Biennale de la Langue Française

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Accueil Les Actes de la XXe Biennale
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Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs, les réalisations

Synthèse rédigée par Roland Eluerd, président de la Biennale de la langue française, docteur d'État ès lettres, membre de la Société de linguistique de Paris.


Présidents des séances de travail

Jean Flouret, président de l'Académie des Belles-Lettres, Sciences et Arts de La Rochelle.

Louis Forestier, professeur émérite à la Sorbonne, vice-président de l'Association des membres de l'Ordre des Palmes académiques (Amopa).

Jean-Alain Hernandez, ingénieur à la direction scientifique du Groupe des écoles de télécommunication, président d'honneur de l'Association des informaticiens de langue française.

Louis-Jean Rousseau, Agence intergouvernementale de la Francophonie, direction des langues et de l'écrit.

Michel Tétu, professeur à l'université Laval, Québec, directeur de l'Année francophone internationale.


Conférenciers

Cécile Canut-Hobe, maître de conférence à l'université Paul-Valéry (Montpellier 3) France.

Roland Delronche, rédacteur en chef de Dialogues & Cultures, président honoraire de la Société belge des professeurs de français, Belgique.

Marius Dakpogan, secrétaire général de l'Association des professeurs de français pour l'Afrique et l'océan Indien, Cotonou, Bénin.

Marcel Diki-Kidiri, chargé de recherche, Langage, langues et cultures d'Afrique noire (LLACAN-CNRS), République Centrafricaine.

Atibakwa-Baboya Edema, chargé de recherche, Langage, langues et cultures d'Afrique noire (LLACAN-CNRS/CELTA), République démocratique du Congo.

Théodore Boukaré Konseiga, assistant de direction à l'Office national des télécommunications (Onatel), Ouagadougou, Burkina Faso.

Ridha Mezghani, avocat à la Cour de Cassation, professeur à la Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis, Tunisie.

Chérif Mbodj, professeur à l'université Cheikh Anta Diop, Centre de linguistique appliquée, Dakar, Sénégal.

Mwatha Musanji Ngalasso, professeur à l'Université Michel de Montaigne (Bordeaux 3), directeur du Centre d'études littéraires et linguistiques francophones et africaines (CELFA), République démocratique du Congo.

Christian Pelletier, professeur au lycée Darius Milhaud (Kremlin-Bicêtre), chercheur associé à l'université d'Angers, France.

Joseph Yvon Thériault, professeur de sociologie à l'Université d'Ottawa, directeur du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les études minoritaires (CIRCEM), Ottawa, Ontario, Canada.

Herman Pingwendé Zoungrana, consultant spécialisé en Droits de l'enfant, directeur exécutif du Bureau des initiatives pour la protection de l'enfance (BIPE), Ouagadougou, Burkina Faso.


Synthèse des interventions

« Langue française et langues partenaires » : ce thème devait être retenu pour la XXe Biennale de la langue française. D'abord parce qu'il est au cœur des enjeux actuels de la Francophonie. Ensuite parce qu'il concerne directement les usages langagiers, usages à propos desquels la Biennale de la langue française peut apporter des réflexions et propositions utiles à cette même Francophonie.

Il n'en reste pas moins que presque tous les intervenants ont jugé nécessaire de s'interroger sur le concept de langues partenaires. Ils marquaient ainsi tout à la fois sa nouveauté et son intérêt.

Si certains ont commencé par examiner les définitions de partenaire (Roland Delronche), ou se sont posés dès leur titre la question : « Peut-on parler de partenariat entre le français et les langues africaines ? » (Marcel Diki-Kidiri), ou ont avancé l'idée que le concept est « peut-être un rêve » (Théodore Konseiga), voire que « dans un contexte africain [il] paraît quelque peu utopique » (Marius Dakpogan), ils ne se sont jamais arrêtés à cette première réaction et, comme tous les intervenants, ils se sont employés à analyser le concept de partenariat des langues dans sa problèmatique aussi bien que dans ses richesses.

Au fur et à mesure du déroulement des communications et des échanges hors séances entre les biennalistes, il est apparu clairement qu'on peut présenter ce partenariat tout autant comme une réalité linguistique sur laquelle il convient de travailler que comme un objectif à la réalisation duquel il convient aussi de travailler. Mais est-ce surprenant qu'en l'affaire, les langues soient au départ comme à l'arrivée ?

De fait, on ne peut trouver inattendu que le concept de partenariat des langues soit une sorte d'alpha et d'oméga qui inscrit la Francophonie institutionnelle dans la francophonie linguistique.

1. Le cadre défini par les instances de la Francophonie

Le cycle des conférences a été ouvert par Louis-Jean Rousseau, attaché à la direction des langues et de l'écrit de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie.

D'emblée il situe le concept dans son cadre institutionnel : celui de la déclaration et du plan de Cotonou, adopté en 2001 par les ministres de la culture des États et gouvernements de la Francophonie. L'objectif est d'assurer « la mise en place de politiques linguistiques et de structures appropriées favorisant le développement harmonieux de la langue française et des langues partenaires » et de consolider « le rôle de ces langues en tant que vecteurs d'expression des créateurs, de développement, d'éducation, de formation, d'information, de communication de l'espace francophone ».

