Biennale de la Langue Française

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Accueil Les Actes de la XXVIIIe Biennale
Les Actes
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Langue, dialecte, idiome, patois, parler :

la politique des désignations linguistiques en France


Douglas A. KIBBEE

University of Illinois at Urbana-Champaign


1.0 Introduction. «Une langue est un dialecte avec une armée et une marine» aurait dit le Maréchal de Lyautey. L’origine de la phrase est disputée, encore plus la distinction proposée. Comment, en effet, définir ces termes qui désignent l’objet de nos recherches? La Biennale de la langue française suppose que nous comprenons tous ce que c’est que la langue française, et ce qu’elle n’est pas. Or, la question s’avère très compliquée. Comment délimiter les frontières d’une langue, sans exclure la variation qui marque toute langue? Quelle variation mérite quelle dénomination? À travers l’histoire, et encore aujourd’hui, les Français contestent la dénomination de leurs manières de s’exprimer.

Notre façon de s’exprimer (pour éviter le terme ‘langue’) est à la fois un trait identitaire et un moyen de communication. Comme trait identitaire la dénomination devient un jeu de prestige, une revendication de statut social. Comme moyen de communication, la dénomination est une façon de mesurer l’intercompréhensibilité.


2.0 Définitions. Nous disposons de plusieurs termes pour caractériser l’unité et la diversité, mais les définitions sont floues. Ici nous offrons les définitions du Trésor de la Langue Française Informatisé:


Langue Système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d'individus pour l'expression du mental et la communication. Notons, en passant, la qualification de cette dénomination – langue vernaculaire, langue régionale, etc.


Idiome (a) langue propre à une nation ou un peuple; (b) usage linguistique propre à une communauté considéré dans sa spécificité; (c) manière de parler propre à une profession ou un autre groupe


Parler (a) Ensemble des moyens d'expression utilisés par un groupe social, dans un cadre géographique restreint, par un groupe, à l'intérieur d'un domaine linguistique donné ; (b) variété d'une langue utilisée par un groupe social déterminé.


Dialecte Forme particulière d'une langue, intermédiaire entre cette langue et le patois, parlée et écrite dans une région d'étendue variable et parfois instable ou confuse, sans le statut culturel ni le plus souvent social de cette langue, à l'intérieur ou en marge de laquelle elle s'est développée sous l'influence de divers facteurs sociaux, politiques, religieux, etc.


Patois (a) Parler essentiellement oral, pratiqué dans une localité ou un groupe de localités, principalement rurales. (b) Système linguistique restreint fonctionnant en un point déterminé ou dans un espace géographique réduit, sans statut culturel et social stable, qui se distingue du dialecte dont il relève par de nombreux traits phonologiques, morphosyntaxiques et lexicaux. (c) Langage obscur et inintelligible. (d) Langue spéciale à un groupe, à un domaine d'étude.


2.1 Analyse des définitions. Passons un peu de temps à l’analyse de ces définitions. Tous les termes dénotent des signes ‘utilisés par un groupe d’individus pour l’expression du mental et la communication’. Il y a une hiérarchie explicite: langue, dialecte, patois, une hiérarchie établie à la fois par la géographie, par le statut social, et par l’histoire. Remarquons la diversité de termes géographiques: cadre géographique restreint, une localité ou groupe de localités, espace géographique réduit – restreint par rapport à quoi? réduit de quoi? Les bases de la cartographie linguistique peuvent être phonétiques, lexicales, morphologiques, syntaxiques. Les frontières sont difficilement établies, et varient selon le critère choisi.

La géographie n’est pas la seule option pour diviser la variation linguistique, comme témoigne l’expansion de la ‘lectométrie’ (sociolectes, acrolectes, basilectes, voire idiolectes); on peut opposer la ville à la campagne, la bourgeoisie aux paysans, les littéraires aux illettrés, les riches aux pauvres.

Idiome et parler sont des manifestations d’une langue dans une sphère sociale, professionnelle ou géographique spécifique. Idiome par ses racines grecques insiste sur la particularité.

Le dialecte peut être écrit, tandis que le patois est «essentiellement orale». La langue est stable tandis que le dialecte et le patois sont instables. La langue est unifiée, la langue-mère; le dialecte serait le résultat de la diversification de la langue, et le patois de la diversification du dialecte.

Or, nous trouverons que toutes ces définitions sont, en partie, fausses, ou, au moins ne distinguent pas un terme de l’autre. La langue n’est pas un système étanche. Il y a une riche littérature en français non-standard, que l’on dénomme cette variété dialecte ou patois.

