Biennale de la Langue Française

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ECRIVAINS FRANÇAIS D'ORIGINE ROUMAINE ET LEUR RAPPORT A LA LANGUE

Mariana PERISANU

L'immense espace littéraire francophone fait entendre aujourd'hui de nouvelles voix, "discordantes" parfois (Ed. Saïd) et constitue, d'une certaine façon, le laboratoire de la culture post-moderne du vingt et unième siècle. Son combat déborde les seules questions de langue et la dualité image/voix tend à substituer celle de langue/parole.

Mises ensemble, les littératures francophones n'ont plus rien de périphérique et forment un immense corps littéraire mondial décentralisé, dont le dynamisme exceptionnel amène les chercheurs à une redéfinition globale des objets de l'analyse littéraire; dépasser le matériau linguistique comme pour mieux faire apparaître les points de convergence créatifs.

Bucarest peut-il faire figure de centre littéraire francophone? La Roumanie a, certes, le plus grand pourcentage de francophones de la zone et la tradition francophile n'est pas à démontrer. Le nombre et la valeur des écrivains français d'origine roumaine sont impressionnants, mais ceux qui sont restés en Roumanie, ont-ils choisi, ont-ils pu s'exprimer en français?

Roumanie capitale...Paris (Oxus, Paris, 2003) est un livre guide, réunissant documents et informations sur l'extraordinaire contribution des Roumains de Paris au rayonnement culturel de la France.

L'exil linguistique des écrivains tels: Elena Văcărescu (Hélène Vacaresco), Tristan Tzara, Panaït Istrati, Emile Cioran, Mircea Eliade, Eugène Ionesco, Virgil Gheorghiu, Vintilă Horia, Benjamin Fondane, Isidor Isou, Gherasim Luca, Dumitru Tsepeneag, Paul Goma, Bujor Nedelcovici, Georges Astalos, Matei Vişniec a apporté au patrimoine francophone du XX-ième siècle un pilier soutenant tout un pan de la modernité.

"L'irruption fracassante de Tristan Tzara dans l'aventure intellectuelle de notre temps nous aura au moins appris à nous défaire des opinions reçues"1 dit le professeur Henri Béhar et il souligne que Tzara entendait retrouver les sources de la poésie dans l'expression collective des peuples et qu'il a pressenti bien des éléments de la linguistique nouvelle. Le mouvement Dada imposé par le scandale à Zürich en 1916, puis à Paris, s'est organisé, on le sait bien, autour de Tristan Tzara, venu de Bucarest, où le jeune lycéen avait fondé la revue "Le Symbole" avec Ion Vinea et Marcel Janco et avait publié des vers signés S. Samyro. D'autres poètes des avant-gardes tels B. Fondane, Ilarie Voronca, Isidor Isou ou Gherasim Luca sont venus de Roumanie.

Les grands écrivains francophones roumains sont essentiellement des exilés. L'exilé porte en lui un monde dont les frontières sont sa propre peau, son corps tendu à l'extrême sous la poussée d'un monde. Affinant leur français qui était depuis longtemps un choix personnel, ils ont pu produire le miracle - tout en captant l'énergie libérée par la violence des chocs et en déployant, à partir d'elle, un espace de coexistence, leur ethos discursif, un entre-deux où la métamorphose devient le véritable principe d'écriture. Déterritorialisée, suspendue entre culture d'origine et culture d'accueil dont elle focalise le métissage occulté, l'œuvre souligne la vérité angoissante de la mobilité de toutes ces lignes de force.

Le Mot sablier (1984) de Dumitru Tsepeneag est un roman charnière qui figure concrètement le trajet qui mène l'écrivain du roumain au français.

L'écrivain qui doit quitter sa langue pour une autre est-il pareil à ce soldat sans arme qui déserte son pays et dont la fuite tient d'une course de cauchemar dans un temps suspendu? Mue douloureuse s'il en est. De vieilles phrases collent à la chair et quand on a réussi à les arracher, il y reste encore des lambeaux de mots, des grains de syllabes anciennes. Mais, quand on a enfin traversé et que, le tablier du pont derrière soi, on est arrivé sur l'autre rive, arrivé à faire langue neuve, a-t-on pour autant vraiment changé d'écriture? Les fantasmes de toujours sont peut-être trop profondément enfouis en nous pour que même une armée de terrassiers puisse les extraire et nous en affranchir.

