Biennale de la Langue Française

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Défense et illustration

de la langue française


  • La défense de la langue française

  • L’enrichissement de la langue française

  • L’illustration de la langue française


Les valeurs essentielles de la langue française étant ainsi énoncées, n’est-ce pas le moment de faire résonner pour la Biennale les termes sacrés de La Pléiade, alors que l’avenir s’assombrit en Europe et dans le monde ?


Ce titre prométhéen Défense et illustration donne déjà le vertige. Il est cependant, en raccourci, un reflet de l’œuvre entreprise depuis 1963 – et même depuis 1952 – par Alain Guillermou. En des milliers de pages, mille orateurs venus des cinq continents ont célébré et illustré la langue française, ou célébré ceux qui l’illustrent.


Si La Pléiade s’adresse d’abord au poète,

elle impose l’usage de la langue française,

elle incite à l’enrichir par l’usage des dialectes, des mots de métiers, par la création de mots nouveaux,

et à l’illustrer par des genres et des rythmes venus d’ailleurs.


La Défense de la langue française


Chaque biennale a sonné le tocsin.

« Si nous laissons évoluer la situation selon les tendances observées, sans les entraver (…), le véritable problème ne sera-t-il pas de nous rendre compte un jour ..qu’une autre langue… est devenue un frein à notre créativité ?

(Sommet de Paris 1985, cité par Gérard Lapointe, Marrakech 1987, Actes X p. 66)


« Ne vaut-il pas mieux opter, comme le fait Alain Guillermou, pour l’expression "crise du français" et non "décadence du français". Et retenir l’assertion de Tertullien, actualisée par un soixante-huitard dans un graffiti : Certum est quia impossibile est. La fatalité n’a jamais existé qu’en nous-mêmes. »

(Louis Truffaut, Marrakech 1987, Actes X p. 172)


Défendre les mots d’abord, avant toute chose ; ne sont-ils pas, selon Aurélien Sauvageot – déjà évoqué – « à l’origine des progrès de la pensée » ? "Les mots pour se comprendre", "les mots pour travailler", "les mots pour rire"… furent le thème de la biennale d’Avignon.

« Le mot fait exister le monde… »

« Nous avons tenté d’évoquer le baptême du monde par une langue. »

(Alain Rey, préface du Dictionnaire historique, Avignon 1993, Actes XIII p. 28)


« Quand on demande aux enfants quelle est la plus grande invention… des hommes, ils répondent toujours : "la roue". Mais.. l’une des (plus) grandes inventions de l’humanité, c’est le mot ! (…) La roue doit s’abandonner en route à un moment donné.. mais le mot continue (…) (Il) est capable de prendre la couleur du temps et du lieu où il est. »

« Le mot est tellement important que c’est sûrement le plus grand trésor… offert à l’humanité ou que l’humanité s’est offert (…) Où vont les mots ? Ils vont, ils viennent de loin, mais ils vont vers l’avenir. »

(Antonine Maillet, Hull-Ottawa 2001, Actes XVIII p. 145)


(Les mots) traduisent les évolutions de la condition des hommes.

Comment choisir les mots nécessaires au changement au lieu de céder à la solution si facile de l’emprunt ? Des biennales s’y risquèrent :

- « Il s’agit de rechercher si un mot existant ou ayant existé n’est pas utilisable…

- Ensuite, s’il faut recourir au néologisme, que l’on choisisse un terme court. »

(Vœux, Lausanne-Aoste 1981, Actes VII p.280)


Et pourquoi empêcher le retour au français de certains mots voyageurs ? Le management, le challenge prononcés à la française ?

« Une condition ne doit jamais être oubliée : essayer de conserver (au) vocabulaire ce que les étrangers lui reconnaissent : la beauté des mots.. »

(Des mots courts et beaux, Jeanne Ogée, Marrakech 1987, Actes X p. 79)


« Il faut limiter le recours au néologisme savant qui – c’est son plus grand défaut – risque d’être à la fois long, obscur et pédant… dont témoigne la farandole des ichtyocolle, désaisonnalisation,, hémisomasectomie, et tomodensimètre », qui ouvrent la porte aux emprunts courts. Bravo à la chaussette des chimistes, - tube fermé d’un côté - ,à la rôtissoire des astronautes et au touillage des colles de l’aérospatiale (CETTF), aux gènes sauteurs des médecins (CETMF) !

