Biennale de la Langue Française

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Annette, une épopée d’Anne Weber : une épopée franco-allemande

Anne-Laure RIGEADE

Née en 1964 à Offenbach, Anne Weber arrive à Paris en 1983 pour être jeune fille au pair, puis elle y reste : elle étudie à la Sorbonne, est embauchée dans une maison d’édition et, dans les années 1990, commence à traduire, fait rare, de l’allemand vers le français : elle traduit ses contemporains, Birgit Vanderbeke, Jakob Arjouni, Wilhelm Genazino, et d’autres. En 1998, elle publie son premier texte littéraire, Ida invente la poudre aux Editions du Seuil :

J’ai appris le français au lycée, après l’anglais, donc assez mal. Lorsque je suis venue m’installer en France, je parlais suffisamment bien pour demander mon chemin, mais je me servais encore d’un dictionnaire ne serait-ce que pour lire le journal. Adolescente, j’écrivais des textes (en allemand, bien sûr) et j’ai continué à Paris. Le moment où j’ai commencé à écrire en français est arrivé seulement au bout de cinq ou six ans de vie en France. Ce n’était pas une décision que j’avais prise, mais une chose qui est arrivée de façon assez naturelle et inconsciente, de la même façon qu’au bord de la mer, une fois entré dans l’eau, on nage plutôt que de continuer à marcher. 1.

En 1999, elle fait paraître la version allemande du même livre auto-traduit chez Suhrkamp, Ida erfindet das Schiesspulver. Suivent ensuite sept autres romans, tous (sauf un) écrits dans les deux langues ; Annette, ein Heldinnenepos (Matthes & Seitz) est le huitième : ce récit a d’abord été publié en allemand, et récompensé par le prix du livre Allemand en 2020, avant d’être suivi par son auto-traduction française, Annette, une épopée, aux Editions du Seuil.

Pourquoi, donc, parler d’épopée franco-allemande comme je le fais à propos de ce livre ? Parce qu’en réalité l’épique se décline à plusieurs niveaux dans ce bilinguisme littéraire franco-allemand assez unique : d’abord, nous verrons que le choix du bilinguisme par Anne Weber relève d’un héroïsme, d’une exceptionnalité dans le paysage littéraire. Ensuite, nous verrons en quoi Annette (le personnage), dans le roman éponyme, rejoue à son tour, par son histoire, une épopée de l’entre-deux. Enfin, nous verrons comment Anne Weber invente en français une entre-langue, un espace de l’entre-deux, dans le tissage de l’écriture.


I/ Un imaginaire linguistique de l’entre-deux


Pour commencer, je crois qu’il est important de comprendre l’imaginaire linguistique de Anne Weber qui la conduit à rester entre le français et l’allemand.

Comme évoqué à l’instant, le français est une langue apprise, une langue qui a fini par devenir, par la force des circonstances, une langue de traduction d’abord, tout simplement, comme Anne Weber l’évoque elle-même dans une interview, parce qu’elle travaillait dans le monde de l’édition française (et que donc son contact était d’abord avec le marché français). Ensuite, le français est devenu langue d’écriture. Et cas rare dans le paysage littéraire : depuis son premier livre, Anne Weber s’auto-traduit systématiquement. Pour ses trois premiers livres, elle a publié d’abord en français (pour les raisons évoquées plus haut) puis l’auto-traduction en allemand ; et à partir de Ahnen / Vaterland (en français), elle se met à écrire en allemand puis en français, changement qu’elle explique en partie par le fait que ce récit raconte une histoire plus familiale, celle de son grand-père, et plus allemande, avec une interrogation sur l’identité allemande.

Ce retour sur ses textes via l’auto-traduction lui offre, d’ailleurs, comme elle l’exprime dans une interview récente, une dernière possibilité de réécriture :

La traduction oblige à voir un texte de très près. Personne ne passe autant de temps sur une phrase qu’un traducteur : ni l’éditeur, ni le correcteur, ni le lecteur, ni même parfois l’auteur lui-même. Quand on se traduit soi-même, cela peut être assez pénible d’être confronté d’aussi près à ces propres faiblesses ou imprécisions. Mais ça peut être un avantage, tant que l’original n’est pas encore imprimé. 2.