Le partenariat est donc bien un programme de travail. Ce programme ayant besoin d'une définition opérationnelle du concept de langue partenaire du français, les opérateurs de la Francophonie l'ont ainsi rédigée : « Langue qui coexiste avec la langue française et avec laquelle sont aménagées des relations de complémentarité et de coopération fonctionnelles dans le respect des politiques linguistiques nationales. »

À partir de là, Louis-Jean Rousseau montre que ce programme de travail concerne l'éventail des activités de l'Agence dans le domaine des langues : la place du français dans les institutions internationales, sa promotion et les appuis à son enseignement, l'appui aux politiques linguistiques et aux langues nationales partenaires. Le programme inclut également la recherche d'un partenariat avec des langues telles que l'espagnol, le portugais et l'arabe. Ce dernier partenariat devançant un propos de Ridha Mezghani sur la manière dont la francophonie arabe peut témoigner du refus d'un « choc » entre les civilisations.

Il appartient au Conseil international francophone des langues (CIFLA) d'animer et de coordonner les stratégies mises en œuvre pour réaliser ce programme. Dans le dispositif, une place particulière est réservée aux réseaux spécialisés :

  • le Réseau international du français dans le monde (Rifram),
  • le Réseau international des langues africaines et créoles (Rilac),
  • le Réseau international francophone d'aménagement linguistique (Rifal),
  • le Réseau international des littératures francophones (Rifil).

En l'état actuel des choses, trois principaux défis sont à relever :

  • assurer le développement des langues partenaires,
  • travailler à leur informatisation,
  • s'assurer que l'appropriation du français par les divers locuteurs des langues partenaires n'est pas un faux échange à sens unique mais participe à l'enrichissement du français dans sa compréhension et sa dénomination des realia du monde francophone.

Dans sa conclusion, Louis-Jean Rousseau a évoqué le partenariat développé entre les « Trois espaces linguistiques » francophone, hispanophone et lusophone.

Tous les autres exposés sont venus s'inscrire dans ce panorama en empruntant de nombreuses références aux travaux des différents réseaux (particulièrement le Rifal) et en abordant les questions du partenariat selon deux domaines principaux : le domaine politique, dans les implications institutionnelles et pédagogiques de l'aménagement linguistique, et le domaine linguistique, au sens de l'étude scientifique des langues.

2. Langue française et langues partenaires : le domaine politique

A. Les leçons de l'histoire

La première dimension politique abordée par plusieurs intervenants a été celle de l'histoire linguistique des États et des sociétés.

Cette histoire n'est pas forcément celle d'un partenariat paisible. On peut penser à l'exemple canadien, traité dans une autre synthèse, ou à ce que Christian Pelletier rappelle des « avatars d'une réelle coexistence, duelle, conflictuelle » entre le breton et le français : « La France administrative jacobine multiplie lois et règlements, prohibitions et interdictions ». Ce partenariat peut aussi prendre l'aspect d'échanges entre langues sans qu'ils soient institutionnalisés ou aménagés. C'est le cas des longues histoires souvent parallèles de l'arabe et du français, dont Ridha Mezghani rappelle lui aussi les avatars à travers le riche relevé des mots empruntés par le français, soit directement, soit via une autre langue, souvent l'espagnol. Ce partenariat peut enfin être une sorte de quête : « le français trouvera-t-il des langues partenaires au sein des institutions européennes ? » s'interroge Roland Delronche.

Dans les pays de la Francophonie où aujourd'hui le concept de partenariat des langues sert de principe aux aménagements linguistiques l'histoire a aussi son mot à dire. La comparaison des emplois de l'adjectif francophone et du nom francophonie chez Reclus et chez Senghor, permet à Atibakwa-Baboya Edema de dessiner un parcours qui va du bilinguisme « franco-endocentré » du premier au bilinguisme « afro-exocentré » du second avant de montrer comment il était nécessaire d'en venir à une situation de multilinguisme, seul équilibre compatible avec un réel partenariat.

Sur la même étendue de temps, Marius Dakpogan voit trois périodes dans l'histoire linguistique du Bénin. D'abord une période précoloniale de « bon voisinage » utilitaire entre les langues du terroir et les langues étrangères des missionnaires et des commerçants européens. Puis la période coloniale qui impose le français et interdit les langues locales. Les mêmes techniques sont d'ailleurs utilisées au Dahomey d'alors et en Bretagne (Christian Pelletier) : l'enfant qui parle ici une langue africaine, là le breton, se voit obliger d'exhiber un signe ostensible de sa faute, signe qu'il n'a de cesse de repasser à un condisciple fautif à son tour. Enfin, après l'indépendance, le retour en force des langues locales. C'est donc par rapport à l'affirmation de plus en plus nette des langues en usage au Bénin qu'apparaît récemment le concept de partenariat. La France doit d'autant plus soigner ce partenariat que la concurrence de l'anglais y est sérieusement entretenue par les échanges commerciaux et les brassages avec le Nigeria et le Ghana.

Après avoir rappelé la mise à l'écart des « dialectes indigènes » durant la période coloniale, Marcel Diki-Kidiri partage lui aussi la période suivante en deux moments. Jusqu'aux années 90, les rapports sont conçus en termes de complémentarité : du côté du français la modernité et l'écrit, du côté des langues africaines la tradition et l'oralité. Quant au souci plus récent de « repenser l'espace francophone et la Francophonie » en termes de partenariat, il le lie aux processus de démocratisation des pouvoirs politiques africains et à la nouvelle donne résultant de l'effondrement du bloc soviétique qui, en plaçant les États-Unis d'Amérique et l'anglais en position dominante, oblige le français à se rapprocher toujours plus de l'Afrique.

À ce point, l'histoire rejoint l'actualité.

B. Politique linguistique et aménagement linguistique

Le problème politique posé par le partenariat des langues pourrait ne paraître qu'institutionnel et pédagogique : promulguer un statut des langues nationales et se donner les moyens d'assurer leur enseignement. Il ne l'est pas parce qu'une politique linguistique ne peut réussir que si elle procède d'une prise en compte de la situation géolinguistique réelle, condition sine qua non pour qu'un aménagement linguistique ait quelque chance de réussite.