Les mots enfouis dans "le sablier" de sa sensibilité première s'écoulent doucement du vase supérieur dans le vase inférieur et le nouveau texte ne saurait être qu'un palimpseste ou un intertexte.

L'existence errante de Panaït Istrati, né à Brăila (port sur le Danube) en 1884, d'une paysanne roumaine et d'un contrebandier grec, lui a fait connaître, avant d'arriver à Paris, l'espace danubiano-pontique et le monde de la Méditerranée Orientale qu'il allait si bien décrire. Après Brăila et Bucarest il s'est arrêté à Salonique, Istanbul, Damas, Beyrouth, Le Caire, Alexandrie - villes cosmopolites et cultures multilingues, médiatrices entre l'Orient et l'Europe.

Istrati - poitrinaire et autodidacte, ancien journaliste et militant socialiste - a pu éviter la guerre et se faire soigner entre 1916-1918 dans un village suisse. Il y apprend le français en lisant Rousseau et Romain Rolland. Encouragé par Josué Jéhouda, il nourrit soudain un rêve plus ancien: écrire des contes en français.

En 1921 R. Rolland reçoit de l'hôpital de Nice une longue lettre trouvée sur un homme qui a tenté de se suicider. Bouleversé par cette lecture il décide de connaître ce blessé: Panaït Istrati, photographe ambulant sur la Promenade des Anglais. L'auteur de Jean Christophe veut le connaître et lui conseille d'écrire en français. Kyra Kyralina, le premier conte d'Istrati publié en 1924 et augmenté d'une préface de R. Rolland qui compare l'auteur à un "Gorki balkanique", est un grand succès, suivi par L'Oncle Anghel (1925) Codine (1926) et Les Chardons du Bărăgan (1928).

De retour d'un voyage de 16 mois en U.R.S.S. il écrit Vers l'autre flamme (1929) où l'ancien militant raconte les cruelles déceptions qu'il a connues en découvrant les réalités du communisme soviétique. Grande audace, car Henri Barbusse et toute la presse de gauche l'attaquent cruellement et son père spirituel ne peut pas ou ne veut plus le défendre. Seul et malade Istrati retourne en Roumanie, mais pauvre et doublement traqué. Il allait mourir en 1935. En un temps où triomphaient les orgueils et les démesures, Istrati avait parlé de "modestie" et de "mesure".

Les Chardons du Bărăgan - roman picaresque, exotique, d'une grande puissance, mêle des images pleines de couleur et de relief dans un français dépouillé de rhétorique. Sa sensibilité et sa voix roumaine perturbent et attirent le lecteur francophone qui découvre un monde de sauvagerie hanté par de splendides légendes, écrasé par les traditions de la servitude, mais qui peut basculer en un instant, de la résignation dans la révolte.

Quand arrive septembre, les vastes plaines incultes de la Valachie danubienne se mettent à vivre, pendant un mois, leur existence millénaire. Cela commence exactement le jour de Saint-Pantelimon. Ce jour-là, le vent de Russie, que nous appelons le mouscal ou le "crivătz", balaie de son souffle de glace les immenses étendues, mais comme la terre brûle encore à la façon d'un four, le mouscal s'y brise un peu les dents.[…] Les chardons dont il est question ici apparaissent, dès que fond la neige, sous forme d'une petite boule, comme un champignon, une morille. En moins d'une semaine, ils envahissent la terre. C'est tout ce que le Bărăgan peut supporter sur son dos. Il supporte aussi les brebis qui sont gourmandes de ce chardon et le broutent avidement. Mais plus elles broutent, plus il se développe. Elle sait se défendre, cette mauvaise graine. Tout comme la canaille humaine: plus elle est inutile, et mieux elle sait se défendre. Mais quelle certitude avons-nous de l'utile et de l'inutile?
Ainsi, une semaine durant…Ca souffle… Les chardons résistent, ployant en tous sens, avec leur ballon fixé à une tige, pas plus épaisse que le petit doigt. Ils résistent encore un peu. Mais le berger, non! Il abandonne à Dieu l'ingratitude de Dieu, et rentre. Nous disons alors: "Tsipenie! (Plus âme qui vive!) C'est le Baragan! Et Seigneur, que c'est beau!

