Biennale de la Langue Française

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La pénétration de la langue française
dans les pays de l'Europe centrale et orientale et du Sud-est européen

(Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Hongrie, Moldavie, Roumanie, Serbie-Monténégro, Slovénie, Tchéquie, Slovaquie)

Alain VUILLEMIN,
Université d'Artois,
Collège de Littérature Comparée

L'histoire de la pénétration de la langue française depuis le haut Moyen-Âge dans les pays de l'Europe centrale et orientale et du Sud-Est européen reste à faire. Son usage a précédé la naissance officielle de la langue française, au XVIe siècle, en 1539, avec l'ordonnance prise à Villers-Cotterêts par le roi François Ier. Les premiers contacts remontent au IXe siècle. À cette époque, le premier royaume ou " khanat "1 bulgare des Khans2 Kardam (777-803) et Kroum (803-814) s'étend du Dniestr et de la mer Noire à l'est jusqu'au Danube et la mer Adriatique à l'ouest, et avait une frontière commune avec l'Empire franc de Charlemagne (768-814) qui passait à l'emplacement actuel de Budapest, dans la Hongrie d'aujourd'hui. Cette unité sera éphémère. Les invasions magyares à partir de 893, l'extension de l'Empire byzantin entre 1018 et 1072, le schisme de 1054, les Croisades et l'essor de l'Empire ottoman jusqu'à la chute de Constantinople en 1453 marquent l'histoire de cette région du Centre et du Sud-Est de l'Europe au Moyen-Âge. La domination ottomane durera près de cinq siècles. Il en résultera une partition culturelle, importante à la Renaissance, à partir de la Réforme et de la Contre-Réforme, entre les pays de traditions catholique et protestante comme l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie, la Croatie, la Pologne, la Tchéquie, la Slovénie, qui résisteront aux avancées de l'Empire turc, et les pays de tradition orthodoxe, la Grèce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie (partagée alors entre trois principautés, la Valachie, la Transylvanie et la Moldavie), qui demeureront sous le joug ottoman jusqu'à la fin du XIXe siècle et, pour l'Albanie, jusqu'en 1912. Ce rappel est nécessaire pour comprendre les étapes, les avancées et aussi les reculées de la langue et de la culture françaises dans ces régions. Les conditions historiques n'ont pas été identiques de part et d'autre des frontières, alors très fluctuantes, de l'État ottoman. On se contentera de retracer à grands traits l'histoire compliquée de ce que d'aucuns appellent la " pré-francophonie " au Moyen-Âge, la " francophonie " aux temps modernes et, enfin, l'état de la " francophonie littéraire " aujourd'hui.

LA FRANCOPHONIE LITTÉRAIRE


Les plus anciennes traces d'une influence littéraire mutuelle entre les peuples et les pays de l'Europe centrale et orientale et ce qui n'était encore que le royaume franc, en Occident, à l'époque mérovingienne, remontent au VIIe et au VIIIe siècles et à la littérature médiévale en langue latine. Il s'agit de la " matière troyenne " de la légende de la fondation de la ville de Sicambria3 , dont les premières mentions sont attestées, dès 660 environ, en latin, dans une chronique intitulée Historia Francorum (Histoire des Francs)4 , attribuée à un pseudo-Frédégaire et, en 727, dans les Gesta Regum Francorum (Les Exploits des Rois des Francs) ou Liber Historiae Francorum (le Livre de l'Histoire des Francs)5 , d'un auteur inconnu, probablement un moine. Selon cette tradition qui est partagée par les Français et par les Hongrois mais aussi par les Bretons, les Normands, les Anglais, les Écossais, les Scandinaves, les Flamands, les Bourguignons, les Autrichiens, les Vénètes et même par les Turcs, cette ville de Sicambria aurait été fondée par un même ancêtre mythique, descendant du roi Priam, Francus ou Francion pour les Francs, Brutus pour les Bretons et les Anglais, Turcus, fils de Troïlus, un autre fils de Priam, pour les Turcs, etc. Ce mythe d'origine n'est plus guère connu que des érudits. Sa postérité littéraire a été considérable. En 1572, Pierre de Ronsard s'en fait l'écho dans sa Franciade6 en citant nommément la Hongrie. Cet exemple montre comment cette " matière de Troie ", tirée de l'Énéide de Virgile, s'est trouvée appropriée et partagée par différents peuples pour justifier leurs aspirations communes à assumer l'héritage de la Rome et de la Grèce antiques. A partir du XVIIIe siècle, comme on l'a rappelé, la diffusion de la langue et de la culture françaises en Europe ont résulté de la dispersion des huguenots français qui se sont réfugiés un peu partout en Hollande, en Allemagne, en Autriche, en Prusse et jusqu'en Russie. Des écoles, des librairies, des cabinets de lecture, des théâtres et des journaux en langue française s'ouvrent ou se créent à Berlin, à Vienne, à Budapest, à Saint-Pétersbourg. Ce phénomène se prolongera au XIXe siècle, à partir des années 1840-1850, en des pays qui étaient alors aux marches de l'Europe, avec la renaissance du sentiment national en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie, en Albanie, au fur et à mesure du recul des frontières de l'Empire ottoman. C'est en ces circonstances que, en ces régions, au centre et au sud-est de l'Europe, ont émergé des littératures d'expression française qui se sont constituées autour de plusieurs foyers historiques et géographiques. Elles ont aussi connu des périodes brillantes avec des décalages importants. Qu'en a-t-il été ? Quelles en ont été les manifestations les plus importantes sur la côte Adriatique, en Hongrie, en Roumanie, en Bulgarie, en Grèce et ailleurs ?


