Biennale de la Langue Française

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" En quoi notre monde est-il concerné par l'état de notre langue ?"

Jean R. GUION
Président de l'Alliance Francophone

Merci Monsieur Le Président, Merci Chers Amis,

Je suis très heureux d'être avec vous ce matin et ce pour de nombreuses raisons !

D'abord par Amitié, par fidélité, par solidarité, car nous partageons les mêmes combats et les mêmes valeurs.

Nous aimons l'Afrique, avec la même passion et la même reconnaissance, car nous savons que sans elle notre langue, tout simplement, n'aurait pas d'avenir !

Nous lui devons tant de choses à cette belle Afrique…Nous lui devons aussi celle là !

Vous lui avez rendu un très bel hommage à Ouagadougou…Et le Burkinabè albinos que je suis se devait de venir vous en remercier ici !

Et puis votre Président est un Ami et un membre éminent de notre Conseil d'Administration ! Un homme fidèle, intègre comme il y en a trop peu dans notre monde de tricheurs !

Quant à la Famille Guillermou, c'est un peu ma famille intellectuelle…C'est " à cause " d' Alain Guillermou, votre illustre Fondateur, dont je dévorais les chroniques et analyses, et à cause de son Ami Pierre Messmer, notre Président d'Honneur , que je me suis engagé modestement mais avec détermination, au service des valeurs de la Francophonie.

Merci donc de me donner la parole pour vous parler du rôle du Français sur le devenir du Monde !

Vaste sujet...

En quoi l'état du Français peut-il concerner le monde ?

En quoi l'état du Français peut-il concerner un Africain, un Américain, du Nord ou du Sud, un Asiatique, un Australien ?

En quoi peut-il concerner la myriade d'hommes et de femmes, de foyers, d'individus, de foules, de communautés, croyantes ou non-croyantes, de migrants ?

Mille réponses me viennent immédiatement à l'esprit, mille réponses qui en engendrent à leur tour mille autres, et qui se déclinent en autant qu'il y a de francophones, de lusophones, d'hispanophones, ou d'anglophones, ou d'autres hommes et femmes parlant d'autres langues, et en autant qu'il en naîtra par la suite...

Espérons le, car chaque fois qu'une langue meurt, meurt une culture et avec elle une parcelle de liberté !

J'essaierai donc d'être concis et de faire acte de discipline. Ce qui n'est, vous le savez, n'est pas toujours mon fort, je dois l'admettre sans pudeur, ici, devant une assemblée aussi prestigieuse.

Les raisons pour lesquelles l'état du Français concerne le monde peuvent être regroupées autour de trois piliers fondamentaux de l'ordre international :

  • la diversité,
  • la solidarité,
  • et la mémoire,

entendues dans tout ce qu'elles impliquent !

*

Notre monde est concerné par l'état de notre langue d'abord parce qu'elle en est à la fois un élément essentiel et qu'elle constitue une garantie de sa diversité.

Etant donné le penchant actuel de certaines politiques et de certaines économies pour l'uniformisation, il n'est plus anodin de le remarquer et de le souligner.

Il est encore moins anodin surtout, et devant un tel état de fait, de réagir !

La préservation de la langue française ne doit plus être perçue comme une tentative de repli, comme une crispation, car c'est le principe même de la diversité qui est actuellement menacé, en fait et en pensée, par un matérialisme et une notion de l'utilitaire exacerbés et par une spiritualité détournée vers des objectifs de domination.

Tout cela s'est précipité depuis la chute du Mur...

L'une des premières thèses, présentées à la fin de la Guerre Froide par les théoriciens des relations internationales, fut celle de la Fin de l'Histoire de Francis FUKUYAMA.
Pour ce dernier, la fin des confrontations idéologiques coïncidait avec la victoire du modèle occidental sur le modèle soviétique, et l'Histoire était alors programmée comme un long fleuve libéral tranquille, sans plus de heurts ni d'injustices.

Une uniformisation politique se dessinait qui, par sa propension à la radicalisation du genre, allait, hélas, en appeler bien d'autres.

Cette thèse faisait fi de l'existence d'autres décalages, d'autres réalités.
Une multitude de conflits est d'ailleurs venue très vite l'infirmer, ou, pour le moins, dénoncer son caractère prématuré !