Les mots roumains "crivătz" et "tsipenie", expliqués dans le texte (synonyme et paraphrase) sont maintenus pour leur force d'évocation, afin de rendre l'atmosphère plus authentique. Un francophone non roumain n'a pas de difficulté à accepter ces grains de la poussière natale, ces fantasmes du sablier évoqués par Tsepeneag. Le roman d'Istrati contient une centaine de tels mots-clé ou syntagmes évocateurs mis en italiques et expliqués pour la plupart soit dans le texte, soit en bas de page: "Yalomitséan" (habitant des bords de la Yalomitsa, affluent du Danube qui traverse la plaine du Bărăgan), "băltăretz" (qui habite les marais (baltă), "doudouca" (mademoiselle), "strakina" (assiette creuse en terre cuite), doïna (mot intraductible, mais le contexte, "doïna jouée à la flûte" explique le sens); "fată mare" (vierge), "la goura sobei" (devant l'âtre), etc.

De nombreux calques d'expressions ou de dictons roumains sont des fois traduits à moitié. C'est ce qu'on appelle des "Kiritsismes" dont Alecsandri et Caragiale se sont moqués dans leurs pièces, tels: "doldora" (plein) de poisson, "partir en haïdoucie", la pêche au "cazan" (chaudron), passe-moi cette "mojicia" (affront). Des refrains populaires y sont également insérés ("Bună tsară, rea tocmeală..." avec leur traduction ou carrément des jurons tels "ceara ei de biserique" (sacrée église). Leur graphie en français suit les règles phonétiques roumaines.

Les mots roumains provenant du grec, du turc ou du slave (ex: "oulitza" doublet d'origine slave du latin "strada" =rue) sont plus nombreux dans son premier récit Kyra Kyralina, placé dans un espace plus oriental: "moussafirs" (invité), "saraïlie" (gâteau aux noix), kitchouk pézévengh (petit maquereau), ibrik (récipient). Il y a dans ce livre une trentaine de mots roumains dont la moitié d'origine turque ou grecque et une vingtaine de mots turcs: "gdéalats" traduit "bourreau", "salepdgi" vendeur de "salep" (boisson chaude préparée avec la farine), "patchauras" (putain), ou grecs "barba Yanni" (oncle).

Les trois récits du volume L'Oncle Anghel contiennent tout un lexique lié aux traditions religieuses roumaines : "cozonac" (grande brioche pour les Pâques), "sarmale" (hachis de viande aux choux mangé à Noël) et des calques de syntagmes utilisés dans ces occasions: "Christ est ressuscité / En vérité il est ressuscité" (salut pendant les fêtes pascales, mais aussi rituel des œufs rouges), "Bon matin, père Noël".

La cinquantaine de mots roumains, les quatre proverbes traduits mot à mot ("Mieux vaut un gramme de veine qu'un char de sagesse", "Attrape l'aveugle et arrache-lui les yeux!") et les quelques expressions idiomatiques (ex: "entrer dans l'année de la mort"), accentuent la couleur locale et le pittoresque linguistique.

Cette autre voix, ce bruit expliqué qui ne gêne pas la compréhension, attise la curiosité du lecteur et le plonge dans un français roumanisé ou créolisé, tel que l'écrivain sentait et parlait. Istrati ne veut nullement occulter ce métissage et, à notre avis, son français contaminé par son plurilinguisme en acte n'a pas à en souffrir. Les nombreuses éditions des livres d'Istrati (32 pour Kyra Kyralina, 30 pour L'Oncle Anghel) l'année même de leur parution prouvent l'engouement des lecteurs et la reconnaissance du grand talent de conteur de cet auteur.

