiquement l'unique espace de liberté relative, par la métaphore et l'allégorie, par l'art de l'allusion et de l'esquive, le roman était devenu un outil de combat et de dénonciation… Toute une littérature à clef s'est développée ainsi en Roumanie, en Pologne, en Serbie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et bien sûr en Union Soviétique. Des centaines et des centaines d'auteurs ont cru pouvoir démolir le totalitarisme par un travail de fourmi, en critiquant d'une manière voilée certaines choses, en dénonçant parfois d'une manière plus directe d'autres choses. Cette littérature à clef assez sophistiquée avait son public qui détenait, évidemment, le décodeur. Dans des allusions incompréhensibles pour un occidental, les Roumains et les Bulgares trouvaient de vraies réserves d'oxygène spirituel, mille raisons de croire que le lavage de cerveaux n'allait pas triompher. Les techniques déployées par les auteurs pour contourner la censure avaient engendré une littérature extrêmement codée : chaque roman avait plusieurs couches de significations, il devait être lu plutôt « entre les lignes », un message essentiel pouvait figurer en plein milieu d'un tourbillon de divagations et de délires verbaux. Le lecteur était spécialisé dans la recherche de ces « pépites de vérité », et c'était son triomphe à lui lorsqu'il tombait, de temps en temps, sur une phrase qui brillait par son non-conformisme, par son courage dénonciateur, ou tout simplement par son habileté à avoir échappé à la vigilance de la censure.

Oui, j'ai vécu ce temps du combat contre la bêtise par le roman, ce temps de dénonciation du lavage de cerveaux par le roman. Ces romanciers incarnaient, pour ma génération et moi, l'autorité morale, et on leur pardonnait certaines concessions et une certaine complicité avec le pouvoir car on se disait « au fond, pour arriver à dire certaines choses, il faut simuler de temps en temps la complicité avec le diable ». Et puis il y a eu le temps des révolutions qui a balayé cette manière d'écrire. La chute du communisme a enterré toute cette littérature à clef.

Venez, je vais vous guider dans le cimetière de la littérature à clef. Regardez, déjà, ce mausolée. Ce monument honore la mort sur le champ de bataille de toute une armée. Des centaines de milliers de romans fauchés d'un coup, lors de la chute du communisme, en 1989 et en 1990. Presque aucun n'a plus de sens aujourd'hui pour le grand public, ni à l'Est, dans les pays où ils sont nés, ni à l'Ouest où ils ont rêvé souvent d'être traduits et appréciés. Ce sont des romans qui ont fait pourtant leur devoir mais qui sont tombés, pour la plupart, amèrement, dans l'oubli, surpris par le changement brutal de l'histoire. Je dis cela car ces romanciers combattants avaient lutté contre le communisme, mais n'avaient pas prévu sa chute brutale. Voici un terrible paradoxe d'ailleurs : se battre contre un ennemi qui chute brutalement à un moment donné et qui t'entraine durablement dans sa chute.

Mais continuons la visite guidée de ce cimetière de la littérature engagée. Regardez les tombes individuelles. Sur les pierres tombales figurent des noms d'auteurs (dont certains sont encore en vie) et des titres de romans qui ont été tous aspirés par le néant. Sous certains noms il y a même des listes considérables de titres. Oui, certains auteurs ont eu beaucoup de temps à leur disposition pour écrire « contre leur temps ». Encore un paradoxe de l'époque. Le communisme d'état avait une attitude paternelle par rapport aux auteurs. On leur offrait même un certain nombre d'avantages : maisons de repos et de création, la possibilité d'emprunter à l'infini de l'argent auprès des caisses des unions de création, de très gros tirages… Dans chaque pays de l'Europe de l'Est il y avait aussi une Union des Ecrivains et un restaurant qui leur était réservé. Jamais dans l'histoire mondiale de la littérature les romanciers n'ont été mieux « protégés » par un régime politique. La soumission totale et le lavage total des cerveaux passaient par une protection matérielle totale et par la « coconisation » complète de la confrérie des artistes.