Cette théorie succédait elle-même, dès 1993, aux réflexions menées par Samuel Huntington sur le " Choc des civilisations ".
Cette mise en cause des civilisations, sur un plan guerrier et concurrentiel, a ouvert un nouveau jeu dans les relations internationales. Un jeu malheureusement au sein duquel la dimension culturelle a été exagérée et surtout aiguisée.

Depuis la tragédie du 11 septembre 2001, cette interprétation du jeu international emporte la conviction de nombreux dirigeants, aussi bien dans le bloc occidental que dans le bloc musulman, et dans d'autres encore.
Les provocations des uns engendrant, bien sûr, les radicalisations des autres, dans une macabre spirale dont nous n'avons pas fini de régler la note.

De cet esprit de guerre des civilisations, il convient avant tout de mettre en garde toute tendance qui avancerait la supériorité d'une civilisation sur une autre.

Un sentiment de supériorité d'une civilisation sur l'autre qui n'est, hélas, pas propre au système libéral anglo-saxon. Le pourtant très éclairé Hubert VEDRINE, dans un entretien accordé au journal français Le Monde se demandait ainsi :

" Comment nier le choc Islam-Occident ? (…) Les occidentaux d'aujourd'hui -[Européens et Américains] - sont sincèrement convaincus de la valeur universelle, c'est-à-dire de l'absolue supériorité, de la démocratie occidentale sur tous les autres systèmes de valeurs et de l'urgence de sa propagation, notamment dans le monde arabo-musulman (…) Une partie de l'Occident est ainsi disponible, voire candidate, à exercer à nouveau notre séculaire mission civilisatrice, même s'il y a controverse sur les moyens ".

Cette tendance, justement constatée, a une conséquence immédiate : celle de transformer les Droits de l'Homme et la Démocratie en un fer de lance guerrier, un fer de lance qui viendrait légitimer " l'Uniformisation " tant recherchée par certaines économies.

Avec toutes les hypocrisies et les dénaturations que cela promet.

L'état du Français est donc plus qu'un témoin de cette actuelle propension à l'uniformisation qui en appelle, en définitive, au choc des civilisations.

Plus qu'un témoin puisque la Francophonie propose, de façon exemplaire, une alternative à ce qu'il convient, en réalité, d'appeler le " Choc des Ignorances ", comme le faisait très justement le Courrier International le jour suivant la définition d'un Axe du Mal par l'Administration BUSH.

L'état du Français concerne donc le monde parce que non seulement il est un élément de sa diversité, mais également parce que la Francophonie conçoit le respect des Droits de l'Homme et l'affirmation de la Démocratie dans la diversité.

Et non pas dans l'uniformisation.

*

Notre monde est concerné par l'état de notre langue également parce qu'elle est l'expression d'une solidarité très singulière.

Le Français est en effet un trait d'union transversal entre des populations qui vivent des réalités différentes, voire même souvent étrangères.

Là encore, il faut que l'on s'arrête sur ce qui peut ne paraître qu'un lieu commun, lieu commun que l'on oublie malheureusement trop souvent, dans le quotidien et dans les perspectives.

L'usage du Français n'est pas le seul vecteur de solidarité… D'autres solidarités existent bien sûr !

Mais ces autres solidarités sont ou trop ponctuelles, lorsque les médias les actionnent, ou instrumentalisées autour d'intérêts communs ou d'appartenances communes : intérêts économiques, qui rendent solidaires les pays de l'OPEP ; intérêts régionaux, qui élancent la solidarité des pays de l'Union européenne ; intérêts militaires, qui commandent la solidarité des pays de l'OTAN ; intérêts de puissance, qui rassemblent les pays du G8 ; sentiments d'appartenance commune, qui - de façon discutable - tisse des liens de fraternité entre les pays musulmans.

Singulièrement, la solidarité francophone n'est ni géographique, ni sectorielle, ni fondée sur un critère de puissance ou des dispositifs communs de sécurité, ni encore religieuse ou partisane...

Elle est une association de pays et de peuples qui, du Nord au Sud, d'Est en Ouest, partagent bien plus que l'usage d'une langue.
Ils partagent les valeurs que celle-ci véhicule, dans leurs multiples expressions.

C'est un mode de solidarité exemplaire qui, fort heureusement, a suscité des élans et des vocations...
Les pays lusophones ou hispanophones se sont également regroupés de façon transversale autour du partage de leur langue.