Tout patois n’est pas rural: on peut parler d’un patois parisien autant que des patois ruraux. Nisard (1872) consacre un livre au patois parisien, et un des premiers grammairiens du français, Antoine Oudin (1640) décrit certains mots comme du patois parisien.

Quant à l’aspect historique des définitions, l’origine supposée de la variation repose sur des bases peu solides.Les dialectes et les patois seraient les résultats de la corruption d’une unité antérieure supposée, produite par l’isolation des peuples à l’époque féodale. Or, le parler gallo-roman ou même, pour remonter un peu plus loin dans l’histoire des langues romanes, le «latin vulgaire», n’a jamais été uniforme.

La variation peut également dépendre des migrations, par exemple attribuant les distinctions dialectales aux migrations de différents tribus germaniques à la chute de l’empire romain. D’autres hypothèses verraient dans la division dialectale l’effet des découpages diocésains ou politiques (par ex. Rosenqvist 1919).

Quelle que soit l’origine de la variation, le choix de termes pour représenter cette variation n’est ni stable ni consistent. Les définitions de ces termes fournies par les dictionnaires et leurs usages attestés au cours des siècles nous laissent dans la plus grande confusion terminologique.


3.0 Les conséquences de la confusion terminologique. Cette confusion n’est pas sans importance.Depuis les frontières linguistiques de la France décrites par Charles de Bovelles, au seizième siècle, aux interprétations françaises de la Charte des langues régionales ou minoritaires (Conseil de l’Europe, 1992), ces désignations portent de lourdes conséquences pour les Français qui ne parlent pas la langue standard. Après un résumé de l’historique du problème, nous proposons d’examiner la situation actuelle dans l’optique des déclarations traités et conventions des droits de l’homme.

3.1 L’ancien régime. Bovelles a remarqué dans son traité de 1531 qu’«il y a actuellement en France autant de coutumes et de langages humains que de peuples, de régions et de villes» (Traduction Demaizière 1972, p. 77) 1. Ces différences, selon lui, seraient dues à la «corruption» d’une langue autrefois homogène, une corruption qui résulte de l’isolation rurale, de la non-observance des règles et des défauts de prononciation, phénomènes universels produits, nous dit Bovelles, par l’influence astrale.

Cette référence aux coutumes relie la terminologie à la politique: déjà en 1454 le roi avait demandé la mise par écrit de toutes les coutumes locales, dans un processus dirigé par les commissaires royaux et le Parlement de Paris. C’est une première étape dans la centralisation du pouvoir, et de la langue. Selon Commynes, le premier historien moderne, le roi Louis XI aurait demandé


que en ce royaulme l'on usast d'une coustume et d'ung pois et d'une mesure, et que toutes ces coustumes fussent mises en françois en ung beau livre, pour éviter la cautelle et pillerie des advocatz, qui est si grande en ce royaulme que en aultre elle n'est semblable […] (Commynes 2007 [1479], p. 458-459)


La réforme de la justice exige une transparence de la procédure juridique, ce qui ne peut se faire que par l’uniformité du langage.Cec i dit, une forte opposition à cette centralisation, tant linguistique que politique, ralentit ce mouvement. Il faut un siècle et demi pour mener ce projet au bout.

Notons que la mise par écrit des coutumes est un projet parmi d’autres dans la formation de l’état monarchique. On pourrait citer encore dans ce sens la réglementation des noms de famille, l’enregistrement des naissances, morts et mariages, la cartographie et l’historiographie royale. L’état centralisé a besoin de connaître son royaume.

Du point de vue linguistique, les poètes de la Pléiaide voient dans la variation les ressources qui permettront au français d’égaler les langues de l’antiquité. Pour Michel de Montaigne, dans la seconde moitié du seizième siècle, le gascon est une langue forte et mâle tandis que le français est féminin et inférieur. L’Université de Paris comporte quatre nations: la nation picarde, la nation normande, la nation anglaise sont égales à la nation ‘françoise’. Et, au seizième siècle, le français n’a pas de règles reconnues comme autoritaires – la première grammaire du français ne date que de 1550, le premier dictionnaire monolingue de 1606.