(Jeanne Ogée, Lisbonne 1983, Actes VIII p. 382)


Que l’humour fasse bon ménage avec la science au sein des comités, c’est bon signe… Il peut résoudre l’argument fréquemment avancé pour l’usage de termes anglais : « Il n’y a pas de terme français pour dire la même chose. »

« Avec un soupçon d’humour et surtout beaucoup d’amour, je vous lance à la façon de Gilles Vigneault : Chers amis français, prenez-soin de votre langue, c’est aussi la mienne ! »

(Andrée Champagne, Lafayette 1991, Actes XII p. 207)


Ainsi, disait Ronsard, se défendre « contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n’est pas écorché du latin et de l’italien.. » Certes, de l’italien on est passé à l’anglais. Où est la victoire ?


Pour lutter contre la dégradation de l’écrit et de l’oral à tous les niveaux, de grandes voix se sont élevées dès les premières biennales.


« Pour rendre possible une telle œuvre, difficile, longue, délicate et rude, (…) une autorité s’impose : la création d’un "Ministère de la langue française", (…) un Bureau à l’échelle de la Francophonie entière.. »

(Michel Chrestien, Menton 1971, Actes I p. 173)


Ce souhait fut en partie exaucé, des lois ont été votées, des comités, des commissions ministérielles ont été créés dès 1972. Le présent florilège essaie de montrer comment la lutte s’est engagée envers une langue qui se veut dominante et à laquelle les Français ouvrent la porte.


L’enseignement fut le premier bastion de la stratégie de défense envisagée par la Biennale.

Vinrent ensuite la langue des affaires,

puis la langue des sciences et des techniques.


L’enseignement « clé de voûte de la francophonie »

(Lafayette 1991)


Sujet foisonnant, dans presque toutes les biennales, l’enseignement suscita nombre de vœux, renouvelés depuis 40 ans. Voici quelques aperçus des idées émises par plus de 200 orateurs.


« Cette langue qui nous est commune, veillons à la garder pure, claire. Enseignons-la bien et faisons en sorte qu’elle reste précisément commune »

(Jacques Duron, Québec 1967, Actes I p. 41)


« Je m’appelle légion, la légion des enseignants de tous les premiers cycles de France et des pays francophones ». Malgré les exemples divers de bévues trouvées « sous des plumes d’agrégatifs, ce qui est une circonstance aggravante, car ils transmettent le langage… », voici les circonstances atténuantes : l’abondance de paroles(…), la démocratisation de l’enseignement, (etc.) « Comment lutter ? » Trois conditions essentielles, « énumérées à l’envers en valeur croissante :

  • 3e Connaître sa langue, c’est-à-dire savoir à quel point on l’ignore ;

  • 2e Aimer enseigner la langue, et connaître les raisons qu’on a de l’enseigner ;

  • 1e Aimer les jeunes ; les règles d’orthographe s’acquièrent plus vite quand elles sont présentées dans une enveloppe d’amitié ».

(René Dumaine, Québec 1967, Actes I p. 46)


Dès 1967, la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF) était annoncée à Québec et vit le jour en 1968.


« La grande marche des enseignants de France, une profession changeante dans un monde changeant… Le français est devenu une marchandise culturelle. D’un savoir considéré comme indispensable complément des pucelles de la Renaissance, puis comme symbole de toute culture digne de l’honnête homme, le français devient marchandise de supermarché au milieu des pâtes et des boîtes de singe ».

« Les enseignants sont-ils armés pour réagir à cette double menace de l’effondrement des besoins et de la diversification de la demande ? ».

« L’enseignant doit être prêt à se remettre en question (…), à précéder et non pas à suivre ce changement ».

« C’est une véritable révolution copernicienne… »

(Jean Souillat, Secrétaire général de la FIPF, Lafayette 1991,

Actes XII p. 35.)


Que dire de la crise de l’orthographe ? L’orthographe elle-même est-elle en cause ou l’enseignement qui en est donné ? Voici ce qu’en pensait René Thimonnier :

« Je crois être en mesure d’affirmer

  • que notre système, certes complexe est suffisamment cohérent pour justifier un renouvellement de nos méthodes… .

  • qu’un enseignement rationnel de l’orthographe permettrait une réduction d’au moins 50 % des heures (qui lui sont) affectées et faciliterait la réforme de l’enseignement.

  • que 228 exceptions seulement justifieraient une retouche orthographique ».

L’Académie donna son accord. mais le projet, expérimenté, ne fut pas généralisé.

Conclurons-nous avec l’auteur : « Il faut compter sur le scepticisme des uns, le laisser-aller des autres et le goût pervers de la discussion… » ?

(René Thimonnier, Le système graphique du français, Plon 1967. Québec 1967, Actes I p.49)


La réforme de 1990 lancée par le Premier Ministre Michel Rocard et proposée par le Conseil supérieur de la langue française fit peu de vagues aux biennales. Une pétition à Lafayette contre son application fut sans effet, puisque la réforme n’était pas appliquée.