J'entends parfois l'expression « c'est un roman qui interroge son temps ». Je l'aime, ce syntagme car il m'évoque tout de suite une séries d'images naïves mais fortes. Je vois « Monsieur le Roman », sévère, mécontent, les traits fatigués, assis derrière sa table de travail qui croule sous des tas de feuille, de livres et de notes… Et devant « Monsieur le Roman », debout, intimidé, fragile, fuitant, se tient « Monsieur le Temps ». Il n'ose par soulever les regards et fixer les yeux de « Monsieur le Roman », qui dit : « Pourquoi me fais-tu ça ? Tu n'as pas honte ? Que-ce que tu as dans ta tête ? Pourquoi tu « nous » fais ça ? Tu veux te venger sur nous, ou quoi ? Et s'il s'agit d'une vengeance, tu veux venger quoi ? Regarde-toi un peu dans un miroir… On dirait que tu es un clochard, un vagabond, un déserteur… Tu n'oses pas nous regarder droits dans les yeux mais tu nous bouscules par derrière… Pourquoi ce sourire cynique ? Montre-moi tes mains… Tu vois comme tes mains sont sales, voire tachetés de sang ? Mais réponds, bon Dieu, pourquoi tu ne réponds pas ? T'as avalé ta langue ? Ou tu préfères plutôt cracher que parler… Tu préfères nous cracher à la figure que discuter calmement avec nous, c'est ça ? Mais qu'est-ce qu'on t'a fait, nous ? Pourquoi tu as la bouche pleine de boue ? ».

Mais non, « Monsieur le Temps » ne répond jamais aux questions de « Monsieur le Roman ». Cet interrogatoire le laisse du marbre. Et les questions posées par « Monsieur le Roman » ne font que ricocher, comme des billes de métal lancées sur un mur de ciment. Des billes qui repartent en force vers le lanceur en le blessant atrocement.

Les romans qui n'ont pas eu le temps de naître… À part le très grand nombre de romans qui nous entourent et dont on ignore à 99% l'existence, il y a aussi les romans non-écrits. Leurs auteurs n'ont pas eu le temps de les achever ou même de les commencer. Kafka n'a pas terminé Le Château. Hemingway n'a jamais lu la version de Paris est une fête que les Français célèbrent tant (ce livre a été « composé » après sa mort sur la base d'un certain nombre de pages et de notes consacrés à ses séjours parisiens). Balzac aurait voulu écrire beaucoup plus, malgré les quatre-vingt romans qu'il nous a laissés (le plan de sa Comédie humaine était tout simplement exhaustif et gigantesque). Reymond Radiguet, auteur à seulement deux romans, n'a pas eu le temps de commencer une vraie vie d'écrivain, il a été fauché « par le temps » à 20 ans. Les romans non-achevés et les romans non-écrits font partie, eux aussi, du patrimoine culturel de la mémoire de l'humanité. Quelque part, dans l'univers, ils forment une galaxie à part. Une nébuleuse d'intentions et de frustrations, d'idées qui tournent les uns autour des autres, d'images qui palpitent sans jamais enfanter des mots… Ce monde-là me fascine comme une bibliothèque totalement murée, blindée, muette et interdite. Sans portes ni fenêtres, elle bénéficie quand-même d'un gardien : le temps non-activé.

Une vie, un roman. J'envie les romanciers qui ont réussi à rester dans l'histoire de la littérature grâce à un seul roman ou un seul livre ou un seul titre. Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L'auteur d'un seul roman, Le Guépard, et encore publié posthume. Presque dans la même catégorie, Miguel de Cervantès célèbre pour son Don Quichotte. Bernardin de Saint-Pierre n'est connu, lui aussi, que pour un seul roman Paul et Virginie… Isidor Ducasse, alias Comte de Lautréamont qui a tout dit dans un seul bouquin inclassable : Les Chants de Maldoror. Ils ne sont pas très nombreux, ces auteurs qui ont presque triché avec le temps… Tout jouer sur un seul titre, sur une seule histoire. Comme à la roulette, mise sur un seul chiffre et sortir gagnant. Alfred Jarry qui « gagne » sa place dans l'histoire de la littérature avec Ubu Roi. Un seul livre génial et puis point. Parfois je les vois, tous ces auteurs chanceux, réunis comme dans un club sélect, sereins et souriant, installés dans une sorte de tribune, en regardant détachés le spectacle de la bataille livrée par les autres auteurs pour s'imposer. Le spectacle de ceux qui écrivent beaucoup, de ceux qui ratent un roman sur deux, de ceux qui s'acharnent et recommencent, de ceux qui publient un roman par an mais restent dans l'angoisse du doute… Lampedusa, Cervantès, Lautréamont, Jarry qui regardent Balzac, Zola, Romain Rolland, Philip Roth, Amélie Nothomb… Réussir sa vie grâce à un seul roman, écrire pendant toute une vie sans être sûr de réussir sa vie d'écrivain, de conquérir un place dans le temps…