Les traductions en roumain, rapides et complètes, les traductions dans de nombreuses autres langues, ainsi que les exégèses, biographies et articles groupés principalement dans Les Cahiers Panaït Istrati constituent aujourd'hui une bibliographie impressionnante que seuls les grands des lettres universelles ont pu se voir dédier. Les nombreux amis français, roumains ou de par le monde l'ont appelé "haïdouc" (H. Barbusse, 1934), "chevalier errant"(Al. Oprea, 1973), "Un chardon déraciné" (Monique Jutrin-Klener, 1970), "vagabond de génie" (Edouard Raydon, 1968), "prince des vagabonds" (Joseph Kessel, 1968), "dissident avant l'heure" (Sanda Stolojan, 1980).

Son ami et "frère de croix" Joseph Kessel (l'entaille à Montmartre en 1924) rappelle dans la préface à Oncle Anghel le passage du récit Mikhaïl dans lequel ce personnage rencontré par Adrian (alias Istrati) dans la misère, est en train de lire sur un banc public un livre en français:

Le contraste entre un tel dénouement et la maîtrise d'une langue qui signifiait en Roumanie la plus haute culture…L'excellence pour ce miséreux de son livre sur tous les biens de la terre. … Il sentait qu'il avait un besoin absolu de cet homme et que cet homme avait de lui un absolu besoin. Ils s'étaient trouvés enfin. Seule la mort de Mikhaïl les sépara"2

Joseph Kessel avoue avoir aimé chez son ami Istrati "la révolte organique", "une sainte fureur qu'il publia et fit éclater", son horreur de l'injustice, sa générosité, sa sagesse d'Orient et sa sérénité.

Si Istrati a pu accéder à l'universel en harmonisant les différences de son dialogisme et de sa trajectoire picaresque, l'exigence d' Emile Cioran est, comme celle de Beckett, d'Aimé Césaire ou de Georges Schéhadé, plutôt néo-classique. Il vise à dégager l'essence universelle et intemporelle de la langue française dans sa pureté et c'est délibérément que l'écrivain livre la langue à l'impureté du sang mêlé. Pour le grand styliste du français et philosophe de la désespérance, l'expérience du changement de langue peut être assimilée à un dépouillement de soi-même d'ordre spirituel. La double décision de s'exiler et de changer de langue d'écriture signifie pour lui se débarrasser en quelque sorte des oripeaux de son Moi ancien. "Qui renie sa langue, change d'identité, voire de déceptions. Héroïquement traître, il rompt avec ses souvenirs, et jusqu'à un certain point, avec soi-même."

Ce fils de pope orthodoxe né à Răşinari près de Sibiu (au centre de la Roumanie) avait fait des études de philosophie et une thèse sur Bergson à Bucarest, où il a débuté en 1934 avec le volume Sur les cimes du désespoir. Dix ans après son installation en France il rédige en français Précis de décomposition (1949), recueil de réflexions violentes et pessimistes qu'il réécrira quatre fois afin d'effacer les maladresses et de parvenir à une parfaite maîtrise de cette langue d'adoption dont il prône "l'immatérielle suprématie"

J'aurais dû choisir n'importe quel autre idiome, sauf le français, car je m'accorde mal avec son air distingué; il est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon moi véritable et de mon genre de misères. Par sa rigidité, par la somme des contraintes élégantes qu'il représente, il m'apparaît comme un exercice d'ascèse ou plutôt comme un mélange de camisole de force ou de salon. Or, c'est précisément à cause de cette incompatibilité que je me suis attaché à lui.3

Ecrire en français est pour Cioran une façon de tenir à distance son lyrisme et son affectivité; une ascèse qui a discipliné sa pensée. Ascète de l'existence, comme du style et de la pensée, Cioran s'obstine d'aller avec lucidité jusqu'au bout de son exigence de vérité. Son "discours du pire" naît du double regard angoissé sur soi-même et sur le monde extérieur. L'écriture est vigoureuse, autant que décapante et désespérée et la pensée sans illusions s'exprime avec jubilation. Il pratique en désespéré l'art voltairien du mot d'esprit, visant surtout à amputer la créature humaine de son autosatisfaction et de ses certitudes confortables. On trouve dans le volume Syllogismes de l'amertume: "Modèles de style: le juron, le télégramme et l'épitaphe./ Evolution: Prométhée, de nos jours, serait un député de l'opposition./ Toutes nos humiliations nous viennent de ce que nous ne pouvons pas nous résoudre à mourir de faim" . Toujours dans Syllogismes de l'amertume (1952) une citation qui pourrait se rapporter à son compatriote Istrati:

Nous nous retranchons derrière notre visage; le fou se trahit par le sien. Ayant perdu son masque, il publie son angoisse, l'impose au premier venu, affiche ses énigmes. Tant d'indiscrétion irrite. Il est normal qu'on le ligote et qu'on l'isole.