- Analphabétisme et illettrisme…

Comment les définir ? les cerner ? les traiter ?

L’enseignement est-il en cause et non les conditions sociales ?

« En 1982 il y avait 800 millions d’analphabètes et 800 millions d‘affamés dans le monde. Ce n’est pas un hasard si les deux chiffres coïncident… »

« Un adulte sur trois, dans le monde, ne sait ni lire ni écrire »

« Puisse la communauté internationale relever le défi majeur de cette fin du XXe siècle… »

(Henri Mendy, de l’UNESCO, Tours 1985, Actes IX p. 163)


Sujet fleuve, étudié à Tours. Dans les pays industrialisés, fut-il dit, figurent aussi en bonne place les analphabètes. Une raison annexe n’est-elle pas évoquée dans les lignes suivantes ?

« Je voudrais signaler le risque que certaine pédagogie fondée sur un "réalisme" grossier pourrait faire courir à ce français permanent et universel qu’est le français écrit. Faut-il affirmer la primauté de la langue parlée ? »

(Jacques Duron, Menton 1971, Actes I p. 248)

Et l’on songe à la prédominance de la civilisation audiovisuelle qui délaisse l’écrit et où se complaisent adultes et jeunes.


"Quel français enseigner" ? Sujet étudié à Dakar en 1973.

"Le point sur les pédagogies" Sujet étudié à Lisbonne en 1983.

"Quelle place donner aux langues anciennes, à la linguistique" Sujets étudiés à Menton en 1971 et ailleurs.

Voici ce qu’en dit Léopold Sédar Senghor : « Ne croyez pas qu’il soit téméraire, de la part d’un Africain, de célébrer les vertus du latin et des études humanistes en général »…  « De nombreux Africains, illustres aux époques classiques, ont apporté une contribution importante à la construction de la civilisation européenne… »

(Menton 1971, Actes I p.252)


Écoutons aussi Jacqueline de Romilly, notre grande académicienne : « La crise actuelle est grave, …tout s’en mêle. D’où un désir fort répandu d’aller au plus pressé. Dans cette hâte, le latin et le grec ne sont que les premières victimes, mais le mal va beaucoup plus loin. Sans qu’on le voie, il atteint toutes les études littéraires et tout l’esprit de l’enseignement ».

Et pourtant « Comme langue d’échanges et d’idées, dans la foulée des Grecs et des Latins, le français a encore sa chance de conserver et de promouvoir tout ensemble sa qualité de rigueur et sa diffusion culturelle. »

(Marrakech 1987, Actes X pp. 313, 318).


Miracle de la langue transmise par l’enseignant : « L’enseignant de français, en dehors de la France et des pays de langue française, doit s’efforcer de tenir compte des désirs et des motivations des élèves (…), soit "apprendre à parler français", "apprendre à le lire" ; d’autres désirent étudier la littérature française, ou la littérature d’autres pays écrite en français… et (d’autres) qui veulent tout apprendre ! (…) Après tout, n’est-ce pas cela aussi le français universel ? »

(Jacques Hardré, président de la FIPF, Dakar 1973 Actes II p. 218)

Et pourquoi ne pas enseigner les œuvres francophones en France, où la diffusion se fait mal ? Leitmotiv depuis la naissance de la Fédération, de Namur à La Rochelle, ne serait-ce que par les vœux soutenus :

« - Qu’un programme d’histoire de la francophonie soit mis en place dès le secondaire.

- Que les programmes d’enseignement encouragent très tôt la sensibilisation aux formes d’expression poétique pratiquées en langue française dans les différents pays francophones. »

(Hull-Ottawa 2001, Actes XVII p. 522)


Sur la scène de l’enseignement, les techniques nouvelles entrèrent dès 1975 à Echternach avec la Banque de terminologie de l’Université de Montréal, dotée déjà de 200 000 termes « En mettant à la disposition du plus grand nombre possible de rédacteurs, professeurs, traducteurs, étudiants et chercheurs les termes français, … on évitera la prolifération de termes impropres, sources de confusions »

(Marcel Paré, Echternach 1975, Actes III p.259)


Sans oublier qu’à Echternach où fut étudié le français langue internationale, on mit l’accent sur "l’apprentissage des langues étrangères". L’on entendit en "chants alternés" des spécialistes sur le thème suivant : « Pourquoi enseigner telle langue aux écoliers français ? Pourquoi enseigner le français aux écoliers de tel pays ? »

(G. Hardin, président de la Fédération internationale des professeurs de langues vivantes, Echternach 1975, Actes III p. 127)

Et ce fut le ballet de l’allemand, de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol, du néerlandais et du créole… Un vœu couronna le tout :

«  Que l’enseignement des langues vivantes connaisse une plus grande diversification dans les écoles, de sorte que soit assuré, en Europe principalement, le pluralisme linguistique »

(Echternach 1975, Actes III p. 298)

Le pluralisme, déjà ? il y a trente ans ?

