Biennale de la Langue Française

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Le français langue de traduction
Passer du hongrois au français

Claire Anne Magnès

L’idée d’insérer la question de la traduction dans le thème de cette XXBiennale a été suggérée au comité par un de ses membres, Alain Vuillemin. Je voudrais le remercier pour la voie qu’il a ainsi ouverte, et que j’emprunte.

Quand, en effet, des langues sont-elles plus étroitement associées qu’au moment de traduire ? Cette proximité, cet accord sont plus nécessaires encore s’il s’agit de traduction littéraire : à la fidélité au sens et à l’esprit du texte doit s’ajouter le respect, ou tout au moins l’adaptation, de la forme.

J’aimerais vous faire part de l’enrichissement qu’apporte à l’un et à l’autre des partenaires le travail de traduction littéraire. Le cas précis que je connais, que j’ai vécu, est celui du hongrois. Les œuvres littéraires hongroises – langue isolée et dite « de moindre diffusion » – gagnent évidemment à être traduites dans une langue « de grande diffusion » comme le français et à toucher dès lors un grand nombre de lecteurs.  Mais le traducteur – en l’occurrence, la traductrice – s’enrichit également à ce contact et, grâce à lui, porte un regard neuf sur sa propre langue.

Quelques mots pour préciser mes rapports avec la Hongrie et sa langue. Je ne suis pas d’origine hongroise. J’ai fait des études de lettres et de langues, mais de langues romanes. C’est par la poésie que je suis entrée en contact avec des écrivains hongrois. On m’a proposé de revoir et d’adapter en langue littéraire des poèmes hongrois contemporains ; on me remettait des traductions françaises établies par des Hongrois. Quantité d’écrivains belges et français – des poètes surtout – ont ainsi mené à bien des traductions-adaptations du hongrois : Jean Rousselot, Michel Manoll, Guillevic, Robert Goffin, Carlos de Radzitsky, Jean Muno… Livres, anthologies, revues témoignent du beau résultat de ces collaborations.

Les poètes dont je découvrais les textes me plaisaient beaucoup. J’ai voulu en savoir davantage, ai commencé d’étudier le hongrois à Bruxelles, proposé un projet de traduction, obtenu une bourse de recherches à Budapest où j’ai suivi des cours de langue conçus pour les étrangers. Dès ce moment, j’ai poursuivi mes travaux d’adaptation en disposant du texte hongrois original, de la traduction littérale, des nombreux dictionnaires que j’avais acquis et en rencontrant fréquemment mon co-traducteur – qui, le plus souvent, était une co-traductrice. Cette expérience s’est poursuivie pendant plusieurs années. Je me suis rendue très souvent en Hongrie. Mes traductions-adaptations ont paru dans des revues et des anthologies. Plus récemment, j’ai traduit avec une Hongroise installée à Bruxelles un choix de textes de Sándor Kányádi, poète hongrois de Transylvanie. Cet ensemble a été publié en volume.

En matière de langue, mon approche du hongrois s’est faite d’une triple manière : scolaire, avec les règles de grammaire, le vocabulaire de base… ; littéraire, avec les métaphores, un vocabulaire poétique ; pratique, avec les contacts quotidiens de la rue, des marchés, des journaux.

Cet apprentissage a été tardif – j’avais quarante-cinq ans quand j’ai commencé – et il s’agissait d’une langue complètement différente de ce que je pouvais connaître : autre système, autre syntaxe, autres racines. Le hongrois, en effet, n’est pas une langue indo-européenne. Cousin lointain du finnois, de l’estonien, du samoyède, il a son berceau dans l’Oural. C’est une langue agglutinante, qui possède des cas, connaît l’harmonie vocalique… Parmi les difficultés majeures que présente le hongrois à celui qui l’étudie et le traduit, je retiens essentiellement le lexique, l’aspect du verbe et, dans une moindre mesure, la structure de la phrase.

La structure de la phrase

Disons rapidement que, par exemple, l’ordre des mots n’est pas le même qu’en français : il faut parfois aller chercher le sujet au bout de la phrase. Le hongrois est une langue synthétique et non pas analytique comme le français : la traduction doit ajouter des prépositions, des pronoms, des articles… ; elle est donc souvent bien plus longue que le texte original. L’harmonie vocalique et les déclinaisons rendent la rime aisée et naturelle en hongrois ; ce n’est pas le cas dans notre langue.

Le verbe

La langue hongroise dispose d’une grande variétés d’affixes qui permettent de nuancer les mots et surtout les verbes. Pour ceux-ci, il existe un système de préverbes – détachables selon la phrase et son accentuation – qui marquent l’aspect du verbe, dont le perfectif. Un seul mot peut suffire en hongrois pour exprimer que l’action est momentanée, répétée, prolongée, coutumière, menée à son terme, qu’elle commence, qu’elle est possible, faite par le sujet ou à son instigation. Le français, par contre, doit le plus souvent adjoindre au verbe un complément adverbial, un semi-auxiliaire ou doit user d’une périphrase.

