Biennale de la Langue Française

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LES IDENTITÉS FRANCOPHONES :

le français, langue de partage et d'ouverture,

en Bulgarie et dans les pays du Sud-est européen.


Synthèse des travaux de la XXIIIe Biennale de la langue française

et du Colloque international préliminaire


rédigée par

Roland Eluerd,

président de la Biennale de la langue française,

agrégé de lettres modernes, docteur d'État ès lettres,

membre de la Société de linguistique de Paris



Le thème général de la 23e Biennale de la langue française s'inscrivait dans la ligne des réflexions conduites par l'Organisation internationale de la Francophonie sur « l'identité francophone ». Mais, comme la Biennale abordait cette question par le biais des expériences de terrain, il a semblé à ses organisateurs plus prudent de mettre la question au pluriel en travaillant sur « les identités francophones ».

Cela était d'autant plus nécessaire que, si la Biennale était réunie à Sofia, elle s'ouvrait, au-delà des intervenants bulgares, à ceux d'autres pays du Sud-Est européen. Comment aborder tant de diversités avec un concept trop singulier sans risquer de devoir écarter, négliger toutes les différences ?

Or ce sont bien ces différences, dans leurs richesses, qui se sont imposées lors des travaux et qui – parce qu'elles avaient été acceptées – ont finalement permis de percevoir des points de convergence authentiques et vivants. Un tel résultat, la 23e Biennale le doit aux spécificités de cette région de l'Europe qui l'accueillait à Sofia.


Il existe deux sortes de géographie : celle du terrain et celle de l'imaginaire. Façonnée par l'histoire et les légendes, la seconde est souvent plus présente que la première. Ce n'est pas en soi négatif, le tout est de garder assez de bon sens pour faire le départ entre ce qui est utile et ce qui détourne de l'utile. Les « Balkans » sont un bon exemple de cette dualité.

D'abord par la légende du couple de Haîmos et de Rhodópê métamorphosés en deux chaînes de montagnes pour avoir offensé Zeus et Héra. Ensuite (et peut-être par conséquent ?) du fait de l'écart entre le Balkan réel, dont les sommets courent d'est en ouest de la Bulgarie, et « les Balkans », dont le nom désigne la péninsule européenne qui plonge dans la Méditerranée entre l'Adriatique et la mer Noire. Enfin parce que le nom Balkan a engendré un verbe et son dérivé : balkaniser et balkanisation, mots porteurs de tous les morcellements territoriaux à l'origine – ou au résultat – de multiples conflits.

Dès lors, parler des « pays du Sud-est européen » est certes plus neutre. Mais, comme presque tout ce qui est neutre, cela est très peu signifiant.


La 23e Biennale de la langue française s'est en quelque sorte accommodée des deux espaces en choisissant comme thème « Les identités francophones : le français, langue de partage et d'ouverture en Bulgarie et dans les pays du Sud-Est européen », et en soutenant dans ses vœux un projet de Dictionnaire des écrivains balkaniques d'expression française.

C'est qu'il ne lui appartenait pas de trancher entre les dénominations, et que la dénomination née de l'imaginaire ne pouvait manquer de lui parler davantage. Comment refuser l'imaginaire quand on se rend sur les terres des Thraces ?

D'autant plus que l'imaginaire n'est pas le contraire de l'utile.


Plusieurs intervenants ont d'emblée placé leurs remarques dans les ombres et les lumières de cette situation. Ainsi, au début d'un exposé consacré à la littérature balkanique d'expression française, Mihaela Chapelan examine le « vrai piège » de l'adjectif balkanique :

« Dans l'imaginaire occidental, l'espace balkanique a acquis indubitablement une connotation péjorative. Dès que cette dénomination a été mise en circulation, elle a commencé à désigner tout ce qui s'opposait par les mœurs, la culture et le niveau de vie à l'Occident, apparaissant comme le théâtre de tous les morcellements (territoriaux, religieux), des luttes, des tumultes, des trahisons, des rivalités, des massacres, de l'instabilité chronique. Même dans un ouvrage au titre très prometteur (Géographie cordiale de l'Europe), l'auteur, Georges Duhamel, parlait des Balkans comme du “tourment des idéologues”, le “traquenard des diplomates”, le “réservoir de catastrophes du continent”, bref, “l'Asie de l'Europe” ».

Mihaela Chapelan tient cette « légende noire » des Balkans pour un héritage « en ligne directe de la Byzance impériale ».


Dans un exposé consacré à la littérature française en Bulgarie, Stoyan Atanassov dessine les rapports particuliers que son pays entretient avec les axes de l'espace et du temps :

« Si l'Occident se mire depuis une quinzaine de siècles dans le couple passé-présent, matérialisé par les nombreuses querelles des Anciens et des Modernes, dans la partie orientale du continent, notamment en Bulgarie, l'identité sociale ou culturelle s'est toujours réclamée de modèles spatiaux plutôt que temporels : Byzance, la Turquie, la Russie, l'Occident… Pourquoi cette préférence pour un “ailleurs” plutôt que pour un “avant” ? On serait tenté de répondre par une hypothèse : le mouvement identitaire de la société bulgare n'adopte pas la forme d'un dialogue avec son passé. Il s'inscrit plutôt dans une logique de rattrapage de temps historique, autrement dit, dans un processus de modernisation. Celle-ci implique la volonté d'embrasser un type de culture ou de société qui existe ailleurs et maintenant et qui, par conséquent, ne se trouvait pas ici. Dans ce sens, on peut dire que le processus identitaire en Bulgarie relève d'une détermination politique, tandis que la dichotomie Anciens/Modernes est de nature culturelle, au sens large du mot. »


Dire que ces situations ne sont pas simples serait réagir selon des modèles inopérants. Le simple et le complexe ne sont pas des catégories universelles. C'est pourquoi, fidèle à ses habitudes d'écoute et de partage, fidèle aussi aux choix du pluriel « les identités francophones », la 23e Biennale de la langue française a laissé peu à peu paraître une voie de réflexion que le titre de l'exposé de Stéphane Lopez exprime parfaitement : « Entre représentations et réalité ».

Cette voie commence avec un passé fait de plusieurs « ailleurs », dont procède un actuel clairement engagé dans les modernités nationales, européennes, mondiales qui permet de saisir la particularité fondamentale de ces francophonies balkaniques (ou sud-est européennes si l'on veut) : être des francophonies « choisies ».



1. Un passé fait de plusieurs « ailleurs ».


Le passage des représentations à la réalité implique une appréciation historique correcte de la francophonie des Balkans. Stéphane Lopez :

« Nier toute francophonie à ces pays, c'est oublier un peu vite la très profonde influence exercée par la France, sa philosophie, sa culture, sa littérature et donc sa langue au 18e siècle, au 19e siècle, puis durant la période communiste ».