Chérif Mbodj analyse ce type de situation à la lumière de l'exemple sénégalais. Le cadre géolinguistique est clair : plus de vingt langues africaines en usage dont six langues dites nationales, le français demeurant la langue officielle du pays, mais avec une langue nationale et transnationale, le wolof, largement perçue comme étant « la langue du Sénégal ». S'est ainsi trouvé généré un « code mixte wolof-français appellé par ailleurs “wolof urbain”, du fait qu'il constitue le vernaculaire urbain le plus largement usité par l'ensemble des communautés sociales présentes dans la ville ». Ce code mixte procède du français, mais en retour le français se retrouve « à l'intérieur » de la langue nationale. La même situation vaut pour les autres langues locales.

C'est à ce schéma qu'on a pu un temps superposer l'explication déjà évoquée d'une répartition binaire, apparemment complémentaire, en fait conflictuelle, entre langues locales, en charge de l'authenticité culturelle, et le français, en charge de la modernité mais aussi responsable de ses dérives culturelles et morales. Notons, entre parenthèses, l'ironie quelque peu amère du parallèle avec la situation européenne où devant la prétendue nécessité d'une langue unique le français, aux yeux de certains, n'a plus qu'un rôle de langue de culture locale (Roland Delronche).

En réalité, l'examen des usages africains montre qu'il y a bien répartition mais qu'elle s'effectue entre deux types de discours : « un discours référentiel ou d'autorité » et un discours « de convivialité, de connivence ou de convergence » avec, selon les situations, « le passage d'une langue à l'autre ou au mélange des codes ».

La description linguistique du concept même de langue conforte ces analyses. Cécile Canut-Hobe, dans son titre (A ka di n ye trop ! À propos des mixtes langagiers) comme dans son exposé, montre combien la situation de plurilinguisme qui prévaut en Afrique impose au linguiste une démarche spécifique : « Ce qui doit retenir le chercheur, ce n'est pas tant la notion de langue que celle de pratiques langagières ou d'actes de langage ». Elle précise alors, elle aussi, que cette situation renvoie à des choix d'usage de telle ou telle langue qui ne peuvent être réduits à une seule opposition binaire : « Que ce soit entre le bambara, le peul ou le songhay à Bamako, entre les micro-systèmes mandings dans la zone sud du Mali, ou entre les variétés de français à Abidjan, le jeu qui s'exerce en permanence entre les lectes et qui peut se traduire parfois par des choix, des stratégies, des négociations intersubjectives, des constructions identitaires, etc., fonde le rapport à la parole. »

Théodore Konseiga donne des exemples de ces pratiques, d'abord en Côte d'Ivoire, à travers le « français de Moussa », « français à la sauce locale épicée », né en ville mais répandu dans le milieu rural et largement utilisé par les artistes chanteurs musiciens, et au Burkina où l'hétérogénéité des pratiques langagières mêlant le français, le mooré, le dioula, donne leur style là encore aux jeunes artistes musiciens et fonde la dimension utilitaire du français « à travers une appropriation spontanée par des locuteurs occasionnels pour les besoins des transactions notamment dans les centres urbains ».

Les analyses qui réduisent la situation à l'opposition d'un impérialisme dominateur et d'un imaginaire natif sont donc des analyses militantes et idéologiques. Pour Chérif Mbodj, elles ne rendent pas compte du fait que « le français est à ce point présent dans les interactions langagières en milieu urbain qu'il s'impose de le considérer comme faisant partie du patrimoine linguistique local ».

Un vrai partenariat ne peut se construire que sur cette acceptation du réel. Et il implique bien entendu que chaque partenaire assume sa part de responsabilité. Le président Abdou Diouf le soulignait au sommet de Cotonou : « En Afrique, la langue française doit inscrire son maintien et son dynamisme dans le contexte linguistique, culturel, éducatif, médiatique et géopolitique africain. Elle cohabite avec nos langues dont on dit qu'elles sont partenaires. Mettons donc en œuvre ce partenariat. »

Chérif Mbodj décrit alors le détail de ces responsabilités. 1°) Il appartient au français de s'inscrire résolument dans le cadre du multilinguisme. 2°) Il appartient aux partenaires d'admettre que la promotion des langues nationales africaines « n'entre nullement en contradiction avec l'intégration et l'adoption du français dans le patrimoine linguistique local ». 3°) Il appartient aux États africains de comprendre que la promotion d'une langue nationale ne peut faire l'économie des pratiques sociales qui permettront réellement son usage. Seule la réelle prise en compte de ces pratiques donne sa chance à l'aménagement linguistique. Pour que les populations trouvent intérêt à écrire, standardiser, normaliser une langue, il faut que le pouvoir politique crée les conditions d'un statut valorisant pour les emplois de cette langue.

On doit donc considérer qu'une politique linguistique « a un coût qu'il s'impose d'évaluer pour l'insérer effectivement dans la marche globale des affaires de la nation, dans la dynamique politique de l'État. L'élaboration de cadres juridique, administratif, financier et technique devrait être perçue comme un préalable incontournable pour encadrer la mise sur pied de structures capables de mener à bien les actions qu'elle met en œuvre ». En termes concrets, le réel effort du Sénégal pour promouvoir ses langues nationales est nécessairement entravé aussi bien par le maintien du français comme unique langue des centres de décision que par le choix parfois réducteur du wolof comme langue d'unification nationale.