Ainsi le hongrois peut dire, rien qu’au moyen du verbe :

lire [un livre] jusqu’au bout

regarder [un film] du début à la fin

arriver à destination

étudier [ses leçons] jusqu’à ce qu’on les connaisse

expliquer [quelque chose à quelqu’un] jusqu’à ce qu’il ait compris

se promener à son aise, en flânant ou avoir l’habitude de se promener

travailler en s’interrompant, sans plan, sans but déterminé

crier longuement ou à plusieurs reprises

crier à tue-tête ou pousser un cri

crier ou pousser des cris

briller, jeter un éclair

briller coup sur coup, jeter des éclairs

faire construire

pouvoir venir

Il serait aussi faux qu’injuste de dire que le français ne peut exprimer par le seul verbe tel ou tel aspect. Pour s’en convaincre, qu’on songe à la différence entre tousser et toussoter, crier et criailler, flamber ou s’enflammer, pleuvoir et pleuviner, brasiller et s’embraser, commencer et recommencer, lire et relire. Mais ces exemples pèsent peu à côté des multiples possibilités qu’offre chaque verbe hongrois.

Par contre le français peut jouer des divers temps du passé, richesse dont le hongrois ne dispose pas. Le bon emploi de l’imparfait est difficile pour les Magyars. Un exemple : une amie me téléphone un matin de bonne heure et me demande : « Tu as dormi ? » Ma réponse affirmative la fait se confondre en excuses : elle croit m’avoir éveillée. Elle aurait dû dire : « Tu dormais ? »

Le lexique

a) La polysémie

Quantité de mots ont plusieurs sens, nous le savons. Nous le mesurons surtout quand nous devons traduire. C’est vrai pour toutes les langues, donc aussi avec le hongrois. Exemples :

1. Un mot français, un choix en hongrois : souffler se traduit différemment selon qu’il signifie :

le vent souffle

souffler, respirer

souffler bruyamment, haleter

souffler aux acteurs

souffler une chandelle

ne pas souffler mot

souffler un poste à quelqu’un

2. Un mot hongrois, un choix en français : rák signifie indifféremment crustacé, crabe, écrevisse, Cancer (Zodiaque et Tropique), cancer, carcinome, sarcome. Le mot cancre n’a pas d’équivalent hongrois ; chancre se traduit par un mot dont le radical est tout autre.

3. plusieurs valeurs dans l’une et l’autre langue mais elle ne coïncident que partiellement : chambre, qui se traduit par szoba. L’emploi français implique que l’on dorme dans la chambre. Pas le hongrois. Le fonctionnaire magyar qui vous offre de passer dans sa « chambre » vous invite dans son bureau ! Chambre en politique, commerce, musique se traduit par kamara ; chambre à air par kamra.

C’est ici que le risque d’erreur de traduction est le plus grand. Ainsi, j’ai découvert dans des traductions hongroises de mes poèmes, ces interprétations malencontreuses : bulbes (coupoles) devenus des « oignons », buse (l’oiseau rapace) traduit par « tuyau ».

b) pas d’équivalent dans l’autre langue

Parce que telle « chose » n’existe pas dans le pays, parce qu’on en ignore l’existence, le mot qui pourrait la désigner n’existe pas non plus. Il arrive donc que le dictionnaire définisse le mot étranger faute de pouvoir le traduire, procédé utile pour la compréhension mais dont le traducteur littéraire ne sait que faire.

1. La charlotte (le dessert) devient un « gâteau aux fruits ou à la confiture garni tout autour de tranches de pain imprégnées de beurre » (!).

2. Le terme hongrois suba désigne une « houppelande en peau de mouton », et le délicieux rétes aux pommes, aux griottes ou au pavot ne se traduit en français que par… strudel.

c) les emprunts : les mots hongrois en français

Où trouver les mots que l’on ne possède pas ? Une solution : les emprunter à une langue étrangère. Au hongrois (qui lui-même les tenait d’autres langues), le français a emprunté tzigane (tsigane), cymbalum et paprika. Il n’a retenu Puszta que comme nom propre (pour désigner la steppe pastorale de l’Est du pays) alors qu’en hongrois, en plus d’être un nom propre entrant dans la composition de nombreux toponymes, il est aussi substantif et adjectif. Goulache ou goulasch, nom masculin ou féminin, désigne en français un ragoût de bœuf préparé avec des oignons, du paprika et des pommes de terre. Mais la préparation hongroise qui porte ce nom est une soupe avec des morceaux. C’est l’abréviation de gulyás leves, « soupe du bouvier ».