De fait, contrairement au traducteur, l’auteur du deuxième original a toute latitude de modifier le texte, de créer un deuxième original en quelque sorte : « il m’arrive par exemple d’ajouter des phrases, d’en couper, d’en modifier ; souvent, cela permet de revenir à l’original et de le corriger » 3. Ainsi, Anne Weber a une œuvre double, sur deux marchés littéraires distincts puisqu’elle a un éditeur français et un éditeur allemand sans reversement de droits, avec une reconnaissance propre à chacun des marchés littéraires, non sans déséquilibre au bénéfice de sa partie allemande. En effet, du point de vue du marché de l’édition hors France seul l’éditeur allemand détient les droits de traduction. De même, si on considère les prix littéraires reçus, ils viennent essentiellement d’Allemagne : prix Heimito von Doderer en 2004 ; prix 3-Sat au concours Bachman en 2005 ; prix du livre allemand en 2020. Anne Weber est donc consacrée en Allemagne comme écrivain de langue allemande et, en Allemagne, un voile est jeté sur la partie française de son œuvre et sur son bilinguisme, au point que l’éditeur français lui-même a recatégorisé Anne Weber en auteur allemande :

Mes sept premiers ont été publiés en France comme des originaux ; j’ai donc été assimilée à la littérature française ou du moins francophone. Puis, au huitième livre, mon éditeur a décidé de me ranger dans la catégorie des auteurs étrangers. 4

Pourquoi, dans ces conditions, continuer, pour l’auteur, à écrire en français ? Une réponse se fait jour dans le rapport exprimé par Anne Weber à sa langue maternelle, dans une interview de 2008 :

Il y a une langue qu’on ne trouve pas, qu’on ne cherche pas non plus, mais qu’on respire en arrivant au monde, qu’on mange et qu’on boit. Cet aliment pour bébé passe comme une lettre à la poste : on ouvre le bec et on avale, sans y penser. Est-ce que pour autant la langue maternelle vous procure une place, et même « votre » place ? Elle vous procure une place dans une communauté, ou du moins dans un ensemble d’êtres humains qui auront été allaités au même sein. Vous avez beau vous exclamer que vous n’avez rien en commun avec tous ces gens, vous leur êtes attachés par un lien autrement plus fort que le sang. Habiter la même langue signifie habiter le même monde, être prisonnier du même territoire (…). Mais il n’y a pas que vis-à-vis de vos contemporains que vous avez une place à tenir. Depuis leur nuit, depuis la nuit animée des livres les poètes qui ont écrit dans votre langue vous parlent. C’est à vous qu’ils s’adressent, à vous seuls qui êtes capables de les entendre puisque l’alliage qui sort de leur plume est unique, que le son et le sens y ont été fondus, et que toute tentative de traduction se heurte à l’impossibilité de dissocier les éléments de cette lave incandescente. 5

La métaphore de la prison indique assez bien le mal être qu’il y a dans cette assignation à résidence que constitue la langue maternelle, l’impossibilité de sortir d’une manière de voir, de sentir, d’expliquer le monde liée à une langue-culture. La singularité d’Anne Weber tient à ce refus ostensible de s’inscrire dans une littérature nationale. Or, depuis la fin du XVIIIe siècle, comme l’ont montré Hockenson et Munson dans The Bilingual text, les auteurs sont sommés de contribuer à construire et consolider une littérature nationale et à travers elle « unidentité » (Marc Crépon), reposant sur le ciment d’une langue-culture-nation, ce que les nationalismes et les théories romantiques du XIXe siècle n’ont fait que renforcer. Contre cette doxa qui assigne l’écrivain à sa langue maternelle comme à sa patrie, faisant du traducteur allographe le seul passeur transnational de l’œuvre, Anne Weber écrit en deux langues, et revendique cette position de l’entre-deux comme lieu de l’existence et de l’écriture, comme elle le dit dans la même interview :

La place à laquelle je me tiens est mouvante, elle est dans l’entre-deux, et elle me convient. Entre deux langues, entre deux chaises, entre deux littératures, entre deux histoires, j’ai conscience de n’appartenir tout à fait ni à un monde ni à l’autre, de n’être parfaitement à l’aise nulle part, de ne pas avoir de chez moi. C’est la place à laquelle écrire m’est possible. 6

Ainsi, écrire entre l’allemand et le français est une manière d’échapper à toute tradition littéraire, à toute revendication nationale. C’est ce double refus que porte Annette.