Cette réalité se « lit » sur les murs rappelle René Meissel :

« Ainsi la gare centrale de Sofia porte toujours sur sa façade d'entrée l'indication en bulgare et en français ( Gare centrale), alors que la gare routière ouverte à côté en 2003 porte sur son fronton, en lettres lumineuses, l'indication Bus station. Et les monuments antiques les plus anciennement conservés, tels la porte du rempart romain d'Hissarya, les vestiges romains de Sofia mis à jour avant 1948, par exemple, sont présentés par une plaque à double inscription, une en bulgare et l'autre dans un français parfois un peu gauche. »

Cette réalité se découvre aussi au hasard des rencontres : Jean R. Guion raconte qu'ayant rencontré en Suisse une jeune Bulgare qui étudiait le français, celle-ci lui avait expliqué qu'elle n'était « une pionnière, et qu'étudier le français en Bulgarie relevait de la tradition. »


Cependant, déjà surpris de se retrouver enseignants d'universités « du Nord » au regard des critères traditionnels de la Francophonie, les universitaires bulgares doivent en plus justifier leur présence en francophonie. Pour Antony Todorov, la réponse est celle du passé :

« Il est évident que la francophonie bulgare se base sur un fondement historique : déjà au 19e siècle les élites bulgares, dans leur élan vers l'Europe, ce modèle politique et culturel de modernisation, apprennent souvent le français. Pour ce siècle marqué par ce qu'on appelle dans l'histoire bulgare “Éveil national” et une époque de construction d'une identité nationale, apprendre le français était un choix logique vu la place de cette langue dans la vie diplomatique et culturelle. La Bulgarie de l'époque, une province du large empire Ottoman, qui, lui aussi, était très influencé par la langue française, ne pouvait pas rester en dehors de ce contexte historique. Cela contribua largement à la formation d'une élite francophone et à la prolifération des établissements d'enseignement du français. »


Avant 1989, Stoyan Atanassov distingue trois périodes dans l'histoire de la présence de la langue française en Bulgarie : la période de « l'Éveil national » (1840-1878), celle de l'édification d'un État bulgare (1878-1944) et celle du régime communiste (1944-1989). Il compare la première période à la Renaissance européenne puisqu'elle voit « l'apparition de l'imprimerie », entendre que les Turcs interdisaient les imprimeries bulgares mais que se propagent des traductions souvent peu fidèles puisqu' « à l'aube d'une littérature nationale, traduire n'implique pas un souci particulier de fidélité à l'original, pas plus qu'écrire ne constitue une tentative d'originalité. L'adaptation, l'oeuvre épigone, voire le plagiat, répondent mieux aux besoins de l'heure. » Cette période et les suivantes s'inscrivent donc dans un passé qui est un ailleurs, celui de la domination ottomane.


Une histoire qui n'est pas uniquement celle de la Bulgarie, mais des Balkans. Par exemple, Andromaqi Haloçi souligne une date :

« 1917, date de la naissance du fameux Lycée français de Korça, ville au sud-est de l'Albanie. C'est là que l'influence française avait atteint son apogée. L'empreinte française dans cette ville fut forte et durable. »


Cheryl Toman montre que l'entrée de la Croatie dans la Francophonie est « l'aboutissement logique de l'histoire de ce pays ».

Les liens politiques remontent au 8e siècle « avec l'incorporation de la péninsule d'Istrie dans l'Empire franc en 788 ». Au 14e siècle, les comtes croates aident « Charles Martel d'Anjou à monter sur le trône pour établir la première dynastie d'origine française en Croatie (les Angevins) ». Au 15e siècle, François Ier intensifie « les relations commerciales et diplomatiques entre la République de Dubrovnik et la France. » Dubrovnik devient « un port d'attache et une fenêtre pour les diplomates et les voyageurs français du Proche-Orient » et l'usage du français se répand. « Entre 1809 et 1813, la Croatie faisait partie des provinces illyriennes et donc l'an 2009 marque le bicentenaire de la Croatie au temps de Napoléon, un événement que l'Association des Anciens Étudiants des Universités Croates a commémoré cette année en organisant des conférences à ce sujet. »

Il faut ajouter « les nombreux échanges religieux et culturels » : l'inspiration franque dans l'architecture croate du 9e siècle (église de la Sainte-Trinité, actuelle église Saint-Donat, à Zadar). A partir de 1060, le rite latin remplace la liturgie glagolitique « et dans la première bibliothèque du monastère dominicain fondé à Dubrovnik en 1225 – considérée comme l'une des plus riches bibliothèques au Moyen âge – on trouvait des livres écrits en latin avec des annotations en ancien français ». Au Moyen Âge, de nombreux étudiants croates viennent à la Sorbonne, « les Dominicains, les Franciscains et les Pauliniens ont tous fondé plusieurs écoles en Croatie. Notamment, on a élevé le lycée dominicain à Zadar au rang d'université en 1395 et le lycée paulinien à Lepoglava est devenu une Académie en 1582 ». Tristan et Iseut paraît en Croatie au 14e siècle, les spectateurs des théâtres de Dubrovnik se réjouissaient des pièces de Molière quelques mois après leurs premières représentations à Paris, le premier journal croate procède du Télégraphe Officiel, « le journal des provinces illyriennes imprimé en français et en croate parmi d'autres langues ».

« Au 18e siècle, il y avait même un mot dans la langue croate qui voulait exprimer cet engouement des Croates pour la culture française, la franćezarija, et on dit même que les idées de la Révolution française avaient inspiré la Renaissance croate entre 1830 et 1850. Vers la fin du siècle, deux auteurs croates connus, Toma Basiljević et Julije Bajamonti, écrivaient leurs poésies en français. »

« Et même dans l'entre-deux-guerres, la période où les relations entre les deux pays n'étaient pas les meilleures, le français était la première langue étrangère enseignée en Croatie. Aujourd'hui, il y a environ 3000 mots d'origine française dans la langue croate. »


Irina Babamova fait de l'histoire du français en Macédoine un récit aussi riche :

«  La langue française jouit d'un héritage prestigieux ayant ses racines dans le fil de l'histoire et de la tradition macédoniennes. Reconnue comme langue de la diplomatie et ayant un rôle de Lingua franca, le français suscitait un grand intérêt dans les pays des Balkans et en Macédoine au milieu du 19e siècle, surtout à l'époque de la renaissance nationale et culturelle. Cette langue était à la fois la culture française (toute une autre civilisation) qui s'incarnait non seulement dans les bonnes manières ou dans une architecture urbaine distinguée, mais aussi, et surtout, dans les raffinements de l'expression littéraire, classique ou moderne. Plus d'un intellectuel macédonien, y compris les cadres enseignants, les écrivains, les médecins, avocats ou étudiants en sciences naturelles, ont été initiés à l'étude de cette langue, soit à Paris (tel Partenija Zografski), soit à Constantinople, Athènes, Ioánnina ou Moscou, soit en Macédoine même, auprès des précepteurs français de Bitola, les missionnaires-lazaristes Lepavec et Faveryal, qui enseignaient aussi au lycée de Krushevo, puis à Kavadarci et à Negotino. Le français était enseigné par les maîtres d'école d'Ohrid, Dimitar Miladinov et Grigor Prlicev, et par Goce Delcev, à Kukus et à Stip. Le premier vice-consul de France, Belin de Bughas, dès son arrivée à Bitola, le 23 août 1854, a ouvert deux écoles (pour 50 élèves, jeunes filles et garçons) où, outre le français, on enseignait aussi le grec, l'italien et le turc. On lisait surtout les auteurs français classiques comme Pascal, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, La Rochefoucauld ou Fénelon, dont le roman Les Aventures de Télémaque était traduit à l'école de D. Miladinov.