Si la Croatie et si la côte Adriatique ont été marquées dès le Moyen-Âge par la " lingua gallica franca ", si les provinces illyriennes ont été des départements français, pendant un temps, sous le Ier Empire, et gouvernés directement depuis Paris entre 1809 et 1813, c'est seulement au XXe siècle, après la première guerre mondiale, qu'une efflorescence s'est produite en français. Ce sont des poètes, Flora Dosen7 , Véra Simonin8 , Alain Horic9 , Mato Vucetic10 , qui se sont le plus exprimés. Dès avant la seconde guerre mondiale, dès 1938, un intellectuel, Ante Ciliga11 , réfugié en France après avoir été arrêté puis déporté en Union soviétique, en Sibérie, a dénoncé, en français, ce qui se produisait en Union soviétique depuis 1924, dans Le Pays du grand mensonge et qui préfigurait ce qui sera repris et répété pendant la période suivante par un autre auteur d'origine croate et russe en même temps, Patrick Besson12 , dans Le Goulasch (2003).

En Hongrie, l'âge d'or de la littérature en langue française se situe beaucoup plus tôt, dès le XVIIIe siècle. Il est d'abord le fait de l'influence de la cour de l'Impératrice Marie-Thérèse d'Autriche. Déjà, en langue hongroise, ce qu'on appelle " l'École française " désigne un mouvement qui s'est efforcé au début du XVIIIe siècle d'élaborer la littérature hongroise naissante sur le modèle de la littérature classique française du XVIIe siècle. Ce XVIIIe siècle est le " siècle français " de la littérature en langue hongroise. Dès 1761, József Teleki13 compose en français un Essai sur la faiblesse des esprits forts. Le comte Jean Fekete de Galantha14 entretient en français une correspondance avec Voltaire. Il publie aussi, en français, en Suisse, à Lausanne, en 1772, des Confessions puis, à Genève, en 1781, des Rapsodies ou Recueils de différents essais de vers et de prose et, enfin, en 1789, des nouvelles comme Ma Solitude sans chagrin. En 1790, József Péczeli15 écrit des Vers hongrois et français pour la fête du couronnement de Léopold II, nouveau roi de Hongrie. Au XX° siècle, des auteurs comme l'historien et journaliste François Fejtó16, l'écrivain Elie Wiesel17 , prix Nobel de littérature en 1956, la romancière Christine Arnothy18 , le critique littéraire André Karatson19 , le poète Tibor Papp20 , l'essayiste Dominique Szenes21 , ont contribué à illustrer la francophonie hongroise.