II/ Une héroïne de l’entre-deux


De fait, dans ce récit, l’histoire nationale française est racontée du point de vue de l’Allemande Anne Weber racontant la vie de la résistante Anne Beaumanoir, qui elle-même a pris ses distances vis-à-vis de la nation, préférant la lutte contre toutes les oppressions à une quelconque préférence nationale. C’est ainsi que celle qui fut résistante durant la Seconde Guerre mondiale se met au service du FLN à la fin des années cinquante, portant des valises depuis Marseille facilitant la circulation des fonds. Elle vit ces deux actions dans une continuité :

dans ce livre de Simon (prêtre ouvrier que Annette lit à ce moment-là), une phrase qui dit qu’en /admettant, /sans protester, que la torture, /l’humiliation et /l’oppression soient pratiquées/ par eux ou en leur nom,/ c’est comme si les Français/ avaient été vaincus/ par les nazis, en fin de compte. A/-t-elle risqué sa / tête pour son pays qui était /envahi par les nazis/ pour que, vingt années plus tard,/ on y emprunte/ certaines méthodes à la SS ? / Amertume. Colère. 7

Anne Weber ne raconte cette histoire ni comme une biographie (même si elle s’est inspirée des récits oraux et des mémoires publiés de Anne Beaumanoir), ni comme un roman, ni comme un essai historique mais comme une « épopée ». Autrement dit, elle choisit la forme que prenait jadis un récit de hauts faits écrit pour être chanté (d’où le choix d’un certain rythme) et pour célébrer les héros, plus que les héroïnes d’ailleurs. Cette forme exhibe donc la part d’invention de l’auteur, soulignée par le titre anglais « a heroine tale ». Anne Beaumanoir déclare d’ailleurs ne pas se reconnaître dans ce récit.

Comment l’expliquer ? On peut faire l’hypothèse qu’en réalité, c’est sa propre épopée entre les cultures et entre les langues que cherche à raconter Anne Weber raconte à travers cette histoire de l’entre-deux.

D’une part, Annette, telle que la raconte Anne Weber, est, en tant que tel, un personnage de l’entre-deux. L’histoire d’Annette commence par celle de sa grand-mère « number one », une paysanne pauvre et illettrée, quand la grand-mère numéro 2 est une bourgeoise fille de notaire. D’emblée, donc, c’est une héroïne de l’entre-deux, de l’entre-deux classes sociales, qui se profile. Puis tard, son identité double de résistante la fait vivre entre vraie identité et faux noms, entre Personne (allusion aussi à l’Ulysse d’Homère) et tout le monde. Enfin, activiste pour le FLN, elle se trouve encore dans un entre deux : par sa nationalité et sa couleur de peau, elle appartient au groupe des oppresseurs coloniaux mais, en raison de ses actes, elle se retrouve parmi les Algériennes dans la prison des Baumettes. Puis à Tunis et ensuite à Alger, encore, où elle fuit la condamnation à dix ans de prison, elle est encore dans l’entre-deux, blanche maîtresse de l’Algérien Amara et détentrice des deux passeports français et algérien.

D’autre part, l’histoire de ce personnage de l’entre deux est elle-même racontée entre l’obscurité du passé et la clarté du présent, dans une distance qui dédouble l’histoire en deux.

Cette distance par rapport au passé est instaurée, d’abord, par le détour par les livres. Le récit d’Annette est en effet émaillé d’intertextes, de voix de penseurs politiques ou d’écrivains faisant de l’histoire d’Annette une caisse de résonance pour la pensée de l’éthique et du politique. Ainsi, au moment de la fouille de l’appartement d’Annette, la narratrice passe en revue les livres de sa bibliothèque et de Camus à Rousseau ou Krokoptkine : elle passe en revue non pas seulement les objets de la bibliothèque, mais aussi les idées sur le terrorisme, la dignité humaine, le respect de la vie. 8 La figure littéraire de Sisyphe, d’ailleurs, bat le rythme sous le récit, et revient pour qualifier Annette au ministère de la santé, puis Annette face à sa vie de femme ayant perdu ses enfants : « l’erreur qui fut la / sienne devient/ douleur, et cette douleur, elle va/ la porter / toute sa vie, c’est un rocher/ qu’elle pousse en/ haut de cette colline qui est sa vie ». 9

