Biennale de la Langue Française

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Le translinguisme dans la poésie ivoirienne : cas de Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et de Wanda Bla ! de Konan Roger Langui

Métou KANÉ


Résumé

La Francophonie est une variété de pays. Par conséquent, elle constitue une diversité linguistique et culturelle avec une prédominance de la langue française. Dans cet ordre, le français se présente comme la langue la plus courante avec un usage systématique dans la littérature dans de nombreux États. Un regard sur l’univers littéraire ivoirien atteste de cette réalité. En effet, les auteurs ivoiriens sont, en majorité, d’expression française. Bottey Zadi Zaourou et Konan Roger Langui, respectivement auteurs des œuvres poétiques Les quatrains du dégoût et Wandi Bla !, en font foi. Ces deux œuvres sur lesquelles porte la présente réflexion vise à démontrer que la poésie ivoirienne exprime la pensée ivoirienne et constitue, par son translinguisme, un pont entre les peuples. En nous aidant de la stylistique et la sociocritique, nous avons mis en évidence l’influence des langues sur cette poésie ivoirienne, la dimension exophonique de son écriture et sa contribution à l’enrichissement de la Francophonie, base d’interculturalité.

Mots-clés : Poésie – Pensée – Translinguisme – Interculturalité.


Abstract

The Francophonie is a variety of countries. Therefore, it constitutes a linguistic and cultural diversity with a predominance of the French language. In this order, French presents itself as the most common language with systematic use in literature in many states. A look at the Ivorian literary universe attests to this reality. Indeed, the majority of Ivorian authors are French-speaking. Bottey Zadi Zaourou and Konan Roger Langui, respectively authors of the poetic works Les quatrains du dégoût and Wandi Bla!, are proof of this. These two works on which this reflection focuses aims to demonstrate that Ivorian poetry expresses Ivorian thought and constitutes, through its translingualism, a bridge between peoples. With the help of stylistics and sociocriticism, we have highlighted the influence of languages on this Ivorian poetry, the exophonic dimension of its writing and its contribution to the enrichment of the Francophonie, the basis of interculturality.

Keywords: Poetry – Thought – Translingualism – Interculturality.


Introduction

L’œuvre littéraire, d’où qu’elle émane, est, pour nous, l’expression d’un sentiment, d’une émotion. À cet effet, elle peut être perçue comme une traduction ; celle de la pensée personnelle, celle du ressenti émotionnel imbibé du vécu collectif. Ce phénomène présidant à l’avènement de l’œuvre apparaît comme la résultante de facteurs conjugués : le moi du poète et la langue d’expression choisie. Ainsi, le poète, en transmettant ses émotions, traduit, implicitement, la pensée de son peuple, de son univers culturel. Dans le cas précis des écrivains issus de pays, ayant été colonisés par les ex-puissances européennes, advient un autre niveau de traduction, se situant à l’échelle linguistique. Tel est le contexte des poètes négro-africains qui s’évertuent à traduire la pensée noire en une langue autre, langue étrangère, celle de l’ancien colonisateur, pour porter au reste du monde leurs maux et leurs attentes. Du coup, l’écriture s’avère une traduction à double postulation : une relation du poète à sa culture d’origine et une promotion de ses valeurs culturelles au reste du monde.

Au regard de ce qui précède, il nous semble important de nous poser la question de savoir les fondements esthétiques ou lexico-poétiques qui justifieraient la thèse d’une poésie négro-africaine, voire ivoirienne qui se veut un art pour soi et un pont entre les peuples.

Afin de mettre en relief le double caractère identitaire et universaliste de la poésie négro-africaine, nous étudierons Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et Wandi Bla ! de Konan Roger Langui au moyen de la stylistique et de la sociocritique. Dans cet ordre, notre réflexion sera ainsi structurée :

  • La poésie ivoirienne : une poésie à la croisée des langues ;

  • La poésie ivoirienne et la pratique exophonique ;

  • De l’enrichissement de la Francophonie : en langues et en cultures.


1. La poésie ivoirienne : une poésie à la croisée des langues

La poésie africaine, de manière générale, est en constante corrélation avec les contingences sociales, politiques et économiques de l’Afrique. Ainsi, il est possible de suivre l’évolution suivant les grandes articulations de l’histoire du continent noir. Dans ce contexte, trois grands moments jalonnent la poésie africaine en l’occurrence : d’abord la phase coloniale ; ensuite celle du désenchantement et enfin post-indépendantiste. Au-delà des approches esthétiques de l’écriture de la poésie, poésie négro-africaine est, depuis ses origines négritudiennes, sous l’influence des langues. Nous en avons pour preuve ces propos de Léopold Sédar Senghor dans sa Postface à Éthiopiques :

Je me rappelle qu’à l’école primaire, tout m’était pittoresque dans la langue française, jusqu’à la musique des mots. Et aux femmes de mon village, qui, aux jours de sécheresse, et hivernage, pour faire rire Dieu et pleuvoir, s’habillaient – pantalon, casque, lunettes noires – et parlaient à la française. Quand nous disons kôras, balafongs, tam-tam, et non harpes, pianos, et tambours, nous n’entendons pas faire pittoresque : nous appelons « un chat un chat » (Senghor 1990, 163).