Atibakwa-Baboya Edema note que depuis un quart de siècle l'attitude de la France envers les langues africaines semble avoir changé et il marque lui aussi que l'heure n'est plus à une présentation du multilinguisme africain comme un obstacle à l'expansion du français. Bien au contraire, la compétence bilingue est un atout : « Des études et propositions récentes, il ressort qu'on s'achemine de plus en plus en Afrique, en théorie du moins, vers une “méthodologie de convergence” français-langues locales. » Mais la remarque « en théorie du moins » vaut comme alerte. Le rôle partenarial dévolu à une langue ne peut faire l'économie d'une expression institutionnelle de son statut, ni de la mise en œuvre effective de ses emplois. C'est pourquoi il voit une « triste ironie de l'histoire » dans le fait que « c'est à l'époque coloniale que le français était une langue partenaire des langues nationales au Congo Kinshasa, du moins quant à son apprentissage scolaire et aux supports écrits de diffusion : journaux, livres, concours, même si ce n'était pas pour de bonnes raisons ».

C. Pédagogie et partenariat des langues

Le partenariat dans le cursus scolaire et les processus pédagogiques, Marius Dakpogan le décrit au Bénin : « La nécessité pour les jeunes apprenants de maîtriser leurs langues nationales avant d'étudier le français est aujourd'hui une évidence. Désormais, le français n'entrera plus dans les écoles en tant que langue dominante mais en tant que langue partenaire. » Pour autant la tâche n'est pas aisée parce qu'elle demande que les enseignants maîtrisent « en plus du français une ou plusieurs langues nationales introduites dans les programmes d'enseignement ».

Mais l'excellence de la démarche ne peut être contestée. Et c'est un bilan très positif de l'éducation bilingue au Burkina Faso que dresse Hermann Pingwendé Zoungrana. Dans ce système d'enseignement tel que pratiqué par l'expérience burkinabè, l'éducation est donnée simultanément dans une langue nationale maîtrisée par l'enfant et en français. La démarche a d'abord été expérimentée de 1994 à 1998 avec l'aide de la coopération suisse (Œuvre suisse d'entraide ouvrière OSEO), de la coopération néerlandaise et d'ONG, puis étendue à partir de 1998 avec les mêmes partenaires et le ministère de l'enseignement de base et de l'alphabétisation.

Elle se caractérise par cinq principes fondateurs : bien entendu le bilinguisme, un lien entre l'éducation et la production à travers des travaux manuels et l'apprentissage parallèle de métiers, le maintien du contact avec les racines linguistiques et culturelles de l'enfant, l'implication des parents qui peuvent être éducateurs volontaires, le respect des droits de l'enfant.

Le cursus scolaire s'articule en trois niveaux : pour les enfants de 3 à 6 ans, des espaces d'éveil éducatif, de 7 à 12 ans, des écoles bilingues, et pour les élèves de 13 à 16 ans une éducation de base multilingue spécifique.

Exemple du programme de 5ème année des écoles bilingues :

  • en langue nationale, lecture, calcul, techniques d'expression, grammaire bilingue ;
  • en français, tout le programme du CM2 classique ;
  • production, culture.

Sept langues nationales sont actuellement enseignée en bilinguisme avec le français : mooré, dioula, fulfuldé, gulmacéma, dagara, lyélé et bissa.

Finalement, conclut Hermann Pingwendé Zoungrana, « on constate que l'éducation bilingue peut être une réelle alternative au développement de l'éducation de base, donc au développement de nos sociétés ».

Mais la pédagogie ne requiert pas seulement des pratiques, elle requiert aussi des outils. Parmi ces outils, puisqu'il est question de langue, on comprend que le dictionnaire occupe une place essentielle, et, puisqu'il est question de partenariat des langues, il ne peut s'agir que de dictionnaires plurilingues. D'où la grande importance du projet Dico + dont Mwatha Musanji Ngalasso présente les grandes lignes.  À tous les points de vue, ce projet est une véritable mise en œuvre du partenariat. Au point de vue institutionnel, puisque, sous la maîtrise de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie, il confie le travail d'élaboration aux centres de recherche et laboratoires de langues du Réseau international des langues africaines et créoles (Rilac). Au point de vue géo-linguistique, puisque l'objectif est l'édition de dictionnaires trilingues comportant chacun le français et deux grandes langues africaines d'intercompréhension transfrontalières recoupant donc les espaces francophone, anglophone et lusophone. Au point de vue pédagogique, puisque le premier public pris en compte est celui des élèves des collèges. Au point de vue lexicographique, puisqu'il ne s'agit pas simplement de listes de mots traduits côte à côte mais de trois vrais dictionnaires où environ 15 000 mots de chaque langue, leurs prononciations, leurs valeurs grammaticales et leurs sens sont présentés en trois colonnes. Au point de vue partenarial, puisque la langue de la colonne d'entrée, celle qui impose évidemment l'ordre alphabétique, pourra être « tournante ». Au point de vue culturel, puisque ces dictionnaires ne manqueront pas de créer un environnement de l'écrit pour les langues africaines concernées. Au point de vue économique enfin, et ce n'est pas le moindre, puisque trois ouvrages sont regroupés en un seul.

On voit à quel point les questions pédagogiques regroupent les données essentielles : un partenariat équitable, un cadre institutionnel et scientifique, la prise en compte des pratiques langagières des populations concernées, une vraie perspective d'emploi des langues apprises. La réussite conforte donc ces options et ces projets qui sont, au sens large et noble du terme, des actions politiques.