Ensuite, Anne Weber multiplie les allers-retours entre le présent et le passé, croisant le savoir du présent avec l’ignorance du passé. Dans le récit, cela se traduit par de nombreuses prolepses (elle multiplie les phrases du type « Annette ne sait pas encore ») et des effets d’annonce (« le ver est dans le fruit », annonce-t-elle au début de l’indépendance de l’Algérie), mais aussi par la mention de l’éclairage apporté par les travaux d’historiens. Ainsi, après avoir évoqué Nekkache, le nouveau ministre de la santé algérien du point de vue d’Annette qui voit en lui un homme de conviction, Anne Weber ajoute :

Et vraisemblablement elle ne sait pas, non, elle ne peut pas savoir, qu’au moment de la dernière guerre mondiale, Nekkache a été recruté par les services de renseignements allemands en France, et que, jusque dans les années 50, il est resté en relation avec Richard Christmann qui était à l’Abwehr pendant l’époque nazie. 10

Enfin, la dernière mise en perspective combine temps et espace : à cette histoire française à fond double, s’ajoute une autre dualité, celle du regard en miroir de la France sur l’Allemagne et réciproquement. Ainsi à l’occasion de cette « digression » au moment de l’engagement d’Annette pour le FLN :

ce que le très chrétien bourgeois ne pardonnera pas à Hitler, ce ne sont pas les crimes qu’il a commis contre l’humanité, donc contre l’homme en soi, mais qu’il les ait commis cotre des Blancs européens alors que, jusqu’ici, ces procédés étaient réservés aux nègres, aux Arabes et aux coolies, écrit Aimé Césaire en 1950 aux Antilles. Au tout début du prochain millénaire, on discutera en France de la question suivante ; la colonisation n’a-t-elle pas eu aussi du bon ? ET on décide que oui, et, même, on vote une loi qui le proclame haut et fort et qui oblige à l’enseigner – elle sera abrogée un an plus tard. (De l’autre côté du Rhin, nous entendons aussi des voix qui disent qu’Hitler a quand même fait construire des autoroute et donné du boulot aux gens. 11

Anne Weber entremêle l’épisode de honte nationale allemande (le nazisme) avec celui de la honte nationale française (la guerre d’Algérie), montrant ainsi tant les massacres commis par l’Etat français que les liens invisibles entre certains responsables du FLN, comme Nekkache, le ministre de la santé, et les nazis. « On voit alors, conclut Anne Weber, ce que, a priori, on sait déjà, à savoir que le noir et le blanc n’existent pas, qu’ils se mélangent de façon pas toujours ragoûtante » 12. Cette écriture de l’histoire répond à ce sentiment de honte que ressent la génération d’Allemands nés, comme Anne Weber, moins de vingt ans après la Seconde Guerre mondiale

Je parle de la honte qui a jeté son voile sur la langue allemande à propos du mot « Jude », il me semble. J’ai toujours eu du mal à prononcer ce mot en allemand ; d’une part, parce que j’étais épouvantée par ce qu’on avait fait subir aux Juifs ; par ce que nous leur avions fait subir. Mais dans ma réticence, il y avait aussi le fait que, dans mon pays, tout récemment encore, le mot « Jude » avait été une injure. Cette sorte de honte, j’en parle en effet comme d’un phénomène collectif, différent, il me semble, de la honte individuelle. En France, j’ai pu facilement prononcer le mot « juif ». Cette honte-là, je l’ai vivement ressentie déjà très jeune.

Et elle ajoute :

Le bilinguisme, quand on est allemand, c’est aussi avoir du mal à prononcer le mot « Jude » et pouvoir prononcer sans problème le mot « juif ». Quand on commence à réfléchir à ces questions-là, le bilinguisme prend une autre dimension. 13

Sa prise de distance par rapport à l’Allemagne et à l’allemand dépasse donc les enjeux littéraires et linguistiques, s’alimente de tous ces enjeux d’identité que la langue porte.


III/ L’invention d’une entre-langue


C’est la raison pour laquelle l’œuvre semble chercher une entre-langue dans l’écriture qui traduise ce rapport distancé à l’héritage culturel.