La centralisation du prestige linguistique accompagne, au XVIIe siècle, la centralisation politique. Les états-généraux, symbole de la puissance des provinces, ne se réuniront plus après 1615 (jusqu’à la Révolution). Richelieu a incorporé dans l’état le cercle de littéraires qui se réunissaient chez Valentin Conrart avec l’établissement de l’Académie Française. La promotion de l’usage de la Cour réduit les autres formes à la moquerie; la variation provoque le ridicule, le reflet linguistique de la perte de pouvoir des nobles et de leurs provinces. Leurs langues sont désormais des patois. Fontenelle contraste la liberté dont jouissait Homère en grec, et l’attitude de la cour à la fin du XVIIe siècle:


Du temps d'Homère …on donnait donc aux poètes des licences infinies, et on se tenait encore trop heureux d'avoir des vers. Homère pouvait parler dans un seul vers cinq langues différentes, prendre le dialecte dorique où l'ionique ne l'accommodait pas, au défaut de tous les deux prendre l'attique, l'éolique, ou le commun, c'est-à-dire, parler en même temps picard, gascon, normand, breton et français commun. Il pouvait allonger un mot, s'il était trop court, l'accourcir s'il était trop long, personne n'y trouvait à redire. Cette étrange confusion de langues, cet assemblage bizarre de mots tout défigurés, était la langue des dieux, du moins il est bien sûr que ce n'était pas celle des hommes. On vint peu à peu à reconnaître le ridicule de ces licences qu'on accordait aux poètes. Elles leur furent donc retranchées les unes après les autres, et à l'heure qu'il est, les poètes dépouillés de leurs anciens privilèges sont réduits à parler d'une manière naturelle. (Fontenelle 1955 [1688], p. 173)


3.2 De la Révolution au XXe siècle. La Révolution a d’abord suivi une politique d’égalité dans la diversité, traduisant les textes essentiels du nouvel ordre politique dans une vaste variété de langues, dialectes et patois, ne distinguant pas les langues complètement différentes (français et breton, par exemple) de la variation parmi les dérivés du latin (français et normand, par exemple). Ensuite la contre-révolution sert de prétexte pour lancer le projet de l’anéantissement des patois (nous reprenons les mots de l’abbé Grégoire). La conservation des patois, selon Grégoire, sert à maintenir la féodalité car on reconnaissait les serfs fugitifs à leur façon de parler. Pour Grégoire, patois signifie tout parler qui se distingue de la norme républicaine.

Les fédéralistes et le clergé veulent protéger la variation régionale; l’unité de la république veut l’éliminer, principalement par l’éducation. En rejetant la géographie des provinces, en combattant l’influence du curé local, en rationalisant les poids, les mesures et le calendrier, et en insistant sur l’unité linguistique la république veut transformer le sujet en citoyen.

C’est certainement un défi considérable de «social engineering». La création de l’état moderne demande toujours plus d’informations, ce qui inspirera sous Napoléon une carte moderne (la carte de l’état-major), le recensement de la population (tous les 5 ans après 1801) et un recensement de leurs moyens de s’exprimer – l’enquête de Coquebert de Montbret (1806-1812). Coquebert de Montbret était le directeur du Bureau de statistique, et son fils a mené l’enquête. En comparant la version locale de la parabole de l’enfant prodigue au français littéraire l’enquête a demandé aux correspondants de noter les différences de prononciation et de vocabulaire, et de déterminer le degré de compréhension de la langue nationale. Coquebert de Montbret distingue les langues (breton, flamand) de la langue française, puis le français en langue d’oïl et langue d’oc, et ces deux en plusieurs variétés qu’il appelle indifféremment dialectes, patois, ou idiomes. Selon sa façon de compter il y avait en 1830 près de trois millions (2,791,029) locuteurs d’autres langues (flamand, allemand, breton, basque, italien), et 29 millions (29,180,516) de «la langue française dans ses différens dialectes et patois». Selon lui «la fusion intime des différentes parties de la France» (1831, p. 22) rend les sous-divisions du français de moins en moins importantes. Il distingue les patois du Midi de la France des parlers de la France septentrionale, une région «où le français de la capitale et de la littérature est en usage avec des modifications, réelles sans doute, mais trop peu marquées pour donner naissance à de véritables patois» (1831, p. 23) 2.

Sous la Restauration et le Second Empire, influencées par le romantisme, de nouvelles associations élevaient le statut des langues régionales. Les idées romantiques du retour à la nature conçoivent les dialectes comme plus près du primitif, du génie original de la langue française. Charles Nodier trouve les patois “la partie la plus franche et la moins altérée des langues” (1834, p. 82-83).  En 1852 Napoléon III traduit ces idées en politiques, demandant aux instituteurs de collectionner les chansons et contes en parlers régionaux, afin d’explorer les «différents points de vue de l’histoire du pays et de celle de la langue française et des idiomes locaux en France».