3. Langue française et langues partenaires : l'analyse linguistique

Les interventions consacrées en tout ou en partie à la description linguistique du partenariat des langues ont abordé quatre questions fondamentales et qui s'emboîtent en quelque sorte les unes dans les autres. Deux questions de linguistiques nationales spécifiques : Quel wolof, quel fon, quel bambara, quel mooré, quel fulfude, quel sango... ? et : Quel français ? Une question de linguistique générale : Qu'est-ce qu'une langue ? Une question de pragmatique : Que fait-on quand on emploie une langue ?

A. Quel français ?

Atibakwa-Baboya Edema s'interroge : « Reclus avait sans doute vu juste quand il plaçait l'avenir du français “hors de France” [mais] sans doute ne pressentait-il pas, au départ, qu'en s'ouvrant justement “aux autres idiomes”, les locuteurs du français autochtone risquaient d'y perdre leur français [ni que] cela entraînerait chez les locuteurs allochtones une variation de cet “idiome élégant” telle qu'elle inquiète les locuteurs autochtones. »

C'est le genre de risque ou d'inquiétude que la Biennale de la langue française a toujours su regarder en face puisque, comme l'a rappelé Chérif Mbodj, dans sa préface au Lexique du français au Sénégal, le président Senghor se réjouissait qu'il put paraître à l'occasion de la huitième Biennale réunie à Jersey en 1979 sur le thème : Une langue française ou des langues françaises ? À cette question, Senghor répondait sans ambages en déclarant que « l'enseignement, non pas précisément du “français de France”, mais du français universel ne doit empêcher de nourrir ce français de “variantes dialectales” » (Actes de la VIIIe Biennale de la langue française, p. 22).

Chérif Mbodj rappelle alors que plusieurs chercheurs ont refusé le concept de « français d'Afrique ». Pour Tabi Manga, « l'idée même de français d'Afrique semble comporter quelque chose de vicieux idéologiquement ». Pour Kossi A. Afeli, « ce n'est pas parce que le français d'un Africain comporterait des mots africains comme gari, boubou, qu'il cesserait d'être français tout court pour devenir le “français d'Afrique” ». Et ces chercheurs renvoient le fait au phénomène universel de l'emprunt où Michel Tétu voit « la manifestation de la vigueur du français en terre africaine ». Emprunt et vigueur qu'il compare à l'effort des Québécois pour « assimiler, copier, transformer ou inventer des mots pour nommer le froid, la végétation et la nature nordique, ou les réalisations modernes du secteur hydro-électrique ».

Au total, résume Chérif Mbodj, ces positions expriment le souhait d'affirmer une « appartenance à une Francophonie dotée d'une seule langue, le français. Celui-ci étant naturellement enrichi par les différents apports de l'espace qu'il occupe ». À partir de là, deux domaines sont en quelque sorte ouverts.

Le premier est celui des questions relancées par le fait que « l'appropriation du français en Afrique comme langue de communication est une réalité ». Questions parmi lesquelles celle du français à enseigner n'est pas la moindre. Citant de nouveau Michel Tétu, Chérif Mbodj circonscrit l'espace des enjeux : « même si l'avenir du français est dans sa diversité, il n'en reste pas moins qu'il ne faudrait pas qu'il “dérive dans toutes les directions, sans guide, sans norme et sans cohésion” ». Le second est celui des travaux à conduire pour mieux apprécier la réalité linguistique des contacts et des échanges entre le français et les langues africaines.

Nous avons déjà vu que ces deux domaines n'ont et n'auront de sens que dans le cadre d'un réel partenariat des langues, donc qu'ils exigent des actions d'aménagement interne des langues africaines.

B. Quel wolof ? Quel fon ? Quel bambara ? Quel mooré ? Quel fulfude ? Quel sango ? Etc.

Multipliée par la riche diversité des langues africaines, la question « quelle langue ? » se pose évidemment pour chacune d'elles. Mais elle ne se pose pas dans des termes différents.

D'abord parce que pour chaque langue cette question s'inscrit dans le cadre politique précédemment dessiné de l'usage réel d'une langue nationale, dans la reconnaissance de sa place à l'intérieur des pratiques politique, économique, culturelle et sociale de la nation, dans les équilibres à atteindre ou à promouvoir entre les langues largement répandues et les langues d'usage plus localisé.

Ensuite parce que toutes ces langues – comme toutes les langues – sont confrontées à la nécessité d'un aménagement de leur corpus. De ce point de vue, on pense tout de suite à l'activité terminologique. Mais, là aussi, il importe de ne pas enfermer cette activité dans le seul domaine de la « fabrication » morphologique des termes nécessaires par emprunt, calque, dérivation, composition, etc. La terminologie est inséparable des conditions les plus concrètes et les plus larges de son exercice. Elle est ainsi inséparable de l'aménagement des métalangages et des vocabulaires aussi basiques que fondamentaux qui permettent ensuite l'apprentissage et l'exercice des activités spécialisées.

Chérif Mbodj souligne l'importance capitale de ce point en rappelant les illustres travaux de Cheikh Anta Diop. Le titre de l'article publié par celui-ci en 1975 : « Comment enraciner la science en Afrique » (Bulletin de l'Institut fondamental d'Afrique noire) porte toute la richesse du projet. Certes, l'article est d'abord un travail de traductions couvrant cinq grands domaines de la recherche scientifique la plus avancée : théorie des ensembles, physique mathématique et théorique, organisation de la matière au niveau subquantique et quantique, relativité restreinte et générale, chimie quantique... « Cela a permis à bon nombre de Sénégalais de se rendre compte que leurs langues sont capables de s'adapter à toutes les exigences de la vie moderne, à condition de les doter des perfectionnements appropriés. »

« Mais, poursuit Chérif Mbodj, le souci immédiat était moins de présenter ses recherches terminologiques que de démontrer que les langues nationale sont aptes à exprimer la science et la technique. » Puis il cite Cheikh Anta Diop lui-même : « Il s'agit moins d'un effort de vulgarisation que la démonstration concrète de la possibilité du discours scientifique en langue africaine. [...] cette traduction n'est profitable que si certaines notions sont déjà acquises. Néanmoins, elle prouve que l'on peut si on le veut (et avec beaucoup de travail) dispenser une culture scientifique qui ne soit pas au rabais dans nos langues. » On permettra au rédacteur de la présente synthèse d'intervenir ici pour marquer combien ce texte est porteur de leçon pour le français lui-même au regard de l'idée insensée que les sciences n'ont qu'une langue, l'anglais des États-Unis. Le champ du partenariat est ouvert à tous !