La voix roumaine d'Eugène Ionesco, né lui aussi en Roumanie, formé à Bucarest (Lycée Saint-Sava et Faculté de Lettres et Philosophie) où il a été professeur de français et journaliste, où il a fait aussi ses débuts littéraires, est longuement analysée aujourd'hui. Gelu Ionescu (Anatomie d'une négation, 1990) et Alexandra Hamdan (Ionescu avant Ionesco, 1998) s'efforcent de la déceler à partir du dernier texte en roumain de l'auteur: Englezeşte fără profesor (L'Anglais sans peine, 1948), devenu La Cantatrice chauve en 1950.

L'adoption du français comme langue d'écriture et la découverte du théâtre représentent pour Ionesco la liberté retrouvée au sein de la littérature. Loin de rester "un Gavroche des coulisses littéraires", comme on lui avait prédit à Bucarest en 1934, il a poursuivi dans l'espace parisien plus propice et dans la langue de sa mère, avec talent, stratégie et polémique, les coordonnées fondamentales de son essai de jeunesse Nu (Non) qui avait suscité un grand débat. Les contradictions de son biculturalisme, la saveur des deux langues réunies dans le creuset de son écriture n'ont cessé d'étonner en France et dans le monde, un peu moins peut-être en Roumanie où la francophonie reste vivante. Caragiale et Urmuz (ce dernier, précurseur des surréalistes dont les pages bizarres ont été traduites par Ionesco en français) ont nettement influencé sa pensée et son œuvre. Dans l'univers d'Urmuz, apocalyptique et en décomposition, rappelant Dante et Bosch, l'homme regresse vers l'animalité et les objets paranoïaques ne lui laissent aucune chance d'évasion. Dans La Cantatrice chauve et plus tard dans Tueur sans gage et Amédée ou comment s'en débarrasser, Ionesco reprend, par la thématique de la décomposition de l'univers, un topo cher à Urmuz, celui de l'impossibilité de l'écriture.

L'aventure de La Cantatrice chauve est exceptionnelle dans l'histoire du théâtre. Elle commence par une pièce écrite en roumain Englezeşte fără profesor. Le passage du roumain en français ne s'est pas opéré chez Ionesco par une œuvre originale mais par une traduction adaptée, une traduction trahie dans laquelle l'auteur accentue la trahison. Ceci nous fait penser à A. Kourouma et à son "truchement" dans Monné, outrages et défis qui se constitue en organisateur du désastre de l'intercompréhension, sauf que la métamorphose ou le métissage sont occultés par l'auteur franco-roumain. Son français n'avait pas été imposé et sa roumanité, après lui avoir été presque imposée par le père, ne lui servait plus dans sa vie publique. Cette parodie de traduction appelée "anti-pièce" (non plus "comédie inédite") est une farce jouée au public en lui présentant un langage hybride et artificiel à la frontière de deux langues différentes. Ce palimpseste donne à Ionesco l'occasion de méditer à l'état après Babel du langage et en devenir un philosophe. La traduction n'est qu'un moyen idéal de mettre en relief les automatismes du langage.