C'était déjà une bonne base pour inaugurer simultanément, et surtout après la première guerre mondiale, une École française à Bitola et une autre à Skopje, ainsi que pour fonder un premier Cercle des Amis de la France. Rappelons qu'en 1917, en pleine guerre, était déjà apparu le premier numéro de la Revue franco-macédonienne qui annonçait un bel avenir pour l'enseignement du français en Macédoine et du macédonien en France. »


Parlant de son pays, la Roumanie, Mariana Perisanu dessine la place de ces « ailleurs » :

« Placée entre Orient et Occident, entre le Sud et le Nord, la Roumanie n'a pourtant jamais été au Centre de l'Europe. Les aléas de l'histoire et l'existence des trois colosses (Empire Ottoman, Autriche-Hongrie, Russie) à ses frontières toujours remises en question ont déterminé les Roumains à défendre becs et ongles leur identité et leur latinité, à trouver en France un important appui politique économique et culturel. Le français choisi et cultivé avec passion a été, depuis deux siècles, une langue de partage et d'excellence, un vecteur privilégié de modernité. »


Enfin, Alain Vuillemin donne un panorama impressionnant de ce passé :

« On mesure mal ce que le rayonnement de la langue française a été en Europe centrale dès le milieu du 18e siècle. C'était la langue des élites. On en exaltait les qualités de clarté, de rigueur et d'élégance. Tout aristocrate, tout intellectuel bien né se devait de parler français. En Autriche, à Vienne, la cour était francophone et le sera jusqu'en 1815. En Hongrie, en 1790, à Budapest, un auteur hongrois, Jósef Péczely, compose des vers hongrois et français pour la fête du couronnement de Léopold II, empereur d'Autriche, couronné roi de Hongrie. Cette admiration perdurera. En 1897, en Roumanie, un grand poète, Alexandru Macédonski, dédie son recueil Bronzes, publié à Bucarest, “à la France, la seule patrie des intellectuels”. Entre 1972 et 1980, en Bulgarie, c'est un autre poète, lui aussi d'expression française, Lubomir Guentchev, qui exalte ce “Verbe subtil, […] universel, apte par excellence à dire la pensée et les émotions…” Ce ne sont que quelques jalons. Ils sont néanmoins significatifs de la puissance d'attraction et de rayonnement que le français a exercé pendant cette période en cette partie du sud-est de l'Europe.

La synchronisation, le désir de rivaliser avec les avant-gardes occidentales, a été un autre moteur au 20e siècle. En 1916, en Suisse, à Zurich, au Cabaret Voltaire, des Roumains, le peintre Arthur Segal, les artistes Marcel, Jules et Georges Iancu, et un poète, Tristan Tzara, contribuent à la fondation du mouvement dada avec d'autres intellectuels suisses, allemands et autrichiens. Le surréalisme prendra le relais, à Paris, en France, à partir de 1922, avec la participation de Tristan Tzara et, aussi, avec celle de nombreux artistes et auteurs roumains, grecs, yougoslaves, albanais, bulgares. C'est un moment privilégié, entre les deux guerres mondiales, où l'Europe centrale et orientale apporte une contribution majeure, mal connue, à l'essor des avant-gardes européennes.

La contestation a été aussi un mobile important à différentes époques, sur un plan politique. Dès la fin du 19e siècle, dans les provinces danubiennes de l'empire austro-hongrois comme dans les territoires ottomans de la péninsule balkanique, c'est en français que Grecs, Serbes, Albanais, Moldaves, Croates, Slovènes, Hongrois, Valaques, Bulgares ont comploté contre l'empire ottoman. Au 20e siècle, pendant la Guerre froide, entre 1947 et 1989, le français a été aussi l'une des principales langues de protestation contre le totalitarisme, et même de dissidence, de la part de nombreux exilés bulgares, roumains, yougoslaves, albanais, réfugiés en Suisse, en Belgique, au Luxembourg, en France et au Canada. »


Bien entendu, l'histoire joue aussi son rôle dans les autres espaces de la francophonie. Mohamed Taïfi pour le Maroc, Monique Cormier pour le Québec, Claire-Anne Magnès pour la Belgique : autant de passés différents tous liés au français.


L'héritage francophone des Balkans est donc un fait. Mais ces pays ne demeurent pas tournés vers le passé. Ils ont entrepris de faire fructifier leur héritage.



2. Un présent de modernité où les nations balkaniques assument leur héritage dans l'aventure européenne et francophone.


On ne saurait douter que la modernité balkanique intervient dans tous les domaines : politique, société, économie, culture, etc. Mais le rôle des biennales de la langue française est d'aborder toute question du point de vue des usages du français. À Sofia comme lors des autres biennales, les intervenants ont souligné que ces usages procèdent de l'enseignement.


2.1. Demain comme aujourd'hui, et comme hier, tout repose d'abord sur l'enseignement de la langue française.


Les positions du français sont bonnes mais fragiles. C'est ce que rappelle Irina Babamova, à propos de la Macédoine : « l'enseignement du français est en bonne position dans le système scolaire, fragile dans certaines régions ». De même Andromaqi Haloçi, à propos de l'Albanie : « L'enseignement du français profite, d'une manière générale, de la modernisation en cours du système éducatif albanais », mais les problèmes sont nombreux et le moindre n'est pas d'obtenir un bon niveau de formation pour les enseignants, un niveau qui leur permette en particulier d'utiliser des manuels nouveaux et divers.