Depuis que j'ai lu À la recherche du temps perdu je sais que la « madeleine » de Proust est le moyen le plus rapide pour remonter le temps. Cette « madeleine » est le symbole d'une véritable forme d'énergie, la plus explosive et la plus dynamique mise au service de l'homme. L'effet « madeleine », c'est lorsqu'un souvenir nous envahit brusquement et nous propulse instantanément dans le passé. Même la les rayons de lumière ne voyagent assez vite. En lisant Proust j'ai toujours eu l'impression de zigzaguer dans le temps, de faire des voyages hallucinants dans toutes les directions temporelles possibles. On part d'un mot porteur d'une certaine énergie et on sillonne ensuite sans encombre le passé, le présent et le futur, on revient sur ses pas, on s'arrête si on veut, on recommence quand on veut… L'écriture de Proust est « horlogique » et « horlogiaque »… une sorte de tourbillon de paroles qui charrient le temps…

C'est en lisant Proust que j'ai eu cette révélation : pour nous, les humains, les paroles restent les plus rapides moyens de voyager dans le temps. Une seule parole, un seul mot suffit pour créer une nouvelle passerelle temporelle, pour ouvrir une brèche entre les couches successives de l'éternité, de nous transporter d'un temps à l'autre et surtout de rendre le temps réversible. L'humanité n'aurait jamais inventé la littérature sans ce désir profond et inné de vouloir vaincre le temps (la morte incluse) par la liberté de voyager dans le temps.

Oui, je peux le dire maintenant, en regardant vers cette période de ma vie où mon esprit était avide de réponses (humaines, métaphysiques, axiologiques, comportementales, etc) : c'est la littérature française qui m'a donné le plus grand nombre de réponses essentielles. Mes années de lycée ont été marquées par la rencontre avec Camus, Sartre et Simone de Beauvoir… J'étais « existentialiste » à seize ans, et à dix-sept, je voulais écrire un grand et unique roman et mourir ensuite, comme Raymond Radiguet, à vingt ans…

Si on pense qu'en même temps la langue française était la première langue étrangère enseignée à cette époque en Roumanie, on a l'image complète de quelque chose d'étonnant… la France avait réussi à percer le rideau de fer rien qu'avec ses mots et avec ses images… Oui, « la première mondialisation a été française » et je suis moi-même, comme des millions de gens de ma génération née à l'Est, quelqu'un formé tout simplement par la force de ce rayonnement. Sans même apprendre le français, cette langue s'immisçait dans nos âmes… Et de toute façon, pour un intellectuel de l'Europe de l'Est dans les années 1970, c'était tout simplement inconcevable de ne pas pouvoir manier la langue de Molière et de Voltaire.

Mais je ne peux pas ne pas me demander : et maintenant ? Que se passe-t-il maintenant ? A-t-on peur d'une « défaite » de la langue et de la culture françaises dans le monde ? Cette société de consommation (sans âme) en voie d'expansion planétaire tuera-t-elle, à terme, toute culture, la culture française incluse ? Est-ce que ce nouveau modèle mondialisé est déjà en train de remplacer toutes les langues et toutes les cultures par un gigantesque ensemble d'étiquettes, d'images et de produits publicitaires ? Et puis, comment organiser la résistance ?

Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve. Mais grâce à d'Artagnan, à la langue et à la culture française, j'ai vécu une aventure formidable. Cela a été même « trop beau », comme dit ma fille qui est née en France et qui est devenue mon nouveau professeur de français.


 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIe Biennale

Livre XXVI : LA FRANCOPHONIE VIVANTE : l'enseignement de la langue et des littératures d’expression française, à l’étranger.


Sommaire

Message de Roland ELUERD

Ouverture de Line SOMMANT

Programme des travaux


Actes de la XXVIe Biennale Cluj-Napoca, Roumanie 9 et 10 octobre 2015



Première table ronde : La langue française, un atout dans le monde des affaires

 Première partie : Les approches institutionnelles

Mme Odile Canale

Mme Mariana Perisanu

M. Pascal Fesneau

M. Radu Ciobotea

Deuxième partie : Témoignages individuels

Mme Line Sommant

Mme Marinella Coman

M. Radu Oprean


Deuxième table ronde : La littérature d’expression française en Roumanie

 Première partie : Le roman et le théâtre roumains d'expression française

M. Matei Visniec

Mme Elena-Brandusa Steiciuc

M. Alain Vuillemin

Deuxième partie : La poésie roumaine en langue française

Mme Roxana Bauduin

M. Horia Badescu

M. Constantin Frosin


Clôture de la XXVIe Biennale de la langue française

Synthèse de Line SOMMANT


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93