La première pièce intègre le roumain et l'anglais (darling), des proverbes et des syntagmes traduits mot à mot. Les héros apprennent l'anglais en estropiant le roumain d'après les règles de l'anglais, mais dans ce discours dialogique se mêlent d'autres langues ou nations: une locution française ("drôle de famille"), l'expression "châteaux en Espagne", un poète arménien, des sonorités balkaniques (turques): "bazdrag", bârăg, buzeşti, huidum, burum. La leçon d'anglais apparaît donc un cocktail de langues. L'épicier roumain deviendra "bulgare" dans La Cantatrice chauve nommé non plus Popescu mais Popochef Rosenfeld et son "yaourt roumain" devient, naturellement, le "yaourt bulgare folklorique" - ce qui accentue le décalage grotesque de l'ambiance londonienne. Les turcismes sont traduits par des homophonies françaises: Bazar, Balzac, Bazaine. L'onomatopée roumaine "Oubou" ("oeufboeuf") qui envoie au proverbe "Qui vole un œuf vole un bœuf" devient "teuff, teuff, teuff" dans La Cantatrice, homophonie d'une traduction mentale superposée et l'auteur s'amuse à essayer de brouiller les pistes. Ainsi "la tarte aux coings et aux abricots" est la traduction modifiée de "tartă cu gutui şi fasole" ("la tarte aux coings et aux haricots"). Le légume est remplacé par un fruit, dont le nom rime avec celui du légume. Le proverbe à forte connotation régionale "Turcul plăteşte" ("C'est le Turc qui paiera") devient en français "Paiera qui voudra".

Un autre procédé qui rend difficile le décodage par un non roumanophone est l'insertion, souvent très discrète, des locutions et proverbes roumains mutilés ou d'expressions idiomatiques anglaises modifiées. Un exemple de proverbe intersection: "Hârtia este pentru scris, pisica este pentru şoarece, brânza este pentru zgâriat." En décomposant la réplique de Monsieur Martin on obtient: "Bon chat, bon rat" ou "Ecrire comme un chat" mais "le fromage est pour griffer", la plus incompréhensible des trois locutions n'est qu'une traduction "ad litteram" de l'expression roumaine "zgârie-brânză" (griffe-fromage) synonyme de "avare".

"Nu te tot uita la curci" ("Arrête de regarder les dindons") qui signifie "ne perds pas ton temps avec des futilités" devient dans La Cantatrice "ne soyons pas dindons". On pourrait conclure que le haut degré d'ambiguïté des deux farces est dû à l'abondance des proverbes modifiés, surtout des "faux proverbes" qui ne deviennent que des rimes enfantines. De nombreux truismes, purs collages dadaïstes, sont introduits pour choquer par leur banalité. Le sentiment d'insécurité induit au public par ce discours nouveau est renforcé par la superposition imparfaite de deux ou plusieurs langues qui coexistent. Ce dialogue en zigzag est une discussion sur rien qui évoque, hyperboliquement, toute conversation courante. La langue maltraitée répudie la logique et instaure la contradiction. Le palimpseste indéchiffrable joue à cache-cache avec le public lui permettant, s'il est avisé, de voir strate par strate, les langues maltraitées qu'il cache. Les cadavres de mots, les syllabes, les homophonies et les cacophonies remplacent l'agression physique plus marquée dans la pièce roumaine. Plus concise, plus dense et plus violente, la version roumaine était elle aussi une parodie d'un théâtre de boulevard périmé, son objet dramatique étant la leçon d'anglais.

Mais attention, la langue peut échapper à ceux qui l'utilisent, nous avertit l'ancien professeur de français dans La Leçon - caricature d'un univers "post babélique" dans lequel les langues présentent, dans une confusion parfaitement théâtrale, des "ressemblances identiques" mais qui conservent le "tic" de la traduction. Est-ce par hasard que Ionesco met dans la bouche de ses protagonistes un dialogue se référant à la traduction en roumain: L'Elève: Comment dit-on roses en roumain? ; Le Professeur: Roses, bien sûr.

Discours bivocal, l'œuvre d'Ionesco est aussi un dialogue entre le Oui et le Non, entre le Moi et L'Autre. Dire "non" à la littérature est, avant tout, une réflexion sur la littérature, comme la sculpture de Brancusi est, jugée par Ionesco, une réflexion sur la sculpture. Son théâtre, on l'a bien dit , est une réflexion autour du théâtre, une méthode purement théâtrale de penser le monde. L'Homme aux valises est l'écrivain lui-même, chargé de deux traditions et de deux langues. "Elles (les valises) sont le passé, la personnalité à laquelle on ne peut pas échapper".