À la reprise de la République en 1870 l’unité nationale s’oppose à diverses tendances qui veulent protéger la diversité – la décentralisation, l’autonomie, le fédéralisme, le régionalisme 3 . Parmi les scientifiques, le champ de bataille est l’occitan: est-ce du français mal parlé ou une langue à part? Pour les bons républicains, comme Gaston Paris, la langue française est multiforme mais elle recouvre presque tout le pays:


la science...nous apprend qu’il n’y a pas deux Frances, qu’aucune limite réelle ne sépare les Français du nord de ceux du midi, et que d’un bout à l’autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées. (1888, p. 435-436)


La désignation ‘parlers’ permet d’incorporer un certain degré de variation dans la conception de la langue française, une et indivisible.

Les partisans de toutes les régions se sont regroupés dans une Fédération régionaliste (1900), dont le but linguistique est l’enseignement primaire en langue locale. La division est religieuse autant que politique: la séparation de l’église et l’état (1905) est en grande partie le rejet de la variation linguistique, l’expulsion des prêtres qui enseignaient et prêchaient dans le parler de leur village. Une pétition pour les langues provinciales (1906) a considéré les variétés septentrionales du français «à peine différentes du français que nous parlons», avec la conclusion qu’«elles ne sont point des langues proprement dites», sont «tombés au rang de patois» et ne méritent ainsi pas de protection.

3.3 L’ère des droits humains. A l’armistice qui mettait fin à la Première Guerre Mondiale, les vainqueurs ont imposé aux nouveaux pays de l’Est (la Pologne, la Tchécoslovaquie, etc.) des traités qui garantissaient les droits des minorités. Immédiatement les régionalistes français ont revendiqué pareils droits pour leurs communautés: le parler régional est devenu la langue d’une minorité.

En décembre 1941 le Ministre de l’Instruction Publique, l’historien Jérôme Carcopino, permet l’introduction des ‘langues dialectales’ dans l’enseignement, langues dialectales - un curieux mélange de terminologie, précisant trois contextes pour cet enseignement: (1) le «parler d’une localité nettement déterminée», élevé au statut d’une langue littéraire»; (2) le parler régional ou provincial parfois écrit mais avec un mélange de formes et de vocables, géographiquement mal défini, et avec beaucoup d’emprunts au français; et (3) le parler populaire qui varie de commune en commune, limité à l’usage oral. Comme Gaston Paris 70 ans auparavant, le ministre utilise le terme ‘parler’ pour éviter les connotations de dialecte ou patois.

Dans les traités fondateurs des Nations unies et du Conseil de l’Europe, après la Deuxième guerre mondiale, les signataires garantissent la protection des langues minoritaires. Ces protections mettent en question le statut des variétés de la langue en France. En 1951 la loi Deixonne permet l’enseignement des «langues et dialectes locaux», visant le catalan, le basque, le breton, et l’occitan. Le basque, le breton et le catalan sont des langues dans cette conception, l’occitan un dialecte. Afin d’éviter toute prétention régionaliste, ces parlers sont présentés comme un patrimoine culturel national (circulaires de février 1969). La circulaire de 1976 (29 mars) insiste:


Fondé sur la conscience et la valorisation des différences, [l’enseignement des langues et dialectes] doit naturellement être conçu dans le respect absolu de notre unité nationale qui ne saurait être remise en cause par une opposition artificielle entre les cultures locales et la réalité nationale qu’incarne l’État.


La dénomination des langues devient d’encore plus important après la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992). Ce traité, signé mais jamais ratifié par la France, est catégorique: par langue minoritaire ou régionale on entend exclure les dialectes de la langue officielle de l’état ainsi que les langues de l’immigration. Chaque état peut désigner les langues qu’il veut protéger. Le résultat immédiat en France est un amendement à la constitution: on insère l’article 2 «La langue de la République est le français».

Le Premier Ministre a commandité le rapport du maire de Quimper, Bernard Poignant, livré le premier juillet 1998. S’appuyant sur le désir exprimé de trois présidents de suite de faire ratifier la Charte (Mitterand, Chirac, Jospin), Poignant a qualifié de langue l’alsacien-mosellan, le breton, le basque, le catalan, le corse, le néerlandais, et trois groupes de langues: les créoles, les langues de la Nouvelle Calédonie, et les langues d’oïl. Les langues d’oïl, selon ce rapport, ont disparu et Poignant en distingue sept «parlers» qui sont «formes régionales du français»: le picard, le gallo, le poitevin, le saintongeais, le morvandiau, le normand et le champenois.