La littérature roumaine d'expression française a commencé à s'affirmer à partir de la fin du XIXe siècle. C'est en 1859 que se constitue l'union des trois principautés de Moldavie, de Valachie et de Transylvanie qui se transformeront en Royaume de Roumanie en 1881. La " Grande Roumanie " créée en 1920 par le traité de Neuilly perdra en 1944 la Bessarabie, annexée par l'Union soviétique, transformée en une République socialiste soviétique, devenue indépendante depuis 1991, et rattachée à la Communauté des États indépendants (CEI) fondée à l'initiative de la Russie. C'est à Paris, en 1866, que paraît un premier volume de vers, Brises d'Orient, écrits en roumain par Dimitrie Bolintineanu22 puis traduits en français par lui-même. Cette littérature d'expression française commence vraiment en 1882, avec la publication des Poésies d'Alexandru Macedonski23 , puis de Bronzes (1897), deux recueils qui ont d'abord été composés en français, ainsi que son roman, Calvaire de feu, paru en 1906. Alexandru Macedonski est sans doute tout autant un écrivain français que roumain. Il est le principal introducteur du symbolisme dans la littérature roumaine. C'est Anna de Noailles24 , poète et romancière, née princesse roumaine (mais d'ascendance grecque et bulgare, arrière-petite fille de Sofronïy Vratchanski, Métropolite (ou évêque) de la ville de Vratcha en Bulgarie et lui-même écrivain bulgare), qui publie ses premiers vers, Le Coeur innombrable en 1901 et L'Ombre des jours en 1902, et des romans, La Nouvelle espérance en 1903, Le Visage émerveillé en 1904. C'est une autre écrivaine, Marthe Bibesco25, qui fait paraître Perroquet vert en 1924, suivi par toute une série de romans,de récits, de contes, de nouvelles, d'articles et d'essais et qui sera élue en 1955 membre étranger de l'Académie royale de Belgique. Une autre dame de la littérature roumaine, Hélène Vacaresco26, poète, mémorialiste, diplomate, oratrice, membre de l'Académie roumaine, a été deux fois lauréate de l'Académie française pour ses volumes de vers en français, Chants d'Aurore (1886) et Le Rhapsode de la Dàmbovita (1910), un recueil de chansons et de ballades roumaines. Parallèlement, au lendemain de la première guerre mondiale, le relais est pris à Paris, à partir de 1920, par Tristan Tzara27 , le fondateur du mouvement " Dada ", et par d'autres poètes, Ilarie Voronca28 , Benjamin Fondane29 , Gherassim Luca30 qui participeront à la mouvance surréaliste. Dans le même temps, Panaït Istrati31 se fait connaître avec ses Récits d'Adrien Zograffi à partir de 1924. Après la seconde guerre mondiale, Emil Cioran32, un écrivain apatride mais né en Roumanie et élu en 1973 membre étranger de l'Académie royale de Belgique se fait connaître avec son Précis de décomposition en 1949, et c'est Eugène Ionesco33 qui fonde le " théâtre de l'Absurde " avec la création de La Cantatrice chauve, au théâtre, en 1950. La guerre froide provoquera l'apparition d'une importante littérature de l'exil, entre 1947 et 1989, aussi bien en France qu'en Belgique, en Suisse ou au Canada. Ce sont, par exemple, les témoignages de Virgil Gheorghiu34 , de Vintila Horia35 , de Dumitru Tsepeneag36, de Petru Dumitriu37 , de Maria Maïlat38 dans la prose et de Georges Astalos39 au théâtre, qui se sont attachés à dénoncer, en français, l'instauration du totalitarisme en Roumanie. Depuis 1989, ce sont des poésies écrites en français de Paul Miclau40 , un auteur demeuré " au pays ", qui leur font écho.


Depuis 1990, c'est aussi une autre littérature, encore mal connue, de la résistance, de la dissidence et de la résilience, qui sort du silence. Ce sont d'abord des mémoires de prison avec Les Années volées (1990) d'Oana Orlea, qui raconte son expérience de l'emprisonnement lors de son adolescence, et, surtout, avec L'Evasion silencieuse. Trois mille jours seule dans les prisons roumaines de Léna Constante41 et Le Cachot des marionnettes. Quinze ans de prison - Roumanie 1949-1964 de Madeleine Cancicov42 . Toutes deux expliquent que ces deux récits furent élaborés d'abord en français, en prison, pour lutter contre le désespoir, et transcrits aussitôt après leurs libérations respectives pour les fixer sous la forme de récits qui n'ont été publiés enfin, en français, à Paris, qu'en 1990. Ces écrits font écho au Journal d'un journaliste sans journal (Jurnalul unui jurnalist fara jurnal) d'Ion D. Sîrbu43 , publié en Roumanie, en roumain, entre 1991 et 1996, et au Journal de la Félicité (Jurnalul fericirii) de Nicolae Steinhardt44 , deux autres récits de prison, également emblématiques d'une épreuve, l'emprisonnement, que " des centaines de milliers de Roumains subirent "45 de la même manière après avoir été condamnés à de lourdes peines pour des motifs politiques, comme ce fut le cas dans tous les pays de l'Est et de l'Union soviétique.