Introduit en français au XVIsiècle, le mot coche, grande voiture tirée par des chevaux (cf. Le coche et la mouche), vient du hongrois kocsi, dérivé de Kocs, relais de poste sur la route de Pest à Vienne. Les Tchèques revendiquent la paternité du mot mais Alain Rey estime l’origine hongroise plus vraisemblable.

Si Magyar, nom par lequel les Hongrois se désignent est finno-ougrien, le mot hongrois vient… du turc. Le dérivé hongre s’explique par le fait que c’est à la Hongrie qu’a été emprunté l’usage de châtrer les chevaux.

d) la création de mots

La langue ne s’enrichit pas que d’emprunts. Elle crée aussi des mots nouveaux. En partant de ses racines savantes (téléphone, cosmonaute), ou par dérivation (bovarysme, chapeauter).

En matière de création propre, le français (d’Europe, en tout cas) nous paraît bien frileux. Par contre, les possibilités créatrices de la langue hongroise sont énormes. Une grande variété de suffixes permet de construire quantité de mots à partir d’un terme. Le procédé de l’agglutination rend aisée la création de mots composés. Ce qui, en français, relèverait de la création littéraire est normal, voire banal en hongrois. Exemple : l’action de fumer se traduit, selon le sens, par un verbe construit sur fumée (fumer de la viande, la cheminée fume), sur engrais (fumer la terre) ou sur tabac. Littéralement, ce dernier équivaudrait à « tabaquer ». Mais d’autres verbes existent, formés sur cigarette, cigare et pipe, qui correspondraient à « cigaretter », « cigarer » ou « piper ». Souvent, la traduction française ne peut restituer cette inventivité.

Un regard neuf sur sa langue

Langues partenaires, langues associées : quand on côtoie une autre langue, on redécouvre la sienne. La poésie nous y rend plus sensibles encore. En voici quelques exemples.

Le poème que je traduis évoque des chars qui défilent lors de la libération de la ville. J’y trouve une image guerrière saisissante : des tanks portant des fleurs de sabre. Le choc du mot composé me fait voir le glaive dont le glaïeul (car c’est de lui qu’il s’agit) tire son nom. De même, je retrouve dans la « fleur de cloche » la campanule, la passiflore dans la « fleur du Golgotha ».

Autre métaphore commune aux deux langues : les « chiens du feu » hongrois donnent une nouvelle vigueur aux chenets français.

Le substantif hongrois pour légume est formé sur l’adjectif vert. Belle occasion de signaler qu’en français régional de Belgique, le verdurier désigne le marchand de légumes. Ce mot ancien a aujourd’hui disparu du français de France.

En hongrois, fromage et presse ont le même radical. On songe alors à l’étymologie du mot fromage : le bas latin (caseus) formaticus ou (fromage) mis dans une forme (cf. Fourme), le latin caseus donnant naissance aux termes anglais, allemand, néerlandais, espagnol et à des mots français savants comme caséine.

Les expressions imagées

Les expressions imagées sont plus colorées, plus savoureuses encore quand on les compare à celles qu’une autre langue a conçues différemment.

Cet usage de verbe incite à la réflexion : si on gagne de l’argent en français, on en « fait » en anglais (to make money) mais on en « cherche » en hongrois où gagner sa vie se traduit littéralement par « chercher son pain ».

Expressions moins amères et plus poétiques : en hongrois, on peut dormir comme une marmotte, « comme une pelisse » ou « comme le lait » mais pas comme un loir ni à poings fermés.

Passer un savon se dit « laver la tête », comme en wallon. Prendre la poudre d’escampette devient « chausser les souliers du lièvre » ou « nouer (lacer) les sandales du lièvre ». Boire comme un trou, comme une éponge : « boire comme le pélican », « comme le fabricant de brosses ». Tourner autour du pot : « tourner comme le chat autour du gruau brûlant ». On n’est pas rouge comme une tomate ni comme une pivoine mais « comme un paprika », « comme un crabe (une écrevisse) cuit(e) ». À la queue leu leu – ou en file indienne – se dit « en rang d’oie » et, plutôt que la chair de poule, c’est la « peau d’oie » qui indique qu’on a froid.

Enfin, le hongrois dit « l’un c’est dix-neuf, l’autre vingt moins un » quand le français de France déclare que c’est bonnet blanc et blanc bonnet et celui de Belgique que c’est chou vert et vert chou.

Ainsi, comme, rentrant chez lui, le voyageur s’étonne et s’extasie devant les paysages de la terre natale, revenu d’une incursion dans une langue étrangère, on regarde et on admire, avec des yeux plus vifs, des mots connus depuis toujours.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXe Biennale

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Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93