En 2003 le linguiste Bernard Cerquiglini a rendu un rapport Les langues de France afin de déterminer quelles langues la France protégerait si l’Assemblée ratifiait la Charte. Il insiste que les langues d’oïl ne peuvent être considérés ‘dialectes du français’. En même temps, ce rapport voit dans les variétés de l’occitan une seule langue: l’occitan serait la somme de ses variétés: le gascon, l’auvergnat, le provençal, le languedocien, et l’alpin-dauphinois - une curieuse distinction.

Pour prétendre au statut de langue, il faut standardiser ces variétés. Pour chaque variété il y a plusieurs orthographes proposées, sans prendre en compte les variations lexicales, morphologiques et même syntaxiques (voir l’ouvrage collectif de Caubet, Chaker & Sibille, 2002). La dénomination le plus contestée est le picard. En 1993 un sénateur de la Somme a demandé pourquoi le picard n’était pas enseigné comme les autres langues régionales. La réponse du ministre de l’éducation citait trois critères pour justifier cette exclusion: (1) le nombre de locuteurs potentiels; (2) l’identité linguistique de la langue par rapport au français; et (3) l’ouverture de la langue sur des ensembles culturels plus larges (Journal Officiel du Sénat 23 décembre 1993, p. 2470). Une autre demande, en 2002 et 2003, n’a pas réussi non plus, mais les Ch’tis persistent. En 2017 la députée Catherine Osson a demandé l’inclusion du picard dans l’enseignement des langues régionales, citant le regain de l’intérêt parmi les jeunes, peut-être poussé par les films «Bienvenue chez les Ch’tis» et «Être Ch’ti». La réponse du ministre note la «grande variété dialectale, l’absence de standardisation, de normes et de stabilité linguistiques et graphiques» ainsi qu’une «faible production de littérature contemporaine dans la langue concernée», mais souligne la possibilité, avec les pouvoirs dévolus aux académies des régions, d’offrir un tel enseignement. La question reste de l’actualité: le 23 septembre – il y a une semaine – le député Eric Woerth du département de l’Oise, a posé une question dans l’Assemblée Nationale concernant l’absence du picard dans la liste des langues enseignées dans le cadre de la loi Deixonne 4. À la date de la publication de cet article, il n’avait pas encore reçu de réponse.

4.0 Conclusions. Voilà où nous en sommes. Si l’usage historique et politique favorise une hiérarchie des variétés, le régime des droits de l’homme encourage un nivellement de la terminologie – sous cette perspective toutes les variétés sont des langues à part. La science peine à se distancier de la politique (voir par ex. Tillinger 2013), mais en fait les deux sont inséparables. Nous revenons à notre première question pour cette biennale de la langue française: qu’est-ce que c’est que la langue française?


NOTES

1 Adeo ut quot in Gallia populi, quot regiones, quot urbes, tot & tantos experiamur nunc in ea esse hominum mores & sermones.

2 Par exemple, il rejette la classification du gallo comme un patois distinct : « bien que les habitans de la Haute-Bretagne … ne parlent pas un français bien pur, on ne peut mettre le leur au rang des patois proprement dits… » (1831, p. 24).

3 Ces termes ne sont pas équivalents. La décentralisation implique le transfert de compétences du gouvernement central aux instances locales. L’autonomie implique la dissolution de l’état. Le fédéralisme transfert certaines compétences à un gouvernement central. Le régionalisme insiste sur l’unité historique et culturelle des sous-divisions de l’état.

4 M. Éric Woerth attire l'attention de M. le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse sur l'enseignement du picard. L'agence régionale de la langue picarde a souligné l'absence du picard dans la circulaire n° 2001-166 du 5 septembre 2001 sur le « développement de l'enseignement des langues et cultures régionales à l'école, au collège et au lycée », empêchant par conséquent son enseignement. L'absence du picard dans la liste des différentes langues régionales est à déplorer. Il paraît essentiel d'insister sur le fait que le picard n'est pas qu'un patois. En effet, cette langue est parlée par 11 à 27 % de la population des départements concernés. (Question 21739 de la 15e legislature)


Bibliographie

Bovelles, Charles de (1972 [1531])) Liber de differentia vulgarium linguarum et Gallici sermonis varietate. Éd. avec traduction de Colette Demaizière. Amiens, Musée de Picardie.