Des recherches d’envergure visèrent les méthodes d’enseignement.

En voici deux exemples, dont on ne peut retenir que quelques lignes, et qui furent présentés par leurs auteurs :

- Le Dictionnaire des mots de haute fréquence par lequel « il s’agit d’aider les professeurs à trouver la voie d’un enseignement systématique et non accidentel du lexique. »

(Jacqueline Picoche, Avignon 1993, Actes XIII p. 196)

- Orthotel du CILF, consulté par Minitel et abonné des biennales

depuis 1981, ne serait-ce que par le titre souriant : Au confessionnal d’Orthotel : les mots qui inquiètent les Français.

« Dans ce curieux dialogue quotidien avec des anonymes (…), j’ai la prétention d’avoir vaincu quelques ignorances et peut-être entamé quelques superstitions. »

(Charles Muller, Avignon 1993, Actes XIII p. 121)

Orthotel est devenu Orthonet et les appels suivent une progression foudroyante !

Puis l’ordinateur, étudié dès 1975 à Echternach, fit une entrée en force à Neuchâtel en 1997 dont le thème fut : "Multimédia et enseignement du français".

« Le multimédia offre de nouveaux outils aux professeurs. Comment les utiliser dès maintenant ? quelle place pourrait occuper la télévision ? Comment articuler le média et le livre ? »

(Roland Eluerd, Neuchâtel 1997, Préface, Actes XV p. 11)

Une trentaine d’orateurs intervinrent…


« Un champ immense de possibilités est ouvert, qui peut bouleverser les filières classiques… Mais la valeur de cet incomparable instrument dépendra de l’usage que nous saurons en faire. »

(Xavier Deniau, Neuchâtel 1997, Actes XV p.40)


Que devient le livre ?

« Mac Luhan affirmait que toute technologie vieillie se métamorphose fréquemment en œuvre d’art (…) La formule rappelle que le nouveau ne tue pas l’ancien (…). » Le "manuscrit" demeure après l’imprimerie, puis viennent la "rotative", la "photo" ; la "gravure" se perfectionne, ainsi que l’"illustration", la "couleur".

Et le français ?

«  Le monde des réseaux appelle une nouvelle écriture aux effets aussi fondamentaux que le furent l’écriture et l’imprimerie… Reste à veiller à l’insertion harmonieuse du français dans ce nouveau contexte. »

(Jean-Claude Guédon, Neuchâtel 1997, Actes XV p. 59)


« Le micro-ordinateur (permet) l’acquisition de connaissances au moyen de jeux ou d’activités ludiques… » L’outil multimédia "respecte le rythme de l’élève", favorise "l’acquisition précoce de l’autonomie", "l’ouverture au monde et à l’Internet"… Cependant il ne résoudra pas "les différences de niveaux des élèves", le risque de "confusion entre réel et virtuel", la "passivité de l’élève face à l’image", "le moindre exercice de la mémoire". "Il ne remplace pas le contact humain avec l’enseignant". En revanche, « celui-ci, débarrassé des "tâches répétitives", pourra faire évoluer son enseignement vers des pôles jusqu’alors inaccessibles. »

(Micheline Sommant, Neuchâtel 1997, Actes XV pp. 99-106)


« Dans cette "révolution cybernétique", ce sont les professeurs et non les informaticiens qui doivent garder l’apanage du projet éducatif et des programmes (…) Ils doivent donc se former et former les élèves à plus de sens critique (…), maintenir le contrôle des connaissances (…) et le monopole des diplômes… Ainsi professeurs et documentalistes devront plus que jamais s’associer pour diriger, contrôler l’effort de recherche de leurs élèves cybernautes… à qui nous promettons (les) couronnes de lauriers, bien sûr numériques (…) qu’on décernait autrefois ! »

(Jean Burel, Neuchâtel 1997, Actes XV p. 274)


Est-il permis de détendre l’atmosphère avec les recherches magiques de Claire-Anne Magnès sur les utopistes d’hier ? « Se sont-ils intéressés à la question de la langue ? à son apprentissage ? »