Une fragilité qui n'épargne pas l'horizon francophone nord-américain comme le souligne Monique Cormier :

« Je sais que l'évolution du français et des identités francophones dans les Balkans a ses caractéristiques propres, mais le Québec et je pourrais dire le Canada sont, à longueur d'années, depuis des siècles, le siège d'une espèce de “combat extrême”, si vous me permettez cette expression populaire tirée du monde de la lutte et du pugilat, dont l'enjeu est la langue française. »


Pour tous les intervenants, les écoles bilingues sont un facteur essentiel. Gueorgui Jetchev donne sur ce point un exposé détaillé quant à la situation en Bulgarie. Radu Ciobotea souligne leur rôle en Roumanie. Irina Babamova précise à propos de la Macédoine : « Ce réseau comprend des jardins d'enfants francophones, plusieurs sections bilingues dans les écoles primaires et secondaires en cinq villes (Bitola, Kumanovo, Negotino, Skopje et Tetovo). » Andromaqi Haloçi note qu'en Albanie 12 à 17 % des élèves apprennent le français dans les « sessions bilingues » des lycées « Asim Vokshi » de Tirana et « Raqi Qirinxhi » de Korça (chiffres 2008). Ce qui représente 312 élèves. En 2009, deux ouvertures de lycées : à Elbasan, au centre de l'Albanie (lycée M.A. Cungu) et au nord de l'Albanie, à Shkodra.


Fut également souligné le rôle des diverses associations. Bien entendu les sections locales de l'Association internationale des professeurs de français, sections dont plusieurs membres étaient présents à la Biennale. Les Alliances françaises réparties sur l'ensemble des Balkans. Les diverses associations locales, depuis longtemps vouées à la langue et la culture françaises, et qui aujourd'hui prolongent leur engagement vers l'ensemble de la Francophonie.


À propos de toutes ces associations, comment ne pas écouter les récits de René Meissel ?

« En janvier 1990, un groupe de médecins, juristes et professeurs, francophiles et francophones, de Veliko-Tarnovo avait décidé de constituer une association d'amitié bulgaro-française, qu'ils avaient baptisée Les Amis de la France. En février, ils décidèrent de se rendre en voiture à Sofia et de se présenter, tout heureux et fiers de leur engagement, au service culturel de l'Ambassade de France pour faire connaître leur initiative et obtenir, peut-être, en retour le service de quelques publications en français. Il faut imaginer ce que pouvait être la difficulté de ce trajet de 240 km en plein hiver. La petite délégation de l'association fut poliment éconduite par un fonctionnaire français, qui trouva prétentieux qu'une bande de provinciaux bulgares osât s'intituler Les Amis de la France. Désappointés, blessés aussi, les membres de la petite équipe rentrèrent à Veliko-Tarnovo mais ne s'avouèrent pas battus : l'association francophile décida de s'appeler Les Amis de la Langue française…et reçut alors le soutien du service culturel de l'ambassade de… Belgique qui l'abonna à diverses revues et journaux en langue française. Tout de même, l'action de Georges Popov qui avait été la cheville ouvrière de cette association ne fut pas perdue puisqu'en 1992 l'Alliance française, entreprenant de reconstituer son réseau bulgare, fit appel à lui qui fut détaché pendant un an pour se mettre à son service. Et à Veliko-Tarnovo, l'Alliance française au début des années 2000 avait façade sur rue au-dessus de la grand'rue de la vieille ville, entre la statue de Stambolov et la Maison au Singe du grand architecte bulgare Kolyu Fitcheto.

À propos de l'Alliance française et de l'engagement de Bulgares en faveur de notre langue, je voudrais rappeler que la première Alliance française a été créée en Bulgarie, en 1901, à Kazanlak par le marchand d'huile de rose Hristo Hristov ; l'assemblée constitutive avait réuni alors plus de quarante personnes, toutes parlant français. C'était une Alliance enseignante et son secrétaire était un professeur français, Jacques Fardel, déjà installé dans la ville où il enseignait notre langue. L'Alliance française de Kazanlak ferma ses portes en 1904, à la suite du décès de son principal animateur ; elle ne se reconstitua qu'en 1924. »


Pour autant, ce que rapporte Mohamed Taïfi à propos du Maroc et des militants de la francophonie doit être entendu. Il y a certes les aspects positifs :

« Le français est donc enseigné à tous les niveaux du système éducatif. Il est en outre la langue de travail dans le secteur des services et des médias et est présent dans le domaine de la culture en relation avec la modernité. Cette langue est considérée aussi comme langue diplomatique. Elle est en effet la langue de communication dans les ambassades étrangères et celle des représentants marocains à l'étranger. A ceci s'ajoute le fait que tout l'enseignement scientifique et technique est assuré en langue française. Enfin, relativement importante, la littérature marocaine d'expression française montre la présence du français au Maroc. »

Mais il y a aussi une alarme qui vaut pour toute l'étendue du monde francophone :

« Les bourses qui étaient jadis distribuées aux étudiants et professeurs stagiaires ont fondu comme neige au soleil. Les services culturels français ferment leurs portes devant les demandeurs de bourse. Pire encor, les consulats ne donnent plus de visa même aux professeurs universitaires qui enseignent dans les départements de langue et littérature françaises. Même les membres des organismes francophones comme l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) ou la Biennale de la Langue française se voient refoulés des consulats. Ces francophones gagnés à la cause de la francophonie sont devenus de simples Don Quichotte qui luttent vainement contre les moulins à vent. »



2.2. Enjeu important : la place du français dans les sciences, les techniques et l'enseignement du français à finalité professionnelle.


La Biennale de la langue française est toujours très attentive aux usages scientifiques, techniques et professionnels du français. La précédente biennale réunie à Dakar en 2007 leur était entièrement consacrée. À Sofia, ces usages ont fait l'objet de plusieurs communications.


Odile Canale rappelle d'abord quelles sont les dispositions législatives en vigueur pour les colloques ou congrès organisés en France :

« 1° tout participant doit pouvoir s'exprimer en français ; 2° les documents de présentation du programme doivent exister en français ; 3° les documents préparatoires ou de travail remis aux participants doivent faire au moins l'objet d'un résumé en français, ainsi que les textes ou interventions figurant dans les actes ou comptes rendus de travaux publiés postérieurement à la manifestation. »

Pour faciliter l'application de la loi, le ministère de la culture (DGLFLF) a créé le Fonds Pascal qui est un dispositif d'aide à l'interprétation dans les colloques scientifiques.

Odile Canale expose ensuite les résultats de l'enquête Elvire (Étude sur l'usage des Langues vivantes dans la recherche publique en France) conduite tant auprès des laboratoires et institutions qu'auprès des chercheurs eux-mêmes. Quatre points ressortent :

1° L'anglais est employé comme langue internationale, mais dans une moindre mesure pour les sciences de l'homme et de la société.

2° Les pratiques quotidiennes sont variées, l'usage de l'anglais « culmine à 43 % chez les physiciens, avoisine 30 % dans la plupart des sciences dures mais recule à 20 % dans les sciences de l'ingénieur et descend à 14 % chez les mathématiciens, qui se retrouvent ainsi au même niveau que les sciences humaines et sociales (SHS) : 13 % en moyenne ».