Cette entre-langue se caractérise par un rapport de distance double par rapport au français et par rapport à l’allemand. Par rapport au français, d’abord, Anne Weber parle dans un entretien de la « distance qui s’instaure » comme de l’avantage qu’il y a à « écrire dans une autre langue » 14. Si le français est une langue choisie, contrairement à l’allemand, Anne Weber ne s’y installe pas mais fait de l’entre-deux ce lieu mouvant dans lequel se tenir en état de vigilance. C’est bien cet état de vigilance qu’elle décrit encore en ces termes :

Dans la langue étrangère, je pense davantage, aucune pensée ne ruisselle dans ma tête de manière inaperçue. […] Mon cerveau français […] ne me construit pas de chemins commodes, sur lesquels on se promène de manière insouciante et pleine de confiance. […] les tournures étrangères deviennent de par elles-mêmes des points d’interrogation qui me forcent à m’arrêter, à réfléchir et à passer un certain temps en face à face avec chaque mot. 15.

Le caractère étranger du français est exhibé dans l’écriture à travers trois dispositifs en particulier 16 : la réflexivité sur la langue (une réflexion sur les mots) ; l’expression d’un rapport d’étrangeté aux mots ; et enfin le jeu sur les expressions figées.

Le premier dispositif témoigne d’une réflexivité sur la langue, dont ce passage constitue un bon exemple :

Les femmes poussent des youyous /de joie comme lors d’un mariage./ Et d’ailleurs / « liesse », ça vient de laetitia, la/ joie, mais liesse/ c’est encore autre chose, c’est/ plus exubérant et / contagieux. 17

Le recours à l’étymologie et l’analyse sémantique des termes relèvent de ce que Lise Gauvin appelle la « surconscience linguistique », cette forme de « réflexion sur la langue » qu’on trouve en particulier chez les écrivains publiant dans un contexte multilingue. 18

Le deuxième dispositif consiste à faire apparaître le caractère étranger et étrange du français, comme dans ce passage. Si on compare avec la version allemande, on voit disparaître la digression sur la catachrèse euphémisante « emporté » pour dire « mort » :


Annette, une épopée

Annette, ein Heldinnenepos

Traduction littérale

La bicoque du pêcheur, ils l’ont déjà quittée. Ils [Annette et ses parents] vivent tout près, de l’autre côté du pont – pont du Guildo – que son grand-père, mari de Mémère et ferronnier de son état, était venu construire avant que cinq années et trois enfants plus tard la phtisie ne l’emporte. Car c’est ainsi qu’on dit : emporte, comme si ce n’était pas une maladie mais plutôt une mairie et, ses victimes, des encombrants à enlever

La petite famille habite maintenant une autre petite maison

Quand même plus grande que la première et aussi plus moderne.

Das Fischerhäuschen hat sie längst verlassen und ist mit ihren Eltern und Mémère jenseits der Eisenbrücke über den Arguenon Oder Pont du Guido gezogen, die mitzubauen Mémères Mann, ein Schmied, hierhergekommen war,

Doch schon fünf Jahre und drei Kinder später war er (Schwindsucht) tot. Das neue Haus, das wieder

Nur ein Häuschen ist, steht am anderen  Ufer, ihrem Geburtshaus gegenüber. (emp 95)


La maison du pêcheur, ils l’ont quittée depuis longtemps et est avec ses parents et Mémère de l’autre côté du pont de fer passant au-dessus de l’Arguenon – ou Pont du Guido - , à la construction duquel le mari de Mémère, un ferronnier avait participé,

Avant, cinq ans et trois enfants plus tard, de (phtisie) mourir.

La nouvelle maison, qui est encore une petite maison, se situe sur l’autre rive, en face de la maison où Annette est née.


De plus, si on compare la version allemande à la version française, on constate l’ajout, dans la version française, de « La petite famille » : l’expression lexicalisée est comme attirée par la proximité avec la « petite maison », mais alors que « petite » associée à « maison » ne qualifie que la taille, « petite » associée à famille est lourd de connotations affectives et de tout un imaginaire social. La rencontre entre les deux phrases rend fait donc rendre soudain un son étrange à « petite famille ».