Parmi les nombreux exemples choisis, retenons quelques bribes de celui que raconte Cyrano de Bergerac dans l’Histoire comique des États et empires de la lune (1657) : « À l’ouverture de la boîte, je trouvai plein de … petits ressorts et de machines imperceptibles… C’est un livre miraculeux… On n’a besoin que des oreilles. (On) tourne l’aiguille et il en sort (…) tous les sons qui servent à l’expression du langage. »

« Ces livres parlants ne préfigurent-ils pas les postes de radio ou les tourne-disques… ? Quant à la méthode d’apprentissage des langues de Gulliver, ne l’appellerait-on pas l’étude par immersion ? »

(Claire-Anne Magnès, Neuchâtel 1997, Actes XV p. 303)

Mais revenons à notre époque :

« Il est urgent de constituer un groupe industriel puissant (…) pour développer les applications et la recherche sur l’enseignement médiatisé (…afin que) la francophonie tire vraiment parti des nouvelles technologies pour répondre au défi de l’enseignement du français au XXIe siècle. »

(Jean-Alain Hernandez, Neuchâtel 1997, Actes XV p. 76)


Le thème du multimédia, sans limites et sans fond, ne s’arrête pas à l’enseignement. Il sera étudié dans un des derniers chapitres.



Les affaires, la publicité, le tourisme,

un trio en forme de pléonasme


« On raconte que Bismarck a déclaré, au temps de l’expansion coloniale allemande : … "Le drapeau suit le commerce" …On aurait plutôt tendance à renverser la formule aujourd’hui : "Le commerce suit le drapeau" … et aussi "La langue suit le commerce". »

« Si ces vues sont exactes, n’est-il pas nécessaire de veiller à l’unité du langage, à l’intérieur de cette communauté linguistique à laquelle nous appartenons, ..la francophonie ? »

« Le français … peut-il demeurer aux côtés de l’anglais une langue internationale d’affaires ou bien est-il voué à céder… ou même à disparaître au profit de l’anglais ? »

(Alain Guillermou, Menton 1971, Actes I p. 71)


Et le problème ne se pose pas seulement par rapport à l’anglais. Écoutons un Belge, parlant du flamand :

« Avant la nationalité du capital, la langue du marché est la source première des contrats linguistiques. (…) En Belgique, il faut parler français aux Francophones et néerlandais aux Flamands, et le mieux possible. Dans ce domaine, les Francophones sont désavantagés par deux éléments : le stéréotype du "Francophone médiocre-en langues" et le fait que ce préjugé est assumé par les Francophones eux-mêmes… »

« Une conception purement linguistique et désincarnée de la langue (…) est inopérante, voire nuisible. Défendre la langue française aujourd’hui dans l’entreprise, où elle est en recul, c’est défendre les Francophones, leur donner plus de chances de promotion à des postes de commande (…). C’est la première condition pour que le français continue à vivre dans les entreprises. »

(Roland Delronche, Bucarest 1995, Actes XIV p. 351)


Écouterons-nous la charge humoristique d’un Anglais : « Chercher des mots de remplacement, c’est surtout arriver à dire en français ce que les Français sont supposés percevoir de leur façon de faire des affaires. »

« Je dis qu’il faut prendre acte de certains faits (…). Les Anglais se mettent à genoux devant les faits, ce que les Français ont du mal à comprendre ! »

« Prenons acte que traduire, c’est presque trahir, et que trahir en affaires coûte terriblement cher ! »

« Il faut que les Français cessent de rester à l’affût, le doigt sur la détente, au bord du champ de tir des affaires. »

Pour terminer par une remarque conciliante et humaniste : « Si l’anglo-saxon a nommé le premier les choses nouvelles (en affaires), il espère secrètement que le français l’aidera à leur donner un usage harmonieux et une mesure humaine. »

(James Clarke, Menton 1971, Actes I p. 91)


Comment donc s’est constituée la langue des affaires ?

« Jusqu’en 1965, le rôle des pouvoirs publics sur les brevets d’invention et les marques de fabrique était nul. (…) La principale victime était la langue française puisque depuis la Convention de l’an II de la République.. : "Toute syllabe de la langue française (était) propriété inaliénable de la Nation"…

Entre autres conséquences, si "riz incollable ne peut désigner une marque", si "sublime a été refusé pour qualifier des gants", comment ne pas « signaler les difficultés que rencontrent les instituteurs à faire écrire corriger et mécanicien à des enfants habitués au corector et au meccano ! »

Autre conséquence : « La proportion des mots étrangers est si importante qu’elle a ému .. »

On en vient donc à créer des mots de toutes pièces : Kodak, Solex….