En Bulgarie, l'usage de la langue française a commencé à se répandre dans les revues et les journaux à partir de 1842. Les premiers livres publiés en français datent de 1869. Ce sont surtout des livres scolaires, des manuels, des dictionnaires, des écrits politiques, des thèses de doctorat. Très peu d'écrivains bulgares ont écrit en français. Il faut attendre le lendemain de la seconde guerre mondiale, au XXe siècle, pour qu'un peintre installé à Paris, Georges Papazov46, publie deux récits, Pascin ! Pascin ! C'est moi...! en 1959 et Derain, mon copain en 1960. Un peu plus tard, ce sont deux intellectuels qui s'affirment, Tzétan Todorov47 et Julia Kristéva48, tous deux exilés en France puis aux États-Unis à partir des années 1960. Depuis 1990, Julia Kristéva a fait paraître plusieurs romans en français, Les Samouraïs (1990), Le Vieil Homme et les loups (1991), Possessions (1996) et Meurtres à Byzance (2004). On peut y joindre les poésies d'Athanase Vantchev de Thracy49. En Bulgarie ressurgissent aussi de l'oubli des écrits qui avaient été interdits de publication. Ainsi en est-il été des sonnets satiriques, les Sonnets interdits, et lyriques, Mémorial, Destinées, Bagatelles, de Lubomir Guentchev50 , un poète bulgare d'expression française qui a été persécuté par les autorités du temps " pour la raison qu'il aurait écrit des poèmes en langue française […] dont le contenu était ouvertement hostile […] à l'État et au système socialiste en République populaire de Bulgarie, en Union soviétique et dans d'autres pays socialistes "51 . Sans la découverte en 1999 d'une copie de ses manuscrits originaux, confisqués en 1973 par la police politique et reconstitués de mémoire par le poète entre 1973 et 1981, et de nouveau détruits en 1981 sur l'ordre des autorités, lors de la disparition de Lubomir Guentchev, son œuvre n'aurait jamais dû être connue.