3° S'agissant de la maîtrise réelle de l'anglais et des autres langues étrangères, elle est relativement correcte pour la lecture, mais elle diminue de manière très sensible pour la compréhension orale, puis pour l'expression orale et enfin pour l'écriture.

Enfin, l'existence d'une « école de pensée française » intensifie l'usage du français :

« Au sein des sciences exactes, les mathématiques se détachent nettement par la proximité affichée à une école française (41 % des chercheurs), ce qu'on peut mettre en relation avec la place singulière du français comme langue internationale des mathématiciens. [Ici Odile Canale cite l'intervention de Laurent Lafforgue, lauréat de la médaille Fields, lors du colloque préparatoire de la 22e Biennale, voir Actes de Dakar.] Les chercheurs des SHS sont 48 % à se sentir proches d'une “école de pensée française”, la proportion culminant à 57 % chez les juristes, suivis des historiens, des anthropologues, des sociologues et des géographes (55 %), tandis que sont au plus bas les économistes (31 %) et les psychologues (37 %). »


Entendre dans la même Biennale Erich Weider exposer comment le français est littéralement « interdit d'emploi » dans des congrès de linguistes prêterait à une saine colère en dépit de l'humour de l'intervenant. Un exemple parmi d'autres, cette injonction : « Manuscripts should be in either British or American English consistently throughout ; if you are not a native speaker of English, please have your text checked by a native speaker before submission » dans la présentation du Congrès international des linguistes Unité et diversité des langues !


En revanche, on peut tenir l'intervention de Simeon Anguelov pour un parfait contrepoint de ce qui dit Odile Canale. Ancien ambassadeur, membre de l'Académie des sciences de Bulgarie, ce « scientifique de base », ainsi qu'il se présente, développe en effet des points de vue qui s'accordent avec les siens et en élargissent les perspectives.

Place de l'anglais : « La recherche scientifique est inséparable du problème de la publication. Il n'y a ni en sciences exactes ni en sciences sociales et humaines des scientifiques qui ne voudraient pas voir les résultats de leurs recherches publiés et encore mieux cités par les collègues. Mais pour que les publications soient citées elles devraient d'abord être lues. Dans un monde dans lequel il y a encore en circulation quelque 6000 langues il n'est pas possible de se passer d'une langue principale ou plus précisément d'une “lingua franca” scientifique pour la publication des résultats de la recherche scientifique à fin de leur garantir un écho mondial. Pour maintes raisons le rôle d'un tel véhicule de communication est pris, surtout après la deuxième guerre mondiale, par l'anglais. »

Limite des pratiques : « Mais quel anglais ? En utilisant déjà plus haut le terme “lingua franca” il est clair qu'il ne s'agit pas de la langue de Shakespeare ou de Churchill (homme d'État mais aussi prix Nobel de littérature). La langue anglaise dans sa plénitude n'est pas à la portée de la grande masse de chercheurs de base de toutes les nationalités modernes attelés dans le développement de la science contemporaine. Un anglais dit de base, un “pidgin” scientifique de quelques 1000 mots les plus fréquents s'avère pourtant suffisant pour véhiculer les résultats de la recherche scientifique au moins dans les sciences dites exactes qui n'ont besoin ni d'un riche vocabulaire ni d'un style élevé d'expression. »

Importance d'une école de pensée, à propos du laboratoire où il a travaillé en France : « Il y avait donc dans ce Laboratoire quelque chose de novateur : à savoir une approche interdisciplinaire chimie-physique qui le singularisait de façon positive sur le plan international. A ce moment-là je ne savais pas comment interpréter ce fait : est-ce que cela était quelque chose de contingent ou bien pourrait-on chercher des racines plus profondes de cette aptitude pour l'interdisciplinarité ?

Une réponse plausible à cette dernière question m'est venue à l'esprit beaucoup plus tard quand j'avais commencé à m'intéresser aux problèmes méthodologiques et philosophiques. Je me réfère ici, à titre d'illustration, à un ouvrage collectif rédigé par Michel Bitbol et Jean Gaynot [L'Épistémologie française, 1830-1970, PUF]. Je cite un passage reflétant l'essence de leur message : “L'épistémologie française n'est pas la branche locale d'une discipline pratiquée dans le monde entier. Elle est une tradition de pensée spécifique qui affirme la solidarité de problèmes que d'autres traditions tendent à dissocier : logique, théorie des fondements et des limites de la connaissance, philosophie générale des sciences, philosophie des champs scientifiques particuliers, voire l'histoire des sciences.

Au vu de cette expérience plus récente, je me suis rendu compte que le professeur Hagenmuller a gagné en effet un double pari : d'un côté, grâce à l'utilisation de l'anglais, il a rendu les travaux de ses collaborateurs et élèves visibles dans la littérature spécialisée mondiale et, deuxièmement, il a transmis aux étrangers non-francophones venus en stage au Labo un certain esprit de synthèse, de capacité de sortir des ornières battues pour acquérir des connaissances holistiques sur la matière solide, dont les racines se trouvent dans le terroir culturel et intellectuel français. »


L'exposé de Richard Lescure évoque l'important travail accompli pour enseigner le français « à finalité professionnelle ». C'est joindre les remarques des exposés sur l'enseignement du français à ceux qui abordaient la question des sciences et des techniques. Le choix de lutter contre la limitation des variétés linguistiques dans le monde doit être le fondement de tout ce travail. Il concerne les choix des entreprises pour leurs communications interne et externe, et leurs choix vis-à-vis des langues.

Dans ce cadre, les politiques éducatives et linguistiques européennes « œuvrent puissamment pour le développement du plurilinguisme de manière générale et l'expansion du français comme seconde langue internationale ». Ainsi, « d'un point de vue international, le Conseil de l'Europe est devenu un acteur majeur dans le domaine des politiques linguistiques. Compte tenu de sa vocation internationale (Europe continentale) – 47 pays –, il a pu faire tout un ensemble de propositions à différents niveaux et a développé différents projets avec deux réalisations principales : le cadre européen commun de référence et le Portfolio européen des langues ». Le premier définit un cadre de référence homogène pour les apprentissages, le second étant une sorte de curriculum vitæ linguistique lisible au niveau international.

Sans oublier la série des programmes ERASMUS, COMENIUS, LEONARDO DA VINCI, GRUNDVIG, ERASMUS Mundus, Tempus, Europass… « Autant de programmes existants, auxquels, disons-le, les pays francophones d'Europe (et la France elle-même) font moins appel que d'autres (pays du Nord et anglo-saxons par exemple). »

Par rapport au français, Richard Lescure rappelle l'étendue des programmes en œuvre :

« Sur un plan international (travaillant dans le «multilatéral), citons les travaux et le soutien à l'enseignement /apprentissage du français d'organismes tels que l'OIF et l'AUF [représentée à Sofia par l'Institut de la Francophonie pour l'administration et la gestion – IFAG] ».