(Pierre Agron, Menton 1971, Actes I p. 111)


Beaucoup d’exemples furent examinés aux biennales. À Menton, par exemple, vingt anglicismes furent soumis au vote des congressistes avec des équivalents en français. Le "remue-méninges" de Louis Armand pour "brainstorming" y figurait en bonne place, avec le sourire : « Pourquoi en restant dans le même registre, ne pas engager un concours doté d’un prix symbolique ? Triture-cervelle ? Tempête sous un crâne ? et – hors séance – Fromage de têtes ? »

(Jean Giraud, Menton 1971, Actes I p. 105)


Comment ne pas citer le fric frais offert pour traduire – sans espoir – le cash flow des financiers ?

(Michel Chrestien, Menton 1971, Actes I p. 172)


Que faire ? Les anglicismes plaisent aux hommes d’affaires, aux financiers et aux entreprises.

Cependant, le vocabulaire français des affaires lui-même offre des exemples-chocs, démarqués de l’anglo-américain :

« Le client devient vite une proie. Et la guerre dégénère en chasse. On parle de client captif, de cible, de questions-pièges…Et les images se mêlent, où il est question de fourchette, de gamme et d’éventail (…) Et aussi de vocation, parfois piteuse ! Ainsi voit-on des moutons affligés d’une "vocation de laine"ou – pis encore – d’une "vocation de viande" ! »

(Jeanne Ogée, Menton 1971, Actes I p. 144)


Et l’on en vint à émettre des vœux :

« Que soit créé en France un centre de documentation consacré à l’étude du français des affaires. »

« Que soit fondée une Association internationale pour l’étude du français des affaires. »

(Menton 1971, Actes I p. 240)


Publicité et tourisme ?


Il est un domaine essentiel du langage des affaires, celui de la publicité et d’un de ses avatars, celui du tourisme.

Cependant « La bonne publicité ne porte pas tort à la langue. La preuve en est – oh ! combien rentable à très longue échéance – celle de Chateaubriand pour les chutes du Niagara. Puisse la publicité s’enorgueillir de multiples textes de cette valeur ! »

(Marcel Paré, Québec 1967, Actes I p. 46)


Et cet autre avis, flatteur, qui montrait « comment une campagne publicitaire menée à l’américaine avait réussi à faire connaître au grand public le rôle de l’Alliance française dans le monde. »

(Yves Rey-Herme, Québec 1967, Actes I p. 62)


Mais hélas ! « La publicité est devenue le plus puissant moyen de déformation de la langue française. »

(Maurice Watier, Québec 1967, Actes I p. 62)


« Quant à cette pauvre langue touristique, elle est affligée d’hypertrophie verbale et surtout d’anglicité aiguë (…) » Les exemples fourmillent.

(Louis-Martin Tard, Moncton 1977, Actes IV p. 326)


Sans choisir parmi la multitude d’exemples, furent réclamées :

« 1- des écoles de publicité, puisque les anglophones n’hésitent pas à l’enseigner dans les universités avec le journalisme et les relations publiques. »

(Québec 1967, Actes I p. 46)

« 2- la création d’un office international en vue de l’amélioration du français touristique. »

(Moncton 1977, Actes IV p. 337)


«  À notre époque, il nous faut.. une langue spontanée, une langue concomitante, qui naît avec les idées, les inventions, qui épouse le rythme des affaires…Le français doit répondre à l’ubiquité ; il doit être partout à la fois. »

(Charles Lussier, Menton 1971, Actes I p. 243)


Parfois aussi, les responsables s’obstinent à refuser des termes simples et français. Ainsi le "juste à temps" pour just in time que proposait avec insistance l’association des écrivains cheminots, pour une livraison à faire à la date convenue.

(Raymond Besson, Québec 1989, Actes XI p. 119)


Or, le 7 janvier 1972, par décret, étaient instituées des Commissions de terminologie.

Et, par arrêtés, étaient créées

  • une Commission de terminologie du tourisme (16 mars 1972) ;

  • une Commission de terminologie économique et financière (29 novembre 1973).

Ces Commissions ont publié des listes d’équivalents dans lesquelles figuraient plusieurs des mots proposés à Menton en 1971 : "minutage" et "calendrier" pour timing ; "compensation" pour clearing ; "redevance" pour royalty, par exemple.

Mais le "fric frais" céda la place à M.B.A. ! (marge brute d’autofinancement), un équivalent digne et obscur… L’humour ne fait pas le quotidien des commissions ! Cependant le "baladeur" (walkman) fut une trouvaille bien reçue.


« Si de futurs artisans de l’économie manient avec prudence et goût le langage dont ils se servent, la face du monde des affaires peut en être changée… » et avec lui la langue française des affaires.