Enfin, le troisième et dernier dispositif : comme on l’aperçoit dans ces exemples, Anne Weber joue avec la langue, avec les sens propre et figuré par exemple, mais aussi sur les expressions figées, comme ici : « Annette naît – comme dans un / conte de fées / breton – dans la pauvre maison / de pêcheur de/ grand-mère number one et hors/ mariage mais non pas/ hors amour ». L’expression lexicalisée « hors mariage » est revitalisée par le changement de nom et de catégorie du nom (de l’objet institutionnel (mariage) à l’objet affectif (amour)).

Voilà pour la distance par rapport au français. Cette expérience de la distance a également fini par introduire une distance par rapport à l’allemand :

Quand je songe à mes premiers pas dans l’écriture – dans ma langue maternelle, en allemand, il me semble que j’ai noirci le papier directement de ma main, sans l’aide de crayon ni de stylo, et que les mots s’écoulaient tout seuls d’entre mes doigts. Je me souviens pourtant être restée longtemps dans l’attente des mots à venir. Mais lorsqu’ils venaient, je ne pouvais pas les contempler de l’extérieur, ou seulement comme on aperçoit parfois ses propres genoux, ou ses bras. Plus tard, en revenant à ma langue maternelle après le détour du français, nous étions devenus deux êtres distincts à notre tour. La distance qui désormais nous sépare n’est que d’un millimètre ou deux ; de loin, nous continuons à ne faire qu’un, mais moi qui nous ai connus avant, je ne m’y trompe pas. 19


D’ailleurs, dans la version allemande, un peu de l’être français de Anne Weber se glisse, comme pour introduire linguistiquement cet espace entre soi et soi :

Annette, ein Heldinnenepos

Annette, une épopée

Traduction littérale

In ihrem / eigenen Idiom wäre sie soupe au lait oder auch / milchsuppig, von jener Suppenart auf/ jeden Fall, die/ sehr schnell überkocht. (emp 69)

Elle (la mère d’Annette) est /très nettement soupe au lait,/ ça bout, ça bout, ça ne va pas/ tarder à déborder et le / couvercle qui dans ce cas-là se/ soulève tout doucement/ s’appelle Jean »

Dans leur propre langue, elle serait « soupe au lait », ou miclsuppig, clairement le genre de soupe qui bout très vite.


Dans la version allemande, Anne Weber introduit une expression, une image venue de l’imaginaire collectif français, par la langue, et par l’explication. Dans la version française, c’est le jeu entre sens métaphorique et sens littéral qui produit l’effet d’étrangeté du français.

Pour conclure, en quelques mots, l’œuvre de Anne Weber offre cette singulière expérience au lecteur de se situer, avec elle, dans l’entre-deux : entre deux langues, mais aussi entre deux mémoires nationales, entre deux histoires, entre deux pays. Pour quiconque veut vivre sur cette ligne étroite qu’est la frontière, avec ce qu’elle implique de porosité, entre le français et l’allemand, cette œuvre de Anne Weber ouvre un espace unique d’expérience tout à la fois intime et sociale, individuelle et collective.


NOTES :

1- Anne Weber, « Une chose arrivée de façon naturelle et inconsciente », entretien paru dans Le Monde, 20 mars 2009 : - https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/03/20/anne-weber-une-chose-arrivee-de-facon-naturelle-et-inconsciente_1170387_3260.html

2- Anne Weber, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », entretien paru dans Quaderna n°3, 2015 - https://quaderna.org/3/ce-qui-peut-etre-me-caracterise-cest-le-mauvais-sens/

3- Anne Weber, « Une chose arrivée de façon naturelle et inconsciente », art. cit.

4- Anne Weber, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », art. cit.

5- Anne Weber, « Trouver sa langue, trouver sa place », entretien dans Le Monde, 29 mai 2008 - https://www.lemonde.fr/livres/article/2008/05/29/trouver-sa-langue-trouver-sa-place_1051102_3260.html

6- Idem

7- Anne Weber, Annette, une épopée, Paris, Seuil, 2020, ed. Kindle, empl. 1789

8- Ibid, empl. 2210-2220.

9- Ibid, empl. 3567.


10- Ibid, empl. 3256.

11- Ibid, empl 1827.

12- Ibid, empl. 3265.

13- Anne Weber, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », art. cit.