Pour autant, les travaux de Cheikh Anta Diop ont véritablement servi « de tremplin à l'activité terminologique au Sénégal ». De cette activité, considérée à l'échelle du continent, Chérif Mbodj, Marcel Diki-Kidiri et Mwatha Musanji Ngalasso ont donné un riche et prometteur panorama où le Réseau international francophone d'aménagement linguistique (Rifal) joue un rôle particulièrement important.

Le Rifal réunit actuellement dix-huit États ou gouvernements. Au Nord : Belgique, Canada, France, Québec, Roumanie, Suisse ; au Sud : Bénin, Burundi, Centrafrique, Guinée, Haïti, Madagascar, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, République démocratique du Congo, Sénégal. Marcel Diki-Kidiri énumère en détail les avantages de la mise en réseau :

  • doter les pays du Sud d'un instrument d'aménagement linguistique qui leur est propre localement tout en restant ouvert sur les autres ;
  • échanger des données entre groupes de travail concernés par une même langue dans plusieurs pays, partager les connaissances, les méthodologies et les outils de travail en ligne ;
  • promouvoir une solidarité numérique et technologique ;
  • assurer un meilleur suivi du transfert des connaissances.

On mesure à quel point la révolution informatique est ici comme ailleurs un facteur fondamental. La présence des langues africaines dans le cyberespace est un enjeu capital tout autant pour les recherches les plus avancées que pour l'enseignement de base, tout autant pour les sciences que pour les arts, tout autant pour le Sud que pour le Nord puisqu'elle est un facteur indispensable de la diversité linguistique du monde.

Certes, les problèmes techniques sont nombreux, dont « le problème crucial des polices de caractères pour les langues africaines quant à leur utilisation sur Internet ainsi que l'impérieuse nécessité d'une harmonisation des systèmes de transcription officiellement en vigueur » (Chérif Mbodj). Mais un problème technique même complexe trouve toujours sa solution. Ainsi, chercheurs mauritaniens et sénégalais ont pu se mettre d'accord sur une harmonisation des règles d'écriture du wolof dans leurs pays respectifs (ibid.). Ainsi, « la collaboration entre les linguistes africains du Rifal et les informaticiens de l'Office québécois de la langue française a permis de tenir compte des caractéristiques des langues africaines dès la phase de conception du logiciel désormais identifié par le sigle BTML pour Banque de données terminologiques et textuelles multimédia, multiplaterforme et multilingue » (Marcel Diki-Kidiri).

Entraînées et motivées par ce genre d'élan, les réalisations se multiplient d'abord dans le domaine de la formation et, en corollaire, dans celui des publications de lexiques multilingues. Marcel Diki-Kidiri et Chérif Mbodj évoquent les nombreux lexiques et vocabulaires déjà réalisés. Ils concernent les élections, l'administration, les soins de santé primaire, les mathématiques, l'informatique... Ils concernent de multiples langues : yorùba, wolof, fon, maninkakan, soso, pular, malgache, bambara, fulfude, tamazaq, sango, etc.

En réalité, les vrais problèmes sont économiques et politiques. Ils ne demandent pas seulement un travail spécialisé, ils demandent une volonté. De ce point de vue, précise Marcel Diki-Kidiri, « il faut bien se rendre compte que les entreprises qui acceptent d'investir dans le traitement des langues africaines sont rarissimes en Francophonie ». En contrepartie, il rappelle combien du côté des anglophones le travail avance : « il y a plus de vingt-cinq ans que la Summer Institute of Linguistics (SIL) développe des boîtes à outils logiciel pour que les linguistes aillent sur le terrain décrire toutes les langues exotiques du monde, y compris les langues africaines naturellement ! » C'est d'ailleurs à cette source, également citée par Mwatha Musanji Ngalasso, que les concepteurs et réalisateurs du projet Dico + sont allés chercher le logiciel de lexicographie qui permet d'élaborer au mieux les dictionnaires trilingues.

Mais si les travaux scientifiques et techniques peuvent précéder les décisions politiques, ils peuvent aussi les entraîner : « L'instrumentalisation des langues fait évoluer les pratiques langagières qui a leur tour font évoluer la demande sociale et créent les conditions d'une politique avisée. » (Marcel Diki-Kidiri) Quand Mwatha Musanji Ngalasso prévoit que la réalisation du projet Dico + ne manquera pas de créer « un environnement de l'écrit pour les grandes langues africaines », on ne peut négliger les conséquences politiques du fait. Reste alors la part du choix et de la volonté : « On ne dira jamais assez que les pays africains doivent s'engager dans la définition et la mise en œuvre d'une politique linguistique claire et précise visant à faire de nos langues nationales des outils de développement culturel, économique et social au grand bonheur de nos populations. » (Chérif Mbodj)

On voit maintenant que le politique comme le linguistique conduisaient à envisager deux questions de portée générale qui inscrivent toutes les autres questions dans cet alpha et oméga évoqué au début de cette synthèse : Qu'est-ce donc qu'une langue ? et : Que fait-on quand on utilise une langue ?