(Jeanne Ogée, Menton 1971, Actes I p. 144)


Les sciences, la médecine, la technique


Voici d’abord la situation évoquée par Jean Langevin dès 1969 à Liège puis en 1975 à Echternach

« Depuis 1948, les chercheurs scientifiques des nations du continent européen abandonnent progressivement leurs langues maternelles pour la publication de leurs travaux… »

« Des congrès organisés en France par des sociétés françaises se tiennent entièrement en anglais et le mouvement commence à gagner l’enseignement de certaines facultés… »

«  Tels sont les faits, incontestables. »

Après enquête auprès des chercheurs, Jean Langevin constate : « Sauf les mathématiciens, mes correspondants admettent que la publication en anglais …est nécessaire…pour une diffusion universelle. » Et « la tendance chez les jeunes, physiciens et autres, est de publier en anglais. »

Cependant, « L’opinion générale des savants consultés est qu’il convient d’employer aussi le français. » Car « Il paraît difficile de prévoir les conséquences d’une pareille démission (…).  Exprimer sa pensée dans une langue étrangère …entraîne une diminution capitale de sa personnalité, de son originalité, de sa vie intellectuelle. »

(Jean Langevin, Echternach 1975, Actes III p. 110)

En conclusion, Jean Langevin propose « la création d’un Office des publications scientifiques de langue française », qu’il avait déjà proposé à Liège en 1969, avec Paul Laffitte de l’Académie des sciences. Il réitérera sa proposition en 1985 à Tours ; puis en 1989 à Québec, par la voix de Raymond Peuchot.


Objurgation toujours renouvelée sans succès, ce qui justifie la crainte exprimée par Roland Eluerd : « Si (les Français) écrivent directement en anglais, que devient leur vision du monde ? Je ne crois pas que cette façon de faire soit neutre. Je ne veux pas affirmer qu’un jour ou l’autre on dira :

"La physique nucléaire n’a pas fait de progrès en telle et telle année parce qu’elle s’est exclusivement exprimée en anglais" , mais je ne serais pas surpris qu’on nous le démontre. »

(Roland Eluerd, Avignon 1993, Actes XIII p. 81)


Voici un exemple simple de différentes "visions du monde" en technique financière :

« En français, on gagne de l’argent ; en anglais, to make money, on fait de l’argent, et en hongrois…on cherche de l’argent… »

(Claire-Anne Magnès, Avignon 1993, Actes XIII p. 79)


La langue française n’est-elle pas prise au piège de l’évolution des techniques ?

« Encore récemment, ceux d’entre nous qui œuvraient dans les domaines qu’on dit culturels échappaient en grande partie à l’influence de plus en plus omniprésente des techniques…Ce n’est plus vrai. C’est de la prise de conscience de cette réalité qu’est née, il y a trois ou quatre ans, l’expression sinon le concept d’industries de la langue. »

Celles-ci « utilisent les résultats de la recherche et ont tendance à la stimuler. » En conséquence, « Ne doit-on pas convenir que les ressources des États francophones… devraient être investies à une hauteur telle que la langue qu’ils partagent…puisse, profitant de ce saut technologique, devenir (un) véhicule de progrès social, économique, scientifique et culturel ? »

(Gérard Lapointe, Marrakech 1987, Actes X p. 51)


De grandes voix s’élevèrent pour donner à la langue française la place qui lui revient dans deux domaines privilégiés : la technique et la médecine.


- Au sein du Comité d’études des termes techniques français fondé en 1954 par Georges Combet et Pierre Agron, Aurélien Sauvageot montra qu’ « a contrario d’une idée reçue, ce sont les progrès du langage qui conditionnent les progrès de la pensée »..  « Ainsi le choix des termes que le Comité propose est guidé par une triple exigence : la propriété des termes, leur fécondité et enfin leur universalisation. »

(cité par Jeanne Ogée, Bucarest 1995, Actes XIV p. 532)


« Répétons que la langue française n’a besoin d’être défendue que contre certains Français notamment…Cela n’est en rien la faute des Anglais ni des Américains. Nous ne faisons la guerre à aucune langue. Ce que nous voulons, c’est perfectionner la nôtre pour lui faire rendre le maximum de services. »

(Pierre Agron, Tours 1985, Actes IX p.365)


Et le Comité que Pierre Agron, avec humour, avait baptisé "Service d’immigration pour les termes étrangers", s’y employa de 1954 à 1995.

Le livre publié en 1972 Termes techniques français complété dans La Revue des Traducteurs rassemblait 1 500 termes et fut couronné par l’Académie française en 1973 et par l’Académie des sciences.