Fusion des langues et des cultures, le palimpseste de l'œuvre d'Eugène Ionesco représente le dialogue théâtral des sources qui s'y réunissent. Le passage de Ionescu à Ionesco s'est produit, comme pour Cioran, Fondane, Beckett, Nabokov ou Conrad, par un traumatisme créateur et dans tous ses écrits, même si moins lisiblement, le texte en français dissimule l'intertexte roumain. Un Homme en question (1987), dernier journal de l'auteur laisse même apparaître des mots et des syntagmes roumains traduits ou non, comme chez Istrati, dévoilant plus nettement le mécanisme de la pensée qui se fait expression: "de azi pe mâine" traduit "au jour le jour", "cu moartea pre moarte călcând "(avoir la force de vivre la mort pour ne pas mourir"), "zice-se că ziua bună se cunoaşte de dimineaţă" ("on dit qu'on connaît une belle journée dès le petit matin"). D'autres fois dans une phrase ou une expression française se glisse un mot ou une tournure roumaine: "Je pourrais très bien şi oricând manquer d'argent" ; "Dans l'imagination peut se trouver (zace)(gît) la vérité". Ses hésitations aussi, dans les deux langues, pour trouver le mot juste: "Sur n'importe quel tărâm -Tărâm mot roumain, notion intraduisible. Tărâm, planète, lieu? Espace? Dans n'importe quel espace"4

Tout langage littéraire est, selon Bakhtine, un hybride linguistique. Le fils de Thérèse Ipcar et de l'avocat Eugen Ionescu ne l'a pas démenti.

Le Théâtre de Washington a mis en scène en 1991 un spectacle "Ionesco/Astalos" tous les deux Roumains venus à Paris après un prix littéraire roumain explique-t-on pour le public américain. Qui était cet autre Roumain avec un nom apparemment hongrois dont la pièce Une Prière de trop figurait à côté de l'écrivain francophone le plus traduit dans le monde? Georges Astalos, né à Bucarest en 1933 est parti à Paris en 1971 avec une bourse de l'Académie Française, après avoir eu à Bucarest le prix de l'Union des Ecrivains pour ses pièces, dont Vin soldatii (Les soldats arrivent, 1968), et pour le volume de vers Şotron ( 1970), ainsi que le prix de poésie du festival de Piran (Slovénie). Même si son père était d'origine allemande (né en Bukovine, au nord de la Roumanie) et ses études au collège jésuite de Bucarest sont en allemand, Astalos veut s'affirmer à Paris et se faire connaître à travers le français. Les quelques mois passés à Paris parmi des écrivains et des académiciens l'avaient conforté dans sa décision et la représentation à Paris, en 1972, de sa pièce La Pomme prouvait qu'il ne s'était pas trompé. Devenu peu après rédacteur en chef de la revue Nouvelle Europe, les dizaines d'articles rédigés en français avec "moult peine" allaient l'aider pour son œuvre de fiction qui ne va pas tarder: le volume de poèmes Bordel à merde (1975), les essais: "Théâtre, art référentiel" (1976), Symétries (1986), Rhétoriques (1991), les pièces: Robespierre (1990), Si le fisc m'était compté (1994), le roman Herr Hauptmann (2003) et les deux volumes Exil (2004). Des réflexions sur l'exil existent déjà dans son volume publié en roumain "Fie pâinea cât de rea, tot mai bine-i la Paris" un proverbe roumain au sens détourné qu'on pourrait traduire "Même si le pain est mauvais, il vaut mieux rester dans son pays" que l'auteur a remplacé par à Paris.

L'exilé est bouleversé dans sa trajectoire existentielle par deux grands séismes. Le premier déclenché dans son pays d'origine qui lui coupe les élans dictés par sa propre nature et le deuxième dans le pays de son exil, où il est contraint d'articuler tardivement les signes d'une habileté d'extraction précoce."

Le phénomène de la communication devient pour l'exilé "un enchaînement bègue de pirouettes idiomatiques" dit G. Astalos toujours en quête de retrouver les valeurs spirituelles, de trouver une oasis de similitudes de comportement dans le nouvel espace vital qui lui permettent d'espérer. "L'Exilé est quelqu'un qui a tout perdu, sauf l'accent. Comme l'oiseau Phoenix il refait les tissus de sa sérénité dans ses propres drames existentiels." Le promoteur du théâtre de l'intrusion avoue que "nous avons envoyé en exil notre double, pas nous-mêmes"

Une fois encore, le passage du national à l'universel s'est opéré par l'intermédiaire du véhicule francophone, de cette langue "dont les structures normatives excluent toute ambiguïté d'expression et d'interprétation" constate ce Roumain traduit en 20 langues et joué dans les quatre coins du monde.