C. Qu'est-ce qu'une langue ?

Ce n'est pas le moindre avantage du partenariat que d'obliger le Nord à reconsidérer le concept de langue à la lumière des enseignements qu'il peut tirer des usages des langues du Sud.

Une fois encore, c'est la réalité des usages langagiers qu'il faut prendre en compte. Pour tous les intervenants, le socle africain de cette réalité est le plurilinguisme. Et Cécile Canut montre que le mot plurilinguisme lui-même, pour être juste, n'en véhicule pas moins une conception de la langue quand on le définit comme la coexistence de plusieurs langues dans un espace géographique. Or les travaux des linguistes sur les usages des langues africaines ont conduit à remettre en cause cette conception de la langue pour envisager le plurilinguisme comme « l'entrelacement des parlers, des variétés ou des micro-systèmes et systèmes linguistiques en permanente interrelation ».

C'est dans ces pratiques langagières hétérogènes que se constitue et que s'exerce ce que les linguistes appellent la parole ou le discours : « Que ce soit entre le bambara, le peul ou le songhay à Bamako, entre les micro-systèmes mandings dans la zone sud du Mali, ou entre les variétés de français à Abidjan, le jeu qui s'exerce en permanence entre les lectes et qui peut se traduire parfois par des choix, des stratégies, des négociations intersubjectives, des constructions identitaires, etc. fonde le rapport à la parole. » Cette hétérogénéité que décrit ici Cécile Canut, nous l'avons déjà rencontrée dans la répartition des emplois entre le français et les langues locales présentés ci-dessus par Chérif Mbodj ou Théodore Konseiga.

On peut également l'imaginer quand Ridha Mezghani rapporte que le dialecte tunisien est constituée « d'arabe, de berbère, de français, de turc, d'italien, de portugais, de grec et probablement d'autres langues notamment méditerranéennes », ou quand Christian Pelletier, rapportant l'histoire de baragouin, rappelle que le nom est formé sur deux mots bretons : bara, pain et gwin, vin, qui n'expliquent et ne justifient en rien son sens dépréciatif pourtant présent dès le XIVe siècle et utilisé au sens de langage incompréhensible par Rabelais lors même que les États de Bretagne votaient l'union définitive de la Bretagne et de la France.

Mais ce qui est nouveau pour notre synthèse, c'est en quelque sorte le choc en retour sur le concept général de langue. Il est en effet impossible d'étudier les pratiques langagières africaines en partant de la langue comme d'un système homogène, donné, prévisible dans ses formes, identifiable dans son corpus. L'angle d'approche ne peut être que celui des usages saisis dans leur spontanéité et leur hétérogénéité. Et comme les motivations des alternances sont d'abord liées à l'activité même du locuteur plus qu'à des systèmes codés, à la façon dont il veut que sa parole soit entendue autant qu'à ce qu'il dit, il devient impossible de prévoir, donc de théoriser, les paramètres mobilisés : « Une sorte de jeu prend le pas sur toute autre catégorisation, jeu avec le langage qui n'est dû qu'à la rencontre, le choc ou l'entrelacement des subjectivités et des inconscients à un moment donné, dans un espace géographique et sociodiscursif donné. »

Quand les linguistes étudient les langues du Nord, ils étudient des langues écrites et standardisées qui ont derrière elles un long passé d'homogénéisation et de clôture, donc de mise à l'écart des pratiques déviantes. En Afrique rien de tel : tout est mouvant, ces pratiques sont quotidiennes et, faute de référentiel affirmé, ne peuvent pas être conçues comme déviantes.

Deux conséquences donc pour notre regard sur les langues. D'abord prendre en considération le processus d'homogénéisation suivi par nos propres langues du Nord dans leur histoire et dans leurs facteurs d'hétérogénéité encore présents, encore mobilisables. Ensuite reconsidérer notre notion de la langue : « peut-elle être un générique, une notion universelle lorsqu'on sait combien elle est intimement liée à une perception occidentale fondée sur la clôture et l'homogénéisation ? »

D. Que fait-on quand on emploie une langue ?

De même que l'intervention de Cécile Canut donne un éclairage de linguistique générale aux plurilinguismes fondateurs des politiques et des aménagements linguistiques examinés lors de la Biennale, l'intervention de Joseph Yvon Thériault donne aux pratiques langagières examinées un éclairage sociologique mais aussi pragmatique, on permettra au rédacteur de la synthèse de le souligner, le mot devant s'entendre ici au sens linguistique de prise en compte globale des situations d'échanges langagiers.

Que l'État se veuille monolingue, bilingue ou plurilingue, le constat historique est que chaque langue tend à s'identifier à un territoire. Le constat semble faire obstacle au concept de partenariat des langues, d'autant plus que, pour certains, ce constat justifie l'idée que la mondialisation, sorte d'unification du territoire, appelle « une lingua franca qui relèguera l'ensemble des autres langues a être des langues vernaculaires ou dans le meilleur des cas, des langues nationales ». En fait, l'analyse est trop courte. « Tout n'est pas joué », affirme Joseph Yvon Thériault. Et il précise : « la dynamique des langues est extrêmement complexe, la manière dont elles entrent en contact, pour se féconder mutuellement ou encore pour se chasser, varie largement en fonction des contextes socio-politiques où cela se produit ».