14- Anne Weber, propos recueillis par Pierre Deshusses dans son portrait « Anne Weber », Le Monde, 16 mars 2001 : « Le grand avantage d’écrire dans une autre langue, c’est la distance qui s’instaure ; les mots sont plus légers. Je me sens d’une certaine façon plus libre » https://www.lemonde.fr/archives/article/2001/03/16/weber-anne_4185027_1819218.html

15- Anne Weber (2004), traduite et citée par Roswitha Böhm « Vers une poétique du précaire : le monde des salariés dans l’œuvre d’Anne Weber, dans : Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010 https://books.openedition.org/psn/2088?lang=en#ftn21

16- « C’est bien une phrase française, une petite étrangère qui, lovée dans mon cerveau, feint d’y être née et de n’avoir jamais connu d’autres paysages. Je te connais, jolie demandeuse d’asile. Tu m’es familière, mais tu n’es pas de ma chair, ce n’est pas toi qui me donnais à manger quand j’étais enfant. Tu as élu domicile dans mon cerveau à l’époque où il y avait encore de la place pour toutes les richesses que tu apportais ; tu as pu les étaler ; ce sont les billes avec lesquelles, aujourd’hui, je joue. Comme nous sommes des êtres terriblement distincts, toi et moi, je peux te contempler à ma guise, te voir telle qu’on ne se voit jamais soi-même […].
Langue française que j’ai élue, qui m’a élue ; je ne te connais pas comme ma poche. Tu as encore beaucoup de secrets pour moi, et je compte bien sur toi pour les garder. » (« Toi et Moi », Le Monde, 17 mars 2006)

17- Anne Weber, Annette, une épopée, op. cit., empl. 3090.

18- Lise Gauvin, « Ecriture, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance », dans : Christiane Albert éd., Francophonie et identités culturelles. Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 1999, p. 11-29. DOI : 10.3917/kart.alber.1999.01.0011. URL : https://www.cairn.info/francophonie-et-identites-culturelles--9782865379293-page-11.htm

19- Anne Weber, « Trouver sa langue, trouver sa place », art. cit.


Bibliographie :

Böhm, Roswitha, « Vers une poétique du précaire : le monde des salariés dans l’œuvre d’Anne Weber, dans : Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010 https://books.openedition.org/psn/2088?lang=en#ftn21

Crépon, Marc, « Ce qu'on demande aux langues », Raisons politiques n°2, mai-juillet 2011, pp.27-40.

Gauvin, Lise, « Ecriture, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance », dans : Christiane Albert éd., Francophonie et identités culturelles. Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 1999, p. 11-29. DOI : 10.3917/kart.alber.1999.01.0011. URL : https://www.cairn.info/francophonie-et-identites-culturelles--9782865379293-page-11.htm

Walsh Hokenson, Jan et Marcella Munson, The Bilingual Text. History and Theory of Literary Self-Translation, Manchester, UK et Kinderhook (NY), St. Jerome, 2007.

Weber, Anne, « Toi et Moi », Le Monde, 17 mars 2006.

___, « Trouver sa langue, trouver sa place », entretien dans Le Monde, 29 mai 2008 - https://www.lemonde.fr/livres/article/2008/05/29/trouver-sa-langue-trouver-sa-place_1051102_3260.html

___, « Une chose arrivée de façon naturelle et inconsciente », entretien paru dans Le Monde, 20 mars 2009 : - https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/03/20/anne-weber-une-chose-arrivee-de-facon-naturelle-et-inconsciente_1170387_3260.html

___, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », entretien paru dans Quaderna n°3, 2015 - https://quaderna.org/3/ce-qui-peut-etre-me-caracterise-cest-le-mauvais-sens/

___, Annette, une épopée, Paris, Seuil, 2020, ed. Kindle.

___, Annette, ein Heldinnenepos, Berlin, Matthes & Seitz, 2020, ed. Kindle

nne Weber, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », art. cit.Anne Weber, « Ce qui, peut-être, me caractérise, c’est le mauvais sens », art. cit.
 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIXe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXIXe BIENNALE

LIVRE XXIX :

Sommaire


Séance d'ouverture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française

Cyril BLONDEL, Directeur de l’Institut français d’Allemagne

Christoph BLOSEN, Ministère fédéral des Affaires étrangères


1ère séance de travail : « Les apports de la langue germanique dans la langue française »

Présidence de séance : Lamia BOUKHANNOUCHE

Anne-Laure RIGEADE, Docteur en littérature comparée, (France) «L'oeuvre bilingue de Anne Weber, une épopée franco-allemande »