Si l'usage du Français venait à péricliter, c'est toute une solidarité qui mourrait.
Une solidarité désintéressée, sans aucun autre sentiment d'appartenance commune que celui d'e faire partie d'une même humanité, et qui procède, tout simplement, de l'Humanisme.

Que l'on s'en persuade.

Si l'usage du Français venait à s'épuiser, c'est un nouveau cloisonnement qui s'installerait. Un cloisonnement dont les seules ouvertures seraient celles qui laissent passer les marchandises, dans un seul sens, du Nord vers le Sud.

La solidarité francophone est transversale et multiforme. Elle est pleine.

C'est pourquoi je pense sincèrement que l'usage du Français est un trait d'union qu'il faut raffermir, développer, et faire vivre.

Pour le faire vivre, il faut encourager les rencontres, et donc la circulation des personnes au sein de l'espace francophone.

Seule la circulation des personnes permet les échanges et la conjugaison des expériences et garantit leur reconduction auprès des générations suivantes.

C'est pourquoi, mais c'est une idée qui évoluera j'en suis sur, il est important à l'heure actuelle de promouvoir un système qui encouragerait cette libre circulation des personnes au sein de l'espace francophone.

N'en déplaise à certains ministères, n'en déplaise à certaines logiques de protection, par ailleurs inefficaces, n'en déplaise enfin à certaines logiques économiques ou sociales !

Il y va de l'avenir de nos cultures et par là du futur de nos libertés !

*

Notre monde est concerné enfin par l'état de notre langue en ce qu'elle abrite et véhicule un patrimoine littéraire, scientifique et technique absolument merveilleux et indispensable.

Patrimoine indispensable dis-je, puisque la mémoire est un terreau et le langage l'expression de la mémoire, et donc un instrument du savoir !

Sans mémoire et sans langage, il n'y a plus de transmission ni des patrimoines, ni des savoirs, ce qui ne peut avoir comme conséquence immédiate qu'un dramatique appauvrissement général.

Il n'est pas inintéressant de se rappeler qu'il y a mille ans, environ 95% des écrits scientifiques étaient en arabe...
Il n'est pas inintéressant de rappeler que, en grande partie, le renouveau du savoir occidental latin a été généré par le contact avec le monde arabe.
En Espagne et en Sicile notamment, où l'on trouvait des ateliers de traduction importants.

Mais ce patrimoine n'est pas uniquement une base de données.

Ce patrimoine alimente les âmes et leurs expressions.
Et rien ne se fait, vous le savez, sans âme ni expression.

Même si la civilisation de l'image et de l'instant semble, chaque jour, exclure toujours plus les autres approches de l'espace et du temps, et donc de l'autre...

Le patrimoine linguistique est un peu semblable au patrimoine génétique.

S'il disparaît, alors une somme incommensurable de possibilités sera soustraite au devenir de l'Homme.
Des réflexions, des sentiments et des approches ne trouveront plus d'expression, faute d'âme.
Et, faute d'âme, des interrogations, des recherches n'auront plus lieu.

Alors le langage commun et exclusif engagera le monde vers une communauté d'esprit figée.

Que l'on pense, par exemple, à la médecine orientale et à la médecine chinoise en particulier.
Sans le Chinois, ce précieux savoir non seulement ne serait plus diffusé ni préservé.

Il en est de même pour le monde francophone.

Cela va même plus loin.

Si le Français venait à mourir alors toute l'histoire de l'humanité s'écrirait et se penserait en sabir anglo-américain, dont un institut américain dont je préfère avoir oublié le nom, disait récemment qu'il était magique en cela qu'il permettrait bientôt de réduire les communications à moins de 500 mots !

Finit alors la mémoire, finit les nuances, finit les concepts, finit l'identité, finit la vérité, qui ne compte que par le témoignage et l'expression de ce témoignage.

Sans le respect de la diversité, sans la solidarité des hommes et des peuples et sans le souvenir de chacun de ce qu'il est, le monde ne peut aller nulle part.

La tendance inverse ne pourrait accoucher que d'ignorances, de violences et d'absurdités.

L'enjeu du Français, c'est donc l'homme. Simplement l'homme. La seule cause qui vaille disait le Général de Gaulle !