Caubet, Dominique, Salem Chaker & Jean Sibille (éds.) (2002) Codification des langues de France. Paris, L’Harmattan.

Cerquiglini, Bernard (2003) Les langues de France, Paris, Presses Universitaires de France.

Commynes, Philippe de (2007 [1479]) Mémoires. Joël Blanchard (éd.). Genève, Droz.

Coquebert de Montbret, Étienne (1831) « Essai d’un travail sur la géographie de la langue française ». In Mélanges sur les langues, dialectes et patois. Paris, Au Bureau de l’Almanach du Commerce.

Fontenelle, Bernard le Bouyer de (1955 [1688]) Digression sur les anciens et les modernes. In Entretiens sur la pluralité des mondes. Digression sur les anciens et les modernes. Robert Shackleton (éd.). Oxford, Clarendon Press.

Nisard, Charles (1872) Étude sur le langage populaire ou patois de Paris et de sa banlieue. Paris, Franck.

Nodier, Charles (1834) Notions élémentaires de linguistique, ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, pour servir d’introduction à l’alphabet, à la grammaire et au dictionnaire. Paris, Librairie d’Eugène Renduel.

Oudin, Antoine (1640) Grammaire françoise rapportée au langage du temps, Paris, Sommaville.

Paris, Gaston (1888) Les parlers de France. Paris, Imprimerie nationale.

Poignant, Bernard (1998) Langues et cultures régionales. Rapport de Monsieur Bernard Poignant, Maire de Quimper à Monsieur Lionel Jospin, Premier Ministre.Paris, La Documentation Française.

Rosenqvist, Arvid (1919) « Limites administratives et division dialectale de la France ».Neuphilologische Mitteilungen 20 (6-8), 87-119.

Tillinger, Gábor (2013) « Langues, dialectes et patois – problèmes de terminologie dialectologique». Argumentum 9, 1-18.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIIIe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXVIIIe BIENNALE

Livre XXVIII : Bilinguisme, plurilinguisme : mythes et réalités. Quels atouts pour la francophonie ?


Sommaire

Programme de la XXVIIIe Biennale

Discours de Guillaume LACROIX

Discours d'ouverture de Cheryl TOMAN

Discours de John IRELAND


Le bi ou plurilinguisme dans différents pays: état des lieux

Karen FERREIRA-MEYERS

Anida KISI

Mohand Ouali DJEBLI et Saliha AMGHAR

Françoise BOURDON et Saholy LETELLIER


Impact du plurilinguisme selon les contextes

Charles BRASART

Lionel CUILLÉ

Ousmane DIAO et Babacar FAYE

Anne-Laure BIALES


Quand la langue française se suffit à elle-même: ses diverses formes

Gossouhon SEKONGO

Douglas A. KIBBEE


Statut de la langue française et des langues officielles et idéologies

Bechir BESSAI

Eimma CHEBINOU

Cosme FANDY

Djamila HAMIMECHE et Meriem STAMBOULI

Yvon PANTALACCI


Supports, méthodes pour l’apprentissage de la langue française

Dalila ABADI

Mohammad ELMATALQAH

Jessica STURM

Juliette DUTHOIT et Clotilde LANDAIS


Apprentissages scolaire et universitaire de la langue française

Leila SASSI

Karima GOUAICH, Muriel ZOUGS et Fatima CHNANE-DAVIN

Reina SLEIMAN

Yves MONTENAY


Table ronde Le français professionnel

Clotilde LANDAIS

Fabienne PIZOT-HAYMORE

Charlotte SANPERE


Bi et plurilinguisme dans l’œuvre de certains auteurs

Lilas AL-DAKR

Anne-Laure RIGEADE

Julia DILIBERTI

Marcos EYMAR

Sarah KOUIDER RABAH

Fadoua ROH


Bi et plurilinguisme dans la littérature francophone

Mohamed TAIFI

Maribel PEÑALVER VICEA


Le bi ou plurilinguisme dans des lieux géographiques particuliers

Samantha COOK

Vicky BEAUDETTE

Cheryl TOMAN


La langue française et ses métissages linguistiques

Abdelaziz BERKAI

Maurice TETNE

Patrick OUADIABANTOU


Discours de clôture de Cheryl TOMAN



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93