Line SOMMANT, Journaliste, auteur, linguiste, Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, Paris (France), « De l’influence des langues germaniques sur la langue française »

Claire Anne MAGNÈS, Poètesse, critique littéraire, journaliste (Belgique) , « Comment vous appelez-vous ? les prénoms français d’origine germanique » lu par Cheryl Toman


Table ronde : « Réalités des francophonies en Allemagne:

Quelles pratiques pour la langue française dans un contexte où son usage est minoritaire. »

Modération : Luc PAQUIER, Directeur de la Maison des Francophonies à Berlin

Alexander HOMANN, Délégué général de la Communauté germanophone de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie à Berlin

Delphine de STOUTZ, Autrice Traductrice, directrice de projets, et maman Suisse vivant en Allemagne

Anne-Chrystelle BAETZ, Présidente de l'association Emploi Allemagne.


2ème séance de travail : « Interculturalités franco-allemandes : aspects économique, géopolitique, linguistique et numérique »

Présidence de séance : Christian TREMBLAY

Daddy DIBINGA , Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, « Une Approche comparative de la diplomatie culturelle « occidentale » en Afrique francophone subsaharienne à travers les plateformes numériques de l’institut français et du Goethe institut, de Dakar »

Philippe KAMINSKI, statisticien économiste (France),« Economie sociale : le grand dos-à-dos entre France et Allemagne »

Yves MONTENAY, Docteur en Démographie politique (France),« L’Interculturalité à l’épreuve de la géopolitique en francophonie africaine »

Antoine BROQUET, Directeur d'Ecocert, filiale allemande d’Airbus, entreprise franco-allemande, « Témoignage sur la communication en langue française dans les entreprises franco-allemandes »


3ème séance de travail : « Plurilinguisme et interculturalités du français hors de France »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Lamia BOUKHANNOUCHE, Etoile Institut, Paris, « Repenser le programme de français langue étrangère à Modern Languages et Literature – CWRU, Cleveland »

Ahmed MOSTEFAOUI et Fatima MOKHTARI, Université Ibn Khaldoun à Tiaret (Algérie), « Des impacts de la dimension interculturelle dans l’enseignement supérieur algérien : le cas de recherche en didactique du FLE et interculturalité »

Maryse NSANGOU-NIJKAM, Université de Yaoundé 1 (Cameroun), «Le multilinguisme dans la francophonie: le cas du Cameroun »

Karen FERREIRA-MEYERS, Université d'Eswatini (Eswatini, Afrique australe), « Que faire pour améliorer les compétences des enseignant(e)s du FLE en contexte exolingue? »


4ème séance de travail : « Accès à la langue française via les arts, la littérature, la langue scientifique »

Présidence de séance : Cheryl TOMAN

Christoph Oliver MAYER, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « Quand l’Allemagne chante de la France et vice-versa »

Métou KANÉ, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire), « Le translinguisme dans la poésie ivoirienne : cas de Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et de Wanda Bla ! de Konan Roger Langui »

Patrick OUADIABANTOU, Université Marien Ngouabi, ( République du Congo), « Mots francophones: liens inextricables et destins croisés »

Ousmane DIAO, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), « Analyse lexicale de la terminologie médicale au Sénégal »

Myriam HILOUT, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « L’influence d’un séjour à l’étranger sur l’identité professionnelle et linguistique des enseignants/es de français du secondaire allemand »


Philippe GUILBERT, Ambassade de France en Allemagne, « Les apprenants de français en Allemagne »


5ème séance de travail : « La Francophonie et ses influences : passé, présent, futur »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), Le musée francophone des Deux Guerres à Tadio « Musée Johanesa Rafiliposaona », un musée vivant, un musée humaniste.

Didier OUEDRAOGO, Université Paris-Saclay, « La francophonie, entre héritage traumatique et syncrétisme identitaire dans l'espace sahélien »

Christian TREMBLAY, Observatoire européen du plurilinguisme, « Réflexion sur la différence entre « interculturalité » et « multiculturalisme ». Le plurilinguisme en Afrique »

Françoise BOURDON, Cercle des Solidarités francophones en Normandie (France) et Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), « Échange culturel et linguistique entre Tadio (Madagascar) et Le Houlme (France) »


Clôture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française




A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93