Ecrivain français d'origine roumaine, écrivain roumain qui s'exprime en français et en roumain, les deux sont valables pour l'auteur à double citoyenneté qui partage son existence, son travail et ses succès entre Paris et Bucarest. Revenu à sa langue d'origine, il multiplie les dernières années volumes, conférences, interviews et représentations théâtrales. Si des fois, à l'envers d'Istrati, des calques ou des expressions françaises parsèment son texte roumain ("nu le ţin rigoare celor care"; "aveam un subiect pe care-l mângâiam de câţiva ani", "nu era nici o pisică pe trotuarele cartierului") il ne les met pas en italiques, tout en comptant sur la francophonie des Roumains et sur un phénomène plus général de permissivité et de contamination des frontières linguistiques dans notre monde globalisé.

"Toute poésie est un instant français dans le monde" disait le père du "lettrisme", Isidor Isou, poète français lui aussi d'origine roumaine, comme celui sur lequel Gilles Deleuze écrivait en 1977. "Le plus grand poète français est un Roumain Gherasim Luca". Paul Célan, né lui aussi en Roumanie a choisi de s'exprimer surtout en allemand, mais Célan et Luca se sont jetés dans la Seine du Pont Mirabeau, car l'exil se conjugue avec la souffrance et le désespoir.

La polarisation entre l'universel (Ionesco, Cioran) et le local (Istrati) s'efface aujourd'hui au profit d'un réseau décentralisé tissé par des auteurs errants dont les fictions n'appartiennent à personne et qui nous apprennent à conjuguer la mondialisation avec la diversité plutôt qu'avec l'uniformisation.

Andrée Chedid ne dira pas autre chose: "Le lieu de l'écriture est à la fois celui de l'enracinement et du déracinement. Un ailleurs sans cesse reconquis"

Mariana PERISANU

Notes

1. H. Béhar Préface à Tristan Tzara Oeuvres Tome I, Paris , Flammmarion, 1975 [RETOUR]

2. J.Kessel Préface à Oncle Anghel, Paris, Gallimard, 1968, p. 13 [RETOUR]

3. E. Cioran Exercices d'admiration, Paris, [RETOUR]

4. E. Ionesco Un Homme en question Paris, Gallimard, I987, p. 114 [RETOUR]

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIe Biennale

Les Actes 2005 de la
XXIe Biennale de la Langue française

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Sommaire

Séance d'ouverture
Jacques De Decker
Philippe Roberts-Jones
France Bastia
Roland Eluerd

Voeux

Quelle place pour la langue française en Europe ?


Synthèse rédigée par Roland Eluerd

En Europe et en Francophonie
Stéphane Lopez
Erich Weider
Alain Vuillemin

Sous le regard du monde
Jean R. Guion
Kadré Désiré Ouedraogo

Politiques et linguistique
Robert Collignon
Louise Beaudoin
Philippe Busquin
Manfred Peters
Jeanne Ogée

Regards européens
Claude Truchot
Frank Wilhem
Marc Wilmet

Le rôle des professeurs de français
Janina Zielinska
Raymond Gevaert
Robert Massart

Pour une rencontre des langues et des cultures
Mariana Perisanu
Françoise Wuilmart
Jacques Chevrier

Regards nord-américains
Alain-G. Gagnon
Victor Ginsburgh
Joseph-Yvon Thériault

Querelles à surmonter
Michel Ocelot
Edgar Fonck

Langue et littérature françaises de Belgique
André Goosse
Jean-Marie Klinkenberg
Jean-Marie Pierret

Poésie francophone

Claudine Bertrand
Eric Brogniet
William Cliff
Marc Dugardin
José Ensch
Jacques Izoard
Amadou Lamine Sall
Claire Anne Magnès
Philippe Mathy
Selcuk Mutlu
Anne Perrier


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93