La situation de la Grèce est à part. Du IVe au XVe siècle, l'histoire de la Grèce se confond avec celle de Byzance et, du XVe au XIXe siècle, avec celle de l'Empire Ottoman. Au XXe siècle, la Grèce est entraînée dans les deux guerres mondiales mais elle ne partage pas l'expérience du système totalitaire qui est imposé de 1947 à 1989 par l'Union soviétique aux autres pays de l'Europe centrale et orientale. Elle connaît au contraire une guerre civile de 1946 à 1949 et une dictature militaire de 1967 à 1974. La situation des intellectuels et des écrivains a été différente. C'est à partir du XVIe siècle que des liens sont rétablis entre l'Empire ottoman et le Royaume de France avec la signature en 1535 de " Capitulations ", des traités de commerces internationaux qui confèrent des privilèges aux commerçants français en Orient, y compris en Grèce, et qui seront renouvelés à plusieurs reprises au XVIe et au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, à la cour des " Phanariotes ", des familles aristocratiques qui étaient originaires du quartier grec du Phanar à Istambul52 et qui ont régné, au nom du Sultan, sur diverses provinces danubiennes de l'empire, en Moldavie et en Valachie, la pratique du français devint un signe de distinction pour une élite intellectuelle qui cherchait à se démarquer des bourgeoisies commerçantes. La France était perçue comme la nation qui était prédestinée à libérer les peuples asservis au joug ottoman au centre et à l'est de l'Europe. Cette tendance élitiste a ouvert la littérature grecque sur la littérature française et aussi sur les autres littératures européennes. C'est cette préoccupation qui a inspiré un universitaire, journaliste, nouvelliste, romancier et poète, Jean Psichari53 et un autre poète, Jean Moréas54, d'abord " décadent " puis " symboliste ", qui fonde en 1890, en France, l'" école romane " avec Charles Maurras55, Raymond La Tailhède56 et Maurice Du Plessys57. Ce sont de tout autres raisons qui ont conduit Michel Mitsakis58 à écrire en français, parallèlement à ses oeuvres grecques, au tournant du siècle. Pour lui, le français était la langue du rêve, de l'inconscient, de la subversion. C'est dans ses périodes de crises et de folie qu'il écrivait en français. Un peu plus tard, la génération des écrivains de 1930, Georges Séféris59, Ghéorghios Théotocas60, Elytis61, Andhréas Embericos62 , Nikos Kazantzakis63, Nikos Pentzikis64, venus étudier pour la plupart à Paris, composeront leurs premières œuvres d'abord en français. Ils s'exprimeront ensuite en grec. En revanche, tout un groupe de poètes surréalistes, Nanos Valaoritis65, Giséle Prassinos66, Nikos Engonopoulos67, Aris Alexandrou68 , auxquels on pourrait ajouter Michalis Katsaros69, Giorgios Zografakis70, a préféré s'exprimer en français. Il en a été de même pour des prosateurs et des romanciers comme Clément Lépidis71, André Kedros72 et Vassilis Alexakis73 . Au XXe et au XXIe siècle, les écrivains grecs francophones ne recourent plus au français pour céder à une mode. Ceux qui se sont expatriés ou qui ont été exilés ont opté pour la langue du pays qui les avait accueillis. Beaucoup ont voulu manifester ainsi leur attachement à la culture française. D'autres, comme le romancier André Kédros74, l'ont fait par engagement idéologique dans le sillage de Louis Aragon75 et du parti communiste français. Certains l'ont fait par curiosité, tentés par la difficulté de la langue française, comme Aris Alexandrou en ses Exercices de rédaction. Les motivations sont devenues très variées.


À tous les auteurs que l'on vient d'énumérer, il faudrait ajouter ce qu'ont pu apporter de fortes individualités, que ce soient des Albanais comme Ismaïl Kadaré76 ou Fator Kongoli77, des Monténégrins comme Kommen Becirovic78, des Serbes comme Miléna Nokovitch ou Ljubica Milicevic, même lorsqu'ils se sont expatriés au Canada comme Négovan Rajic79, ou des Tchèques comme Milan Kundera80 ou Patrick Ourednik81. En 1997, André Brincourt, un chroniqueur littéraire, a consacré un livre, Langue française. Terre d'accueil, à tous les " écrivains francophones contemporains… [qui], d'encre et de sang mêlés ", ont contribué à illustrer une " communauté littéraire […], culturelle ", cosmopolite et kaléidoscopique, fondée sur un " partage des mots […], d'idées […], de valeurs communes ", qui aurait ignoré les frontières. Ces écrivains " venus d'ailleurs " n'auraient pour " patrie qu'un monde fait de mots donnés en partage ". Entre " ceux qui, de loin, font entendre leur voix dans notre langue [française], ou qu'il s'agisse de ceux qui, moins déracinés que transplantés, ont trouvé en France leur raison de vivre et d'écrire ", tous apporteraient un " sang neuf dans [l']encre " de la littérature. Cette " patrie virtuelle " qu'ils partageraient s'efforcerait de transcender ce que ce critique appelle " les raisons et les déraisons linguistiques et historiques ". Dans son ouvrage, André Brincourt en présente les multiples composantes. En Europe centrale et au sud-est de l'Europe, ce " cosmopolitisme intégré " demeure très bariolé et fragmenté entre l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, la Grèce, la Hongrie, la Moldavie, la Roumanie, la Serbie et le Monténégro, la Slovénie, la Slovaquie, la Tchéquie. La langue et la culture françaises y ont été reçues au cours des siècles d'une façon très différente. L'histoire comparée de ces processus de réception n'a encore jamais été vraiment faite. Ne serait-ce que pour cette raison, il est difficile d'ignorer l'existence de toutes les frontières entre lesquelles le centre et le sud-est de l'Europe se partagent toujours et qui n'ont jamais cessé de se chevaucher et de s'entremêler au cours de l'histoire. Ces différences se retrouvent en partie dans l'importante littérature qui s'est constituée en français, en Europe centrale et orientale, entre le milieu du XVIIIe siècle et ce début du XXIe siècle. Ce patrimoine en est un reflet irisé.