Les « instances nationales pour le développement des formations de cadres en français » : la Délégation à la langue française et aux langues de France, le ministère des affaires étrangères et européennes, les centres culturels et Instituts français, les Alliances françaises.

« Un ensemble de programmes, de projets (750 environ) et de bourses est aujourd'hui mis à disposition d'États pour la formation de haut niveau de cadres et scientifiques étrangers. » Richard Lescure se défend de vouloir être exhaustif, mais il cite : les bourses du gouvernement français (BGF) au nombre de 20 000 (sur les 200 000 étudiants que nous recevons dans les établissements d'enseignement supérieur), les bourses d'organismes nationaux, bourses Charcot (CNRS-INRA-INSERM), bourses Excellence Major, bourses Eiffel, Bourses de l'Institut Pasteur ou de la fondation Renault, partenariats Hubert Curien (DREIC ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche) et bourses CNES, Bourses des collectivités locales pour jeunes chercheurs, contrats post-doctoraux, etc.


Dans ces mêmes domaines, Monique Cormier rappelle la charte québécoise de la langue française dont le suivi a suscité, en 2008, un plan d'action gouvernemental Réussir ensemble en français qui vise « à donner un nouvel élan à la francisation des entreprises ».

Enseignement du français, rôle des enseignants, des institutions publiques et privées, place des usages particuliers scientifiques, techniques, professionnels… Il conviendrait d'ajouter la place de la traduction, place abordée par plusieurs intervenants (Cheryl Toman, Irina Babamova, Mariana Perisanu), et place centrale dans la séance de travail où Amadou Lamine Sall, Mustapha Tambadou, Alain Vuillemin et Andrey Manolov ont échangé sur l'œuvre de Senghor et ses traductions en bulgare.

Mais le plus riche moment, en poids d'avenir et de symbole, fut sans doute la séance de clôture où une centaine de jeunes élèves accompagnés de leurs parents sont venus parmi les biennalistes pour recevoir des diplômes de français tous mérités et souvent avec de réels éloges.



3. Une F(f)rancophonie « choisie ».


La présence du F et du f, Francophonie institutionnelle et francophonie linguistique, est justifiée dans ce sous-titre parce que le choix des pays balkaniques englobe les deux aspects.


3.1. Les raisons de ce choix.


Au début de son intervention, Jean R. Guion cite S.E. Madame Irina Bokova pour un texte recueilli sur le site de l'ambassade de Bulgarie à Paris :

« Membre de plein droit de l'OIF depuis 1993, la Bulgarie a l'ambition de renforcer le rayonnement du français, en tant que langue, civilisation, culture et savoir, mais aussi comme véhicule des valeurs démocratiques partagées par les pays francophones. Avec l'appui de la famille francophone, la Bulgarie apporte son histoire et son identité à la diversité culturelle en Europe et dans le monde, telle qu'elle est défendue par la Convention de l'Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, dont mon pays est parmi les promoteurs et les signataires ».

C'est à juste titre que le conférencier se réfère à ce texte car l'essentiel y est dit : l'ambition d'une nation, son histoire et son identité, le rayonnement d'une langue et de valeurs partagées, la famille francophone, la diversité culturelle en Europe et dans le monde.

On ne peut être étonné que le président international de l'Alliance francophone cite ainsi celle qui est devenue directrice générale de l'UNESCO. La convergence des vues est à la fois évidente et riche d'avenir. Jean R. Guion peut le souligner : « La Francophonie fait de l'Homme la pierre angulaire de toutes les cultures et de la civilisation. » « [Son] avenir sera l'humanisme intégral de Senghor, il sera dialogue et solidarité dans un espace qui en manque cruellement. Ou il ne sera pas ! » « La Francophonie est une alternative aux extrémismes de tous bords, une alternative au désarroi et aux crispations identitaires… » « L'état du français concerne le monde parce que la Francophonie conçoit le respect des Droits de l'Homme et l'affirmation de la Démocratie dans la diversité, pas dans l'uniformisation. »

Enfin : « Pour revenir à la Bulgarie, culturellement et spirituellement, des générations de Bulgares ont considéré le français comme une des voies essentielles vers les valeurs et les idéaux humains universels. Dans un paysage linguistique où la langue française perd du terrain au profit de l'anglais et de l'espagnol‚ la francophonie bulgare a réalisé des progrès notables.

Ces progrès témoignent de la volonté des Bulgares, qui n'ont cessé de lutter pour sauvegarder leurs cultures nationales face aux empires germanique, ottoman, russe, soviétique, afin d'édifier leur société, leur droit et leur État démocratique sur la base de ces valeurs universelles et dans le respect de la souveraineté des États et des valeurs de liberté et de tolérance. »


Les mauvaises raisons n'ont pas manqué d'être avancées par les détracteurs : les pays balkaniques (entre autres) n'ont pas le français comme langue officielle, ni même comme première, voire seconde ou troisième langue étrangère ; il s'agit d'une manœuvre pour faciliter leur entrée dans l'Union européenne.


Antony Todorov n'élude pas les questions, bien au contraire :

« “La Bulgarie est un pays francophone” – déjà cet énoncé produit de l'incompréhension dans beaucoup de secteurs de la société bulgare, même parmi les intellectuels qui ne sont pas francophones. Mais aussi cet énoncé est souvent accepté avec un sourire de la part de beaucoup de Français, de Belges, de Québécois et de Suisses. Même en Roumanie j'ai entendu des gens me dire : “Mais attendez, comment la Bulgarie est-elle francophone ? N'est-ce pas un pays slave ?” Depuis que la Bulgarie est devenue membre de la Francophonie, je me pose la question : mais pourquoi est-il possible de concevoir une telle francophonie, qui n'est ni autochtone, ni acquise lors d'un passé colonial, ni résultat de l'existence d'une minorité francophone traditionnelle avec son réseau d'établissements d'enseignement ?


Stéphane Lopez, en face des critiques, pose une simple question : « Point de motivation linguistique, donc point d'identité francophone ? » Et s'il n'élude pas, lui non plus, les raisons évoquées : « un moyen d'afficher un arrimage à l'Occident », « une stratégie d'affirmation et d'indépendance nationale », c'est pour rebondir sur une autre question :

« Mais, et à supposer que les pays est-européens aient été strictement à la recherche de tribunes internationales, d'autres institutions fondées sur la langue et la culture existent. Pourquoi ont-ils choisi la Francophonie, plutôt que le Commonwealth par exemple, alors que l'anglais s'y trouve bien plus implanté que le français dans la société ? »

Aussi, après avoir rappelé le poids de l'histoire (cf. notre premier point), Stéphane Lopez opère le passage des représentations à la réalité avec autant de clarté que de vigueur :

« L'O.I.F., en effet, s'est affirmée comme le chantre de la promotion et de la protection de la diversité culturelle et linguistique, comme l'a montré sa mobilisation pour l'adoption de la convention à l'UNESCO.