Dans un contexte géolinguistique donné, une langue peut fonctionner comme langue de société. Cette langue n'est pas forcément une langue première mais « une langue qui, pour des raisons historiques, s'est imposée ou a été imposée comme langue publique, c'est-à-dire comme langue à partir de laquelle un groupement humain se constitue en société à travers une historiographie, une littérature, des délibérations publiques, etc. » Il faut convenir qu'une langue de société cohabite difficilement avec une ou plusieurs autres langues. L'homogénéité linguistique qu'elle incarne a été nécessaire pour entrer dans l'économie industrielle, pour assurer le fonctionnement de la démocratie délibérative et pour assurer une cohésion culturelle.

« Une langue de contact au contraire d'une langue de société se veut une langue purement utilitaire. » Les qualifications courantes la compare à un outil, « une commodité, au même titre que l'ordinateur de bureau ou Internet » pour reprendre un propos de Claude Allègre. Cette vocation d'outil a quelque vraisemblance quand on examine le fonctionnement des langues au parlement européens : dégagées de références culturelles précises, elles ne délivrent qu'un discours technique, instrumental, abstrait.

Ce n'est donc pas suffisant pour que le projet d'une « langue de contact universelle, langue de société de personne, mais langue d'intercompréhension de tous » soit viable, voire conceptualisable. « Les langues acceptent difficilement d'être réduites à une commodité, elles renferment des imaginaires qui sont ceux des peuples et des sociétés qui les nourrissent quotidiennement. » La canette de Breiz Cola présentée par Christian Pelletier exprime une telle réaction. Dans ces conditions, l'anglais international n'est pas une commodité c'est tout simplement « la langue de la politique, de l'économie et de la culture de la société la plus puissante de la planète ».

Le problème posé au français dans la Francophonie nous invite à retrouver notre question : Quel français ? non plus en termes de contenu (une langue française ou des langues françaises) mais en termes de fonctionnement : langue de société ou langue de contact ? La première réponse est impossible : ce serait nier la pluralité et la diversité des sociétés qui partagent le français. Mais la deuxième réponse est également impossible : aucune langue ne peut devenir une simple commodité. La Francophonie est donc invitée à inventer et à faire vivre un fonctionnement du français qui lui permette de jouer un rôle de contact international imprimant « un ton à la mondialisation, un ton qui tire son origine de la pluralité des sociétés qui le partagent ».

Pour autant, cette perspective ne sera tenable que si le français comme langue de société reste pleinement vivant. Et Joseph Yvon Thériault conclut que l'avenir du français ne se joue pas en Afrique ou au Québec : « C'est la place du français dans la communauté européenne qui est actuellement le point nodal du maintien du français comme langue de contact international. Si les milieux politiques et intellectuels français se conforment à la tendance à faire de l'anglais la langue naturelle de l'Europe, la Francophonie s'éteindra nécessairement. [...] Quel intérêt, en effet, auraient les individus qui n'ont pas le français comme langue de société d'apprendre une langue que même les Français n'utilisent plus comme langue internationale ? »

Citant divers travaux sur les pratiques linguistiques des institutions européennes, en particulier un récent rapport à l'Assemblée nationale du député français Michel Herbillon, Roland Delronche éclaire de l'intérieur ce péril. Outre la nécessité d'y promouvoir le français, action à laquelle participe l'Agence intergouvernementale de la Francophonie, « l'alternative pour l'emploi des langues dans les institutions de l'UE sera : soit un multilinguisme “à géométrie variable” reposant, d'une part, sur toutes les langues officielles pour les grands débats et, d'autre part, sur trois langues de travail (parmi lesquelles figurerait le français), soit, sous le couvert d'un multilinguisme général, le glissement vers un unilinguisme, qui ne pourrait être qu'anglophone ».

Conclusion

Pour conclure cette synthèse, il convient de souligner trois points.

1. Tous les intervenants se sont placés sur le terrain du réel, c'est-à-dire dans la réalité des échanges langagiers. Les langues n'ont jamais été abordées comme des entités closes et intangibles mais comme des manières de vivre au cœur des sociétés qui les emploient. Que l'on parle de sociolinguistique, de pragmatique ou de prise en compte des discours importe peu. Les linguistes professionnels retrouveront les grandes théories qui occupent leur champ disciplinaire. La Biennale de la langue française n'est pas un colloque universitaire de linguistes. Mais dans sa vocation à parler du langage et des langues, elle a su montrer à La Rochelle qu'on pouvait tenir des propos accessibles aux non-spécialistes sans se couper des fondements scientifiques de l'analyse des langues.

2. Toutes les interventions ont explicitement ou implicitement affirmé l'impérieuse nécessité du partenariat des langues dans l'univers francophone. pour reprendre une remarque de Mwatha Musanji Ngalasso : en parler, c'est bien, le réaliser, « c'est encore mieux ! » La mise en œuvre volontariste et continue de ce partenariat est une des conditions sine qua non de la vitalité des langues africaines, de la vitalité internationale du français et de la diversité linguistique du monde. Il est sans doute difficile de trouver un projet plus éminemment francophone dans ses motivations, ses réalisations, ses objectifs et ses idéaux.

3. Le troisième point est évidemment moins fondamental que les précédents mais on permettra au président de la Biennale de la langue française de ne pas le négliger. Hier – je pense au thème de la biennale de Jersey en 1967 : « Une langue française ou des langues françaises » – comme aujourd'hui, 2003 – dans le choix du thème de cette biennale de La Rochelle — la Biennale de la langue française aura su servir le français et la Francophonie. Si l'on entend les propos de Roland Delronche et les avertissements de Joseph Yvon Thériault ; l'essentiel se joue à Bruxelles, et si l'on prend note du fait que la XXe Biennale de 2005 sera réunie à Bruxelles, on mesure que ce service continuera d'être rendu.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXe Biennale

SOMMAIRE

Accueil

Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93