Dans sa Lettre à un otage, Antoine de Saint-Exupéry pensait à un de ses amis, Léon Werth, réfugié à Saint Amour dans le Jura en octobre 1940 et protégé par le silence des paysans qui l'entouraient.

On a fait acte de mémoire il y a peu, alors continuons un peu !

Antoine de Saint-Exupéry écrivait alors :

" Une tyrannie totalitaire pourrait nous satisfaire, elle aussi, dans nos besoins matériels. Mais nous ne sommes pas un bétail à l'engrais. La prospérité et le confort ne sauraient nous combler. Pour nous qui fûmes élevés dans le culte du respect de l'homme, pèsent lourd les simples rencontres qui se changent parfois en fêtes merveilleuses. Respect de l'homme ! Respect de l'homme ! Là est la pierre de touche ! "

L'actualité, tragiquement, nous apporte en lots quotidiens la condition des otages.

Les otages sont intemporels.

Le monde qui refuse la diversité, qui étouffe la solidarité et qui tente d'effacer le souvenir, est un monde d'otages.

Comme il faut rendre la liberté aux otages ; il faut rendre à l'homme sa dignité.

Voilà donc, en quelques mots, pourquoi le monde est concerné par la diversité, par la solidarité et le souvenir, et donc par l'état d'une langue, la nôtre, " un trait d'union ".

Ce qui est fondamental, c'est de pouvoir donner aux générations qui arrivent les moyens de comprendre leurs interdépendances et la nécessité de leur solidarité.

En leur faisant bénéficier d'une mémoire, d'une parcelle de mémoire.
Dans tous les domaines.

Les prochaines années, quelles qu'elles soient, nous donneront, j'en suis convaincu, raison.
Pour peu toutefois que nous soyons parvenus, tous ensemble, à tirer la francophonie d'une certaine torpeur, à lui donner une visibilité, une popularité, une proximité...

Il faut que les pays francophones deviennent, en quelque sorte, de nouveaux " non-alignés " !

Espérons alors que ceux qui nous suivront pourront témoigner que nous avons réagi !

Espérons qu'ils n'auront pas l'occasion de se désoler, trop tardivement, d'être tombés peu à peu dans un monde totalitaire où l'expression unique, fatalement, les a conduit à la pensée unique...

Pour conclure, Chers Amis, je me permettrai de paraphraser Gandhi..

" Notre travail, de défenseurs de notre langue et des valeurs qu'elle véhicule, s'achèvera le jour où nous parviendrons à convaincre la famille humaine que chaque homme ou chaque femme, peu importe la faiblesse de son corps, est le gardien du respect de soi et de sa liberté, et que cette défense prévaut même si le monde s'oppose à l'individu qui résiste "

Je vous remercie de votre attention,

Jean R. GUION
Président de l'Alliance Francophone
 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIe Biennale

Les Actes 2005 de la
XXIe Biennale de la Langue française

Accueil

Sommaire

Séance d'ouverture
Jacques De Decker
Philippe Roberts-Jones
France Bastia
Roland Eluerd

Voeux

Quelle place pour la langue française en Europe ?


Synthèse rédigée par Roland Eluerd

En Europe et en Francophonie
Stéphane Lopez
Erich Weider
Alain Vuillemin

Sous le regard du monde
Jean R. Guion
Kadré Désiré Ouedraogo

Politiques et linguistique
Robert Collignon
Louise Beaudoin
Philippe Busquin
Manfred Peters
Jeanne Ogée

Regards européens
Claude Truchot
Frank Wilhem
Marc Wilmet

Le rôle des professeurs de français
Janina Zielinska
Raymond Gevaert
Robert Massart

Pour une rencontre des langues et des cultures
Mariana Perisanu
Françoise Wuilmart
Jacques Chevrier

Regards nord-américains
Alain-G. Gagnon
Victor Ginsburgh
Joseph-Yvon Thériault

Querelles à surmonter
Michel Ocelot
Edgar Fonck

Langue et littérature françaises de Belgique
André Goosse
Jean-Marie Klinkenberg
Jean-Marie Pierret

Poésie francophone

Claudine Bertrand
Eric Brogniet
William Cliff
Marc Dugardin
José Ensch
Jacques Izoard
Amadou Lamine Sall
Claire Anne Magnès
Philippe Mathy
Selcuk Mutlu
Anne Perrier


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93