« Il lui serait difficile de rejeter sa propre diversité, francophone, celle-là : il faut certes acter que tous les États de l'O.I.F. n'ont pas la même francophonie. Il s'agit là aussi d'une manifestation de la diversité.

« Se côtoient au sein de l'O.I.F., des pays francophones par colonisation et donc de langue officielle ou co-officielle française et d'autres, francophones par choix politique et héritage historique, culturel, philosophique.

« C'est aussi ce qui fait la richesse de l'O.I.F.

« Il convient simplement de l'assumer, d'accorder à chacun sa place et de prendre en compte les besoins spécifiques des uns et des autres, dans l'intérêt de tous. »


3.2. Le choix de l'ouverture et du partage.


On peut entendre, non pas en écho, mais là encore en contrepoint, bien d'autres remarques. Toutes exposent les mêmes motivations : ouverture et partage. On dira peut-être que les participants à la 23e Biennale ont voulu simplement répondre aux attentes du thème : le français, langue de partage et d'ouverture. Ce ne serait pas entendre la sincérité des propos. D'autant que ces propos ne sont pas toujours exempts de craintes, voire de reproches.


Pour la Bulgarie, par exemple, Stoyan Atanassov ne cache pas les risques :

« On assiste à une dispersion babylonienne de langages, souvent à un babil hermétique ou à une préciosité postmoderne dont le maniérisme cache mal la déroute intellectuelle. La rapidité avec laquelle les traductions se font actuellement, l'absence totale de contrôle institutionnel (ce qui est bien en soi) et de débat public sur la qualité des traductions (ce qui est regrettable) expliquent pourquoi les mots étrangers et les néologismes injustifiés envahissent à grands flots le discours des sciences humaines. Le discours qui se réclame de la dite postmodernité, par exemple, sous prétexte d'assouplir la langue bulgare lui fait subir des constructions étrangères (souvent françaises) qui restent rigides et ont du mal à s'intégrer dans la syntaxe bulgare. Le phénomène est cependant bien plus vaste : les mots étrangers (essentiellement anglais) semblent être le must lexical obligé de toute activité ayant quelque trait aux affaires; ils pullulent dans les médias comme si les réalités de la mondialisation ne pouvaient s'énoncer que dans une sorte de lingua franca, un idiome international qui laisse à entendre: “Je suis meilleur parce que je viens d'ailleurs”.

« Derrière cette tendance, qui n'est pas que de surface, le grand nombre de traductions de tout bord témoigne que la culture bulgare s'ouvre plus que jamais au monde. Cette ouverture se pratique cependant en l'absence de tout repère et de tout objectif à long terme: la pensée sociale et les sciences humaines se cherchent ainsi en empruntant des voies dont la multitude fait qu'on en abandonne souvent une avant la fin de parcours pour en suivre une autre. Pluralisme déplorable, mais certainement aussi passage obligé vers une culture à venir mieux orientée. »


Toujours en Bulgarie, dans le domaine des sciences, Simeon Anguelov :

« Le français comme langue en partage doit servir encore mieux l'ouverture de la Bulgarie et les autres pays du Sud-Est européen vers l'espace européen de la recherche scientifique.

L'Académie des sciences bulgare en tant que système d'instituts de recherches scientifiques attribue une importance particulière à ces collaborations avec le C.N.R.S. en France, le FNRS en Wallonie belge et d'autres organismes francophones. Pourtant beaucoup plus pourrait et devrait être fait pour donner à la coopération scientifique francophone une plus large envergure à fin d'enrichir en idées fondamentales l'espace scientifique. Voilà où est la mine d'or des identités francophones en sciences qui doit être mise en exploitation par le mouvement francophone. »


Pour la Bulgarie, mais dans le domaine de l'humour gabrovien, Stephka Boeva :

« L'objet de la présente communication, c'est l'humour gabrovien comme une des faces du patrimoine bulgare d'une part, et sa présentation en français, son interaction avec des francophones dans la deuxième moitié du 20e siècle, d'autre part. Durant cette période, l'humour gabrovien se tourne vers le français en tant que langue de partage international et moyen de pénétration dans des espaces culturels plus vastes. »


Pour la Croatie, Cheryl Toman :

« En tant qu'observateur officiel dans l'Organisation internationale de la Francophonie, la Croatie s'engage à faire preuve d'un réel intérêt pour la Francophonie et ses valeurs, et à montrer la volonté de favoriser le développement de l'usage du français dans le pays. Cette année, cet engagement s'est manifesté pendant un mois de conférences, d'animations culturelles, et d'autres activités dans le cadre des Journées croates de la Francophonie 2009. Huit villes croates – Zagreb, Dubrovnik, Koprivnica, Osijek, Rijeka, Split, Varaždin et Zadar – ont toutes accueilli les intéressés pour un programme rempli de conférences sociologiques, concerts, et films au sujet de la France surtout, mais aussi à propos de la Belgique, du Québec, et de la francophonie en général. Plusieurs conférences offertes étaient entièrement en français et entamaient justement une discussion sur le lien entre la Francophonie et le nationalisme croate. »


Pour la Macédoine, Irina Babamova :

« A travers cette vue de synthèse sur la présence du français dans la tradition et dans l'actualité macédoniennes il devient clair que le français est bien vivant dans le milieu macédonien. Sa dimension culturelle constitue un facteur important de motivation à son apprentissage. Cette langue a la faculté de redéfinir le sens de l'ensemble langue-culture en se présentant comme une langue correspondant à des cultures. Le français en Macédoine est un français qui sait s'imposer sans renier les valeurs des autres langues en assurant ainsi un multilinguisme réel. En effet, le français et la Francophonie s'impliquent aux problèmes prioritaires du développement de la Macédoine. »


Pour l'Albanie, Handromaqi Haloçi :

« C'est dans ce même esprit que notre pays a mis en place et approuvé une Stratégie du Dialogue interculturel, à la suite des engagements entrepris dans le cadre de l'Alliance des Civilisations. […] Les atouts de la Francophonie albanaise nous encouragent à continuer notre engagement pour la préservation de la langue française à travers des programmes et des politiques linguistiques. Il faut que cette langue reste un instrument d'échange interculturel et de formation pédagogique dans la société des savoirs que nous voulons construire. »


Pour la Roumanie, Radu Ciobotea, dans son analyse de la présidence française de l'Union européenne en 2008, présente la langue française comme « porteuse des valeurs dans le monde européen et francophone », et rappelle que « les tensions géopolitiques du monde actuel sont saisies, directement en français, par un grand nombre de Roumains ».


