Biennale de la Langue Française

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Claudine BERTRAND

Claudine BERTRAND

Ambassadrice de la poésie québécoise, Claudine Bertand a publié une vingtaine d'ouvrages poétiques et des livres d'artiste au Québec et à l'étranger, dont l'Amoureuse intérieure (prix 1998 de la Société des écrivains canadiens). Le Corps en tête (L'Atelier des Brisants, 2001) lui vaut le prix international de poésie Tristan-Tzara. Elle est médaillée d'or du Rayonnement culturel de la Renaissance française et récipiendaire du prix international Saint-Denys Garneau 2002 pour l'Énigme du futur, coproduit avec l'artiste Chantal Legendre. Elle dirigie la revue Arcade depuis ses débuts, ainsi que la revue mouvances.

L'Amoureuse intérieure

II

Sa main ravive les caresses, s'agite. Une légère pression. Ses longs doigts fins comme du sable doré sont suspendus au silence, aux lèvres et aux livres. Puis le long des cuisses, une langue chaude, humide et salée. Chemise hors du jean, pieds nus. Paysage en bordure de la fenêtre, une peau m'a fait chavirer. Je l'ai vu quitter le train, imperturbable.

Je l'ai suivi du regard, mis mes pas dans les siens. Café noir bien tassé. Une voix nocturne, des crocs dans la peau rouge. Des marques persistantes au cou étouffent tout souvenir. Sa langue chercheuse entre soleil et pluie, la mienne entre débordement et retenue s'entremêlent en un savant duo érotique.

Sur sa poitrine frissonnante miroite l'arc-en-ciel du temps. Dans le désordre vertigineux de la chambre, des mains charnelles de sculpteur façonnent mes seins aux sons d'une musique gitane. En bataille, des vêtements jonchent le sol comme nos corps. Des draps satinés attendent le cérémonial de l'amour nu, à travers la lumière tamisée, des arômes d'encens, des bougies, le murmure des vagues... Hors du monde, de la nuit à l'aube.

Chaque mot, chaque souffle : un effleurement des cuisses. Lancinance des poses. Il tourne les pages d'un livre. Voix au-dedans de la voix, jets de vie passionnés, violents, douloureux. Des images sensuelles sur l'écran de mes nuits : peaux, langues, lèvres, tels des signes convoqués dans le mystère. Doux murmure à l'oreille, une parole presque irréelle, un secret, un rituel. De la peau frôlant la peau. Dans mes mains, il dépose l'univers.

Les plis de son ventre, recroquevillé comme prière immédiate, crient " encore un peu ". Derrière une voix suppliante, j'entends celle du père, du frère, de l'amant, puis de l'enfant. Tant de chose à taire. Le désir n'est-il qu'une passion orpheline dans ce pays de sable et d'écume ?

Reprise de la scène primitive. Je rêve de décrocher une étoile en bordure de ses lèvres. Mon côté femme, je le camoufle à l'ombre des jeunes filles en pleurs et enregistre malgré moi, ces moments intimes dans l'éclat de mes yeux. Sous la chair, veillent des griffures, des écorchures.

Le ciel est nuit. De mon corps échoué sur le rivage, l'eau ruisselle. Est-ce de lui que je m'ennuie ? Le café dans la tasse, je n'en ai pas bu. Puis le lendemain, je me querelle avec mes poèmes. Je les lis pour m'enivrer de ces images-poignards en haute mer, de ma tête appuyée sur la vague de ses hanches.

Quelques cheveux blonds irradiaient émaillés sur mon manteau noir : vestiges d'une nuit parallèle. La lune sans retenue me fait des clins d'œil complices. Les feuilles du souvenir colorent le trottoir où se réfugie la mémoire. Des larmes perlent sur mon cou dans la chambre des vertiges. Femme à la voix brisée, je me console dans la langue d'un inconnu pour redonner au monde un visage moins barbare.

Nuit recommencée

I

La nuit m'encercle la taille
Plus personne autour
Que la rumeur du vent
Qui me gonfle les yeux
Corps figé hors du lit
Comme si un fantôme
M'était apparu
L'espace d'un instant

Recommencer la vie ailleurs
Ou commettre l'irréparable
Comme le couteau
Qui s'enfonce dans le silence
Et tranche le désir de vivre
La neige nocturne
Les lointaines origines
À travers des poussières de rêves
Pourquoi dériver

J'écris le livre abandonné
Des récits impossibles
Où se révèle la région
La plus souterraine
La plus impalpable
De l'âme
Retour en force
Des anciennes tortures
La guerre jamais finie
Déferle la lutte
Contre le vide
Le manque
Le tumulte intérieur