CONCLUSION

La pénétration de la langue française aux temps modernes, à partir du XVIIe siècle, dans les pays du Centre et du Sud-Est de l'Europe a été favorisée par l'existence, dès le haut Moyen-Âge, de très anciennes traditions d'échanges entre la France et ces régions. Dès le VIIIe siècle, la naissance de la légende de Sicambria et de la fondation de la ville de Budapest en est une preuve, des contacts avaient eu lieu entre le royaume mérovingien des Francs et les peuples qui habitaient l'actuelle plaine hongroise et ses alentours. Au IXe siècle, l'Empire carolingien et la " Grande Bulgarie ", autrement dit le " premier Royaume " bulgare, eurent une frontière commune sur le Danube. Du XIIe au XIVe siècle, le relais est pris par la politique d'alliances matrimoniales de la dynastie des Capétiens avec la Hongrie et celle des Capétiens-Anjou, alliés aux Anjou-Valois, en Albanie, en Croatie, en Hongrie et en Pologne. C'est ce qui justifiera, au XVIe siècle, le règne éphémère d'un autre Valois, le futur roi Henri III, sur le trône de la Pologne en 1573-1574. Mais le français ou ce qui en tient lieu, la " lingua franca gallica ", n'est guère alors pratiqué que dans des cercles étroits, aristocratiques, intellectuels ou commerçants. La diffusion de la langue française moderne dans les sociétés de l'Europe centrale ne commence vraiment qu'à partir de la fin du XVIIe siècle avec la révocation de l'Édit de Nantes en France, et l'émigration massive des huguenots. Son extension suivra au XVIIIe et au XIXe siècle les reculs de la frontière entre les pays européens et l'Empire ottoman. Son apogée se situe au XXe siècle, entre les deux guerres mondiales. La guerre froide en gèle les positions acquises, en quelque sorte, au moins en beaucoup de milieux intellectuels, que ce soit en Albanie, en Bulgarie, en Croatie, en Hongrie, en Slovénie, en Serbie, en Tchéquie et, surtout, en Roumanie. Pendant cette période, le français acquiert un statut de langue de résistance et d'élection face au russe et à l'allemand. Depuis 1990, la situation est devenue beaucoup plus confuse. Si la pratique de la langue russe a reculé dans la plupart de ces pays à la suite des événements de 1989, la langue française s'y trouve affrontée partout, pour des raisons économiques et commerciales, à la concurrence de l'anglais et de l'américain certes, mais aussi à celle de l'allemand au Nord, de l'italien tout au long de la mer Adriatique, du grec au Sud et de l'ukrainien à l'Est. Tous ces aléas de l'histoire n'ont pas moins contribué à y créer un patrimoine littéraire considérable. Son inventaire reste à faire. Il n'a été réalisé que pour un seul pays, la Bulgarie. Sans que ce recensement ait été absolument exhaustif, ce premier Inventaire bibliographique de la littérature bulgare d'expression française82 a identifié 3805 ouvrages et 2546 articles qui ont été publiés en français par des Bulgares entre 1842 et 1995. Rien que pour la Roumanie, on estime que le patrimoine de la littérature roumaine écrite en langue française pourrait comporter quelque 200 000 références bibliographiques. Si on ajoute ce qui a pu avoir été écrit depuis les origines en français en Albanie, en Bosnie, en Croatie, en Grèce, en Herzégovine, en Hongrie, en Serbie et au Monténégro, en Slovaquie, en Slovénie, en Tchéquie, c'est un patrimoine littéraire considérable qui existerait. S'il était jamais inventorié, les Français y découvriraient le regard - certainement très nuancé - que d'autres Européens ont porté sur eux. Tenter de l'explorer contribuerait à consolider les assises scientifiques de la francophonie en ces régions du Centre et du Sud-Est de l'Europe.