Ainsi lui doit-on "ingénierie" malgré tous les obstacles levés. « Nous avons expliqué pourquoi nous proposions le calque "ingénierie" pour engineering. Or deux commissions ministérielles se sont acharnées contre ingénierie, au point que l’on vit Georges Combet (…) taper sur la table (…) pour amener un peu de paix ! Le mot ingénierie commença une extraordinaire carrière de mot de prestige, sollicité de toutes parts, à tort ou à raison. »

(Pierre Agron, Lafayette 1991, Actes XII p. 227)


Mais Pierre Agron nourrissait un autre rêve : « Une langue internationale, même limitée aux sciences, est-elle vouée à n’être qu’un sabir ? » « Il est plus réaliste de perfectionner les langues. »

« En mars 1983, à Oxford, se sont réunis des linguistes et des scientifiques anglais et français pour étudier les besoins en vocabulaire des scientifiques et des techniciens. » Le CETTF en faisait partie. « Les participants se proposèrent de créer un groupe de spécialistes qui offrirait des avis linguistiques à ceux qui s’adresseraient à lui. »

(Pierre Agron, Lisbonne 1983, Actes VIII p. 42)

Ce projet fut mis en sommeil avec amertume.


- La médecine fait partie aussi de l’enjeu scientifique. « Électronique, automatisation, informatique sont désormais indispensables au chercheur quelle que soit sa discipline : taxinomie des lamellibranches, la physique de l’espace ou la biologie moléculaire. »

« Mais pour moi, la langue n’a pas "à faire face" aux techniques nouvelles… ; elle existe, elle vit, et les innovations scientifiques et techniques…s’intègrent peu à peu à elle. »

(Jean-Charles Sournia, Marrakech 1987, Actes X p. 105)


Comment ne pas citer « le volumineux Dictionnaire de la médecine et de la biologie publié par A. et L. Manuila, avec plus de 150 000 entrées…(sur) l’état du langage technique dans les années 1970…Un éditeur américain vient d’obtenir son adaptation en anglais. »

(Jean-Charles Sournia, Echternach 1975, Actes III p. 106)


« Le Comité d’étude des termes médicaux français est né en 1965

- l’année de la biennale de Namur - sous l’impulsion de son "père spirituel", le professeur Alain Guillermou, qui s’était employé à convaincre…les médecins…de se regrouper. » « Daniel Eyraud, le fondateur de Clair-Dire en 1964, l’ancêtre du Comité, put citer à Namur entre autres mots d’une liste beaucoup plus longue : "trapping", "clubbing", "blowing", "grasping", etc. qu’il s’agissait de remplacer. » Ne citait-il pas, avec humour, une trouvaille dans un autre registre, "effeuillage" pour "strip-tease", équivalent adopté depuis par les dictionnaires ?

« Fort de l’encouragement des réponses de 2 000 médecins, notre Comité a pu dès 1968 publier une première table de 280 anglicismes médicaux et de leurs équivalents. »

Au fil des ans, la liste s’accrut, mais « le plus gros débroussaillage avait été effectué. » En 1990, 404 équivalents furent proposés*. « La plupart ne sont pas des équivalents mais des termes français créés pour répondre à des faits et concepts nouveaux. »

(Georges Durand, Avignon 1993, Actes XIII p. 87)


* Signalons qu’en 2003, sous la présidence de Maurice Cara, membre du Comité d’Honneur de la Biennale, le Comité a publié une nouvelle liste qui suit les progrès de la médecine..


« La qualité de la médecine … implique-t-elle la qualité de la langue ? »

« Le langage médical évolue vers une dégradation de plus en plus inquiétante (et) les étudiants en médecine suivent cette tendance. Sans doute le temps n’est plus aux recherches stylistiques de Trousseau. Encore faut-il que la langue ne soit pas contaminée par des termes étrangers!

Il est inadmissible qu’en France des articles soient écrits dans un charabia franglais, extrêmement dangereux, source de contresens.

Toutes les associations responsables, depuis l’Académie de médecine … jusqu’à notre Comité, sont désireuses de maintenir une culture scientifique française (…) dont la qualité assurera la diffusion. »

(Jean Guerre, Lausanne 1981, Actes VII p. 160)


« Nous avons indiscutablement contribué à créer un mouvement d’opinion qui a abouti à la création d’une Commission de terminologie pour l’enrichissement du vocabulaire médical… ; la plupart des termes choisis (en 1974) reprenaient les solutions proposées par notre Comité. »

« Le français n’a pas encore fini d’être pour la médecine un langage international. »

(Jean-Charles Sournia, Echternach 1975, Actes III p. 109)

 


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A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93