Des voix me troublent
Quelque chose remue
Du lieu de la mémoire
Peau frissonnante
Je me lève
Et vais
Vers la neige
Où me conduisent mes pas
On dirait
Qu'une lumière
Trop dense
Me traverse
De part en part

Nos corps s'épuisent
Tu t'éloignes des murs
Trop blancs, des lits défaits
Des mots m'englobent
Et m'absorbent
On meurt de l'absence
Absence de l'autre
On ne saura jamais
Qui il a aimé
Et s'il a aimé
Douleur de l'éloignement
Visage d'une déchirure

Atmosphère d'aérogare
Musique tapageuse
Décor anonyme
Quand tu es parti
J'ai eu soudain les ailes coupées
Couchée au sol
Nue
Comme à la naissance
Mon corps regorge
De bras d'anges

La nuit venue
Comme l'intime
Seule
Une chaise
Est déplacée
Puis le lit
Chaque nuit
Je recommencerai
La visite
Des châteaux abandonnés
La danse
De la spirale sacrée

Dans une main
Femme, je tiens les cartes
D'une vie gaspillée
Je ne sais plus
Quel jour il fait
Ça tourne et ça tourne
Dans ma tête
Ainsi qu'un vieux manège
Le vent, le vide, rien que cela
Un visage s'expose dans le grain du nuage

Au détour des arbres
Le chant des feuilles
On m'embrasse dans le cou
La fenêtre s'ouvre
Je veux crier
L'impossible cri
On m'entoure la taille
On me caresse le dos
Des doigts s'agitent
La symphonie reste inachevée

Jeux de voix sous les ombres
Souffle d'une respiration haletante
Rébellion contre les lois
À la lisière d'une forêt - cathédrale
Telle une guerrière
Aux hymnes sauvages
Semblables à une bête déchaînée
Dans la zone haute tension
Je lui mets le feu aux poudres
Aux lèvres, et aux mots

Arc des corps tendus
Vers un espace
Les peaux remuent
Sous le choc des ondes
Fouilles anonymes
Dans la caverne
Jusqu'au fond de la gorge
L'eau coule doucement
Jusqu'à ce qu'elle disparaisse
Pareille à un lac
Artificiel

Des heures des mois plus tard
J'ai toujours froid
De nombreux maux de tête
Étreignent les matins
La nuit les douleurs m'assaillent
Je ne prends plus le temps
De regarder le jour
Qui va vivre

Certains gestes inquiètent
Mon histoire se noue
À la peur du ventre
Le monde intérieur se démène
S'imprègne des morsures au sein
Pourquoi l'animal sort ses griffes
Le mal pour le mal
Se supportera-t-il
Encore longtemps
À travers le mouvement de l'existence

Derrière les persiennes closes
Une fêlure
Des paroles que l'on emmure
Des mots-parasites qui étranglent
Un homme fait irruption
Dans le quotidien
En pleine tourmente
Pour que la vie l'emporte
Sur la mort
Naîtra un enfant
En signe de défi

La terre est un berceau
Qui jamais ne m'a portée
Pourquoi tant de déchirements
Les yeux ouverts
Par tant de souffrances
Par tant de désarroi

Claudine BERTRAND
 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIe Biennale

Les Actes 2005 de la
XXIe Biennale de la Langue française

Accueil

Sommaire

Séance d'ouverture
Jacques De Decker
Philippe Roberts-Jones
France Bastia
Roland Eluerd

Voeux

Quelle place pour la langue française en Europe ?


Synthèse rédigée par Roland Eluerd

En Europe et en Francophonie
Stéphane Lopez
Erich Weider
Alain Vuillemin

Sous le regard du monde
Jean R. Guion
Kadré Désiré Ouedraogo

Politiques et linguistique
Robert Collignon
Louise Beaudoin
Philippe Busquin
Manfred Peters
Jeanne Ogée

Regards européens
Claude Truchot
Frank Wilhem
Marc Wilmet

Le rôle des professeurs de français
Janina Zielinska
Raymond Gevaert
Robert Massart

Pour une rencontre des langues et des cultures
Mariana Perisanu
Françoise Wuilmart
Jacques Chevrier

Regards nord-américains
Alain-G. Gagnon
Victor Ginsburgh
Joseph-Yvon Thériault

Querelles à surmonter
Michel Ocelot
Edgar Fonck

Langue et littérature françaises de Belgique
André Goosse
Jean-Marie Klinkenberg
Jean-Marie Pierret

Poésie francophone

Claudine Bertrand
Eric Brogniet
William Cliff
Marc Dugardin
José Ensch
Jacques Izoard
Amadou Lamine Sall
Claire Anne Magnès
Philippe Mathy
Selcuk Mutlu
Anne Perrier


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93