Alain VUILLEMIN,
Université d'Artois,
Collège de Littérature Comparée

Notes

1. " Khanat " : principauté. [RETOUR]

2. " Khan " : prince, chef. [RETOUR]

3. L'emplacement de Sicambria correspondrait à celui de la ville d'Avaricum, fondée au Ier siècle par les Romains sur la rive occidentale du Danube, à proximité de Buda et en face de l'île de Margaret, à Budapest, en Hongrie. [RETOUR]

4. Voir la Chronique du pseudo-Frédégaire (c.660) : " Les Francs ont eu Priam comme premier roi. Lorsque Troie fut prise par le perfide (sic) Ulysse, ils la quittèrent. Ensuite, ils eurent comme roi Frigas [...]. C'est à cause de Francion [successeur de Frigas] que les autres ont été nommés Francs… " (Voir le site : www.rootsweb.com/~medieval/). [RETOUR]

5. Voir le Liber Historiae Francorum : " [Après la chute de Troie et leur fuite], les Francs quittèrent Sicambria et vinrent à l'embouchure du Rhin, dans les places fortes de Germanie... ". [RETOUR]

6. Voir RONSARD Pierre de : La Franciade in Oeuvres complètes, Paris, Nizet, 1983, tome 16 :

" Toy parvenu vers la froide patrie
Où la Hongrie est jointe à la Scythie,
Tu bastiras pres le bords istrien,
Séjour des tiens, le mur Sicambrienn,
Que tes enfants par long succès de race
Tiendront après pour leur royalle place ".

[RETOUR]

7. Flora Dosen (née en 1922). [RETOUR]

8. Véra Simonin (née en 1936). [RETOUR]

9. Alain Horic (né en 1929). [RETOUR]

10. Mato Vucetic (1892-1981). [RETOUR]

11. Ante CILIGA (1898-1992). [RETOUR]

12. Patrick BESSON (né en 1957). [RETOUR]

13. József Teleki (1738-1796). [RETOUR]

14. Jean Fekete de Galantha (1741-1803). [RETOUR]

15. József Péczeli (1750-1792). [RETOUR]

16. François Fejtó (né en 1910). [RETOUR]

17. Elie Wiesel (né en 1928). [RETOUR]

18. Christine Arnothy (née en 1934). [RETOUR]

19. André Karatson (né en 1933). [RETOUR]

20. Tibor Papp (né en 1936). [RETOUR]

21. Dominique Szenes (né en 1951). [RETOUR]

22. Dimitrie BOLINTINEANU (1819-1872). [RETOUR]

23. Alexandru MACEDONSKI (1854-1920). [RETOUR]

24. Anna de NOAILLES (1876-1933), née Ana BRANCOVAN, et descendante de Sofronïy VRATCHANSKI (1739-1813), métropolite de Vratcha et écrivain bulgare. [RETOUR]

25. Marthe BIBESCO (1888-1973). [RETOUR]

26. Hélène VACARESCO (1864-1947). [RETOUR]

27. Samy ROSENSTOCK, dit Tristan TZARA (1896-1963). [RETOUR]

28. Ilarie VORONCA (1903-1946). [RETOUR]

29. Benjamin WESCHLER, dit FUNDOIANU, dit FONDANE (1898-1946). [RETOUR]

30. Gherassim LUCA (1913-1993). [RETOUR]

31. Panaït ISTRATI (1884-1935). [RETOUR]

32. Emil CIORAN (1911-1995). [RETOUR]

33. Eugène IONESCO (1912-1994). [RETOUR]

34. Virgil GHEORGHIU (1916-1992). [RETOUR]

35. Vintila HORIA (1915-1992). [RETOUR]

36. Dumitru TSEPENEAG, né en 1937. [RETOUR]

37. Petru DUMITRIU (1924-2002). [RETOUR]

38. Maria MAÏLAT, née en 1953. [RETOUR]

39. Georges ASTALOS, né en 1933. [RETOUR]

40. Paul MICLAU, né en 1931. [RETOUR]

41. Léna CONSTANTE, née en 1909. [RETOUR]

42. Madeleine CANCICOV (1904-1985). [RETOUR]

43. Ion D. SÎRBU (1919-1989). [RETOUR]

44. Nicolae STEINHARDT (1912-1989). [RETOUR]

45. CONSTANTE Léna : L'Evasion silencieuse, Paris, La Découverte, 1990, p. 298. [RETOUR]

46. Georges PAPAZOV (1884-1972). [RETOUR]

47. Tzétan TODOROV (né en 1939). [RETOUR]

48. Julia KRISTEVA (née en 1941). [RETOUR]

49. Athanase VANTCHEV DE THRACY (né en 1940). [RETOUR]

50. Lubomir GUENTCHEV (1907-1981). [RETOUR]

51. Rapport de police sur Lubomir Guentchev en date du 16 mai 1974. [RETOUR]

52. " Istambul " : nom turc de " Constantinople ". [RETOUR]