Mariana Perisanu évoque, elle aussi, les liens profonds de son pays avec le français :

« Vraie langue de carrière pour nos étudiants des filières bilingues, le français continue d'illustrer la pensée claire et l'expression élégante, la diversité culturelle et linguistique dans une Europe menacée par le monolinguisme. Promouvoir la convivialité voulue des langues et des cultures en francophonie signifie pour la Roumanie répondre à un horizon d'attente en accord avec ses traditions et son désir de modernité. »

Et elle illustre ces liens par l'exemple des Cioran, Ionesco, Enesco, etc., avant de s'attarder plus longuement sur les hautes figures de Brancusi et de Petru Dumutriu.


Au-delà des pays balkaniques, ce mouvement concerne la Francophonie. Ainsi, pour la Belgique, Claire-Anne Magnès, citant la romancière gantoise Suzanne Lilar qui grandit dans une famille francophone mais apprend d'une vieille servante le flamand et un dialecte gantois, manque de s'y abandonner mais découvre un volume de Racine :

« N'eût été Racine, peut-être me serais-je enfermée dans mon romantisme flamand. Peut-être me serais-je rebellée contre le français, m'appliquant à le violenter, à lui infliger des sévices, à forcer son “génie”. Peut-être aurais-je choisi d'écrire en néerlandais, ce qui, sans être une disgrâce, m'eût menée moins loin sur le plan de l'écriture. Car mon œuvre y eût perdu cette vibration si caractéristique des écrivains qui vivent à fleur de deux langues et à l'affrontement de deux cultures.»

Ou rapportant les propos de Jan Baetens, flamand et de langue flamande par sa famille : « Je crois en effet qu'une littérature gagne à s'ouvrir à celles et ceux qui la choisissent librement », ou de Paul Pourveur, français de langue maternelle et scolarisé en néerlandais : « C'est un mélange des deux cultures. Ce qui me donne plus de liberté. »



***


Dans ses travaux, la 23e Biennale de la langue française a donc su éviter le péril d'une singularité qui referme sur soi pour choisir un partage et une ouverture porteurs des vraies potentialités de la langue française.

C'est à juste titre que Stéphane Lopez nous aura invités à suivre ce chemin puisqu'il va « des représentions à la réalité ».

C'est à juste titre que Monique Cormier aura rappelé les différences sociales et politiques pour mieux souligner les similitudes :

« La place du français dans les Balkans diffèrera évidemment de celle qu'il occupe au Québec. Le français y demeurera forcément une langue étrangère, mais combien utile dans un contexte d'ouverture sur le monde et de solidarité européenne. Le français dans les Balkans, c'est le signe que la langue française et les cultures dont elle est le support représentent toujours des valeurs précieuses pour l'humanité. »

C'est à juste titre que Mihalea Chapelan, lors même qu'elle avait évoqué la « légende noire » des Balkans, aura retourné la question : « Les défauts dans la politique (“balkanisation”) transférés à la littérature ne constituent plus vraiment des “tares”», avant de présenter la littérature francophone comme « un avant-coureur, préférant, à la logique restrictive du ou bien / ou bien, la dialectique plus subtile du type autant ceci / que cela ».

C'est à juste titre que dans ses vœux la 23e Biennale aura soutenu le projet de Dictionnaire des écrivains balkaniques d'expression française, présenté par Alain Vuillemin, et qu'elle aura renouvelé son soutien au projet de visa francophone défendu de longue date par Jean R. Guion et l'Alliance francophone. Qui ne voit qu'il s'agit de construire le même monde ?

Mais cette 23e Biennale aura aussi été l'occasion de songer à la 24e Biennale. Radu Ciobotea, en évoquant un numérique qui « nous plonge désormais dans une sorte de présent qui s'étend partout mais qui, en même temps, nous échappe », et Jean-Alain Hernandez, en montrant combien les réseaux sociaux de l'internet redessinaient les structures identitaires, nous ont donné le thème qui sera celui de nos prochains travaux.


Dans cet autre monde de « représentations » comme dans la réalité, l'enjeu de la diversité linguistique et culturelle est essentiel.

Simeon Anguelov nous l'a clairement rappelé :

« L'existence de tels pluralismes est la garantie contre les erreurs dues aux “pensées uniques” propagées par une seule langue dans le cadre d'une seule culture. »

Cela fut dit à Sofia. Cela doit être dit partout.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIIIe Biennale

Sommaire

Remerciements

Allocutions et messages

M. le Président Gueorgui Parvanov

M. Alain Joyandet

L'Honorable James Moore

M. Roland Eluerd

Vœux de la 23e Biennale et Voeux en bulgare

Synthèse des travaux, rédigée par Roland Eluerd

Actes du colloque en Sorbonne, samedi 29 novembre 2008

M. Radu Ciobotea

M. Antony Todorov

Gueorgui Jetchev

René Meissel


Actes de la XXIIIe Biennale, Sofia, 29 octobre-1er novembre 2009

Vendredi 30 octobre

Présidents de séances : M. Vincent Henry, directeur délégué aux programmes, Agence universitaire de la Francophonie, Bureau Europe centrale et orientale. Mme Anna Krasteva, professeur de sciences politiques à la Nouvelle Université Bulgare. M. Alain Vuillemin, professeur à l'Université d'Artois. Mme Raya Zaïmova, Institut d'études balkaniques de l'Académie bulgare des sciences.

Mme Andromaqui Haloçi

Mme Cheryl Toman

Mme Mariana Perisanu

Mme Irina Babamova

M. Jean R. Guion

Mme Monique Cormier

M. Erich Weider

M. Stoyan Atanassov

Mme Roumiana L. Stancheva

Mme Rennie Yotova

Mme Mihaela Chapelan

M. Stéphane Gurov


Samedi 31 octobre.

Présidents de séance : M. Richard Lescure, maître de conférence des universités, attaché de coopération éducative au Centre culturel français de Sofia. Mme Line Sommant, docteur en linguistique, professeur associé à l'Université de Paris III, vice-présidente de la Biennale de la langue française. M. Abderrahmane Rida, directeur de l'Institut de la Francophonie pour l'administration et la gestion (IFAG), Sofia. M. Roland Eluerd, docteur d'État ès lettres, président de la Biennale de la langue française.


M. Stéphane Lopez

M. Gueorgui Jetchev

Mme Claire-Anne Magnès

M. Mohamed Taïfi

Mme Stephka Boeva

M. Simeon Anguelov

Mme Odile Canale

M. Jean-Alain Hernandez

M. Richard Lescure

M. Moustapha Tambadou

M. Amadou Lamine Sall

M. Andrey Manolov

M. Alain Vuillemin





A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93