53. Jean PSICHARI [ou Ioannis PSICHARIS] (1854-1929), père de l'écrivain Ernest Psichari (1883-1914). [RETOUR]

54. Jean MOREAS [ou Ioannis PAPADIAMANTOPOPOÚLOS] (1856-1910). [RETOUR]

55. Charles MAURRAS (1868-1952). [RETOUR]

56. Raymond Gagnabé de LA TAILHEDE (1867-1938). [RETOUR]

57. Maurice DU PLESSYS (1864-1924). [RETOUR]

58. Michel MITSAKIS (1863 ?-1916). [RETOUR]

59. Georges SEFERIS (1900-1971). [RETOUR]

60. Ghéorguios THEOTOCAS (1906-1966). [RETOUR]

61. Odhysseas Alepudhelis dit ELYTIS (1911-1996). [RETOUR]

62. Andhréas EMBERICOS (1901-1975). [RETOUR]

63. Nikos KAZANTZAKIS (1883-1957). [RETOUR]

64. Nikos PENTZIKIS (né en 1908). [RETOUR]

65. Nanos VALAORITIS (né en 1921). [RETOUR]

66. Giséle PRASSINOS (née en 1920). [RETOUR]

67. Nikos ENGONOPOULOS (1910-1985). [RETOUR]

68. Aris ALEXANDROU (1922-1978). [RETOUR]

69. Michalis KATSAROS (né en 1919). [RETOUR]

70. Giorgios ZOGRAFAKIS (né en 1905). [RETOUR]

71. Clément LEPIDIS (1920-1967). [RETOUR]

72. André KEDROS (1917-1999). [RETOUR]

73. Vassilis ALEXAKIS (né en 1943). [RETOUR]

74. André KEDROS ((1917-199). [RETOUR]

75. Louis ARAGON (1897-1982). [RETOUR]

76. Ismaïl KADARE (né en 1936). [RETOUR]

77. Fator KONGOLI (né en 1944). [RETOUR]

78. Kommen BECIROVIC (né en 1936). [RETOUR]

79. Négovan RAJIC (né en 1923). [RETOUR]

80. Milan KUNDERA (né en 1929). [RETOUR]

81. Patrick OUREDNIK (né en 1957). [RETOUR]

82. Voir ATANASSOV Stoyan, VUILLEMIN Alain et alii : Libul. Inventaire bibliographique de la littérature bulgare d'expression française (1842-1995), Sofia (Bulgarie), Institut Français de Sofia, 2004. [RETOUR]

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIe Biennale

Les Actes 2005 de la
XXIe Biennale de la Langue française

Accueil

Sommaire

Séance d'ouverture
Jacques De Decker
Philippe Roberts-Jones
France Bastia
Roland Eluerd

Voeux

Quelle place pour la langue française en Europe ?


Synthèse rédigée par Roland Eluerd

En Europe et en Francophonie
Stéphane Lopez
Erich Weider
Alain Vuillemin

Sous le regard du monde
Jean R. Guion
Kadré Désiré Ouedraogo

Politiques et linguistique
Robert Collignon
Louise Beaudoin
Philippe Busquin
Manfred Peters
Jeanne Ogée

Regards européens
Claude Truchot
Frank Wilhem
Marc Wilmet

Le rôle des professeurs de français
Janina Zielinska
Raymond Gevaert
Robert Massart

Pour une rencontre des langues et des cultures
Mariana Perisanu
Françoise Wuilmart
Jacques Chevrier

Regards nord-américains
Alain-G. Gagnon
Victor Ginsburgh
Joseph-Yvon Thériault

Querelles à surmonter
Michel Ocelot
Edgar Fonck

Langue et littérature françaises de Belgique
André Goosse
Jean-Marie Klinkenberg
Jean-Marie Pierret

Poésie francophone

Claudine Bertrand
Eric Brogniet
William Cliff
Marc Dugardin
José Ensch
Jacques Izoard
Amadou Lamine Sall
Claire Anne Magnès
Philippe Mathy
Selcuk Mutlu
Anne Perrier


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93