Cette affirmation exprime assez clairement l’ambition d’affirmation culturelle sous-jacente à l’usage des langues locales dans les textes écrits dans des langues héritées de la colonisation. À l’instar de la poésie africaine, la poésie ivoirienne s’inscrit dans la même mouvance. La langue est déjà perçue, ici, comme une ligne de démarcation.


1.1 Le français : une langue d’écriture

Dans la plupart des pays, ex-colonies, la langue de la puissance a fini par être adoptée comme langue officielle à l’accession à l’indépendance. Ainsi, dans le cas de la Côte d’Ivoire, le français est devenu la langue officielle au détriment des langues locales. Ce statut en fait la principale langue de communication, par-là, la langue d’enseignement du système éducatif ivoirien et, par conséquent, la langue d’écriture. Nonobstant, les efforts de formalisation des langues locales consentis, çà et là, par les poètes, efforts salutaires et appréciés à leur juste valeur, le français reste incontournable. Ainsi, les propos de Pascale Casanova nous paraissent d’actualité au regard de leur pertinence. En effet, écrit-il :

La transmutation littéraire est assurée par le passage de la frontière magique qui fait accéder un texte écrit dans une langue peu ou non littéraire, c’est-à-dire inexistante ou non reconnue sur le « marché verbal », à une langue littéraire. C’est pourquoi je définis ici comme littérarisation toute opération – traduction, auto-traduction, transcription, écriture directe dans la langue dominante – par laquelle un texte venu d’une contrée démunie littérairement parvient à s’imposer comme littéraire auprès des instances légitimes (Casanova 1999, 202-203).

En faisant du français une langue omniprésente dans le système de communication ivoirien, cela pose l’équation de l’expressivité de la pensée ivoirienne en termes uniquement et purement français. Ce choix politique a prospéré puis s’est éternisé sur l’autel des divergences politiques. Lesquelles n’ont permis l’existence d’une langue nationale à côté du français, langue officielle. Comme impact immédiat de choix, la formalisation des langues locales ivoiriennes sont encore hésitantes. Ainsi prospère l’hégémonie de la langue française. Sur cette base, les langues locales comme le bété, le gouro, le koyaka, le sénoufo, le guéré, l’abbey, l’angy, l’ébrié, pour ne citer que celles-là, sont en nette recul par rapport au français. La conscience de la réalité pousse les écrivains, les poètes, pour ce qui nous concerne, à amorcer une nouvelle approche de l’écriture poétique qui incorpore la langue maternelle à la langue officielle C’est ce qui fonde la nécessité de recourir aux langues locales pour bon nombre d’écrivains. Cette incorporation linguistique est de plus en plus perceptible dans les textes littéraires comme c’est le cas chez Zadi avec Les quatrains du dégoût et Langui dans Wandi Bla !. Dans l’univers poétique de ces poètes ivoiriens, la technique exophonique donnne lieu à un translinguisme qui met en exergue la transcription et l’auto-traduction.


1.2 De l’enjeu d’un dynamisme des langues locales

Tenir compte de l’intensité émotive à exprimer peut être confronté à un obstacle linguistique en termes de choix de terminologies. À cet effet, certains intellectuels tel que Amadou Hampâté Bâ militent pour une véritable institutionnalisation des langues africaines. C’est pourquoi il écrit dans Aspects de la civilisation africaine :

Pourquoi écrire les langues africaines ? dira-t-on. Parce qu’elles seules peuvent permettre, en tant qu’instruments de médiation, de pénétrer l’âme réelle de l’Afrique. Quelle que soit la beauté d’une traduction, il manquera toujours ce « quelque chose » qui fait la spécificité de la langue originelle, la couleur, la configuration et le contenu de son esprit, sa conception des choses et sa manière de les rendre.

Le verbe est créateur. Il maintient l’homme dans sa propre nature. Dès que l’homme change de langue, il change d’état. Il se coule dans un autre moule (Bâ 1972, 33).

L’absence de formalisation subordonne les langues maternelles au français au point que ce soit par cette langue imposée que s’extériorise la pensée ivoirienne et que s’expriment les langues locales et maternelles. Pour briser la chaîne de dépendance, certains États se sont dotés de langues nationales en dépit d’une langue officielle. Mais il nous semble que le processus est loin d’être achevé en raison du statut non littérarisé de ces langues. Ainsi, une importante richesse des cultures de peuples appartenant à l’espace de la Francophonie ne s’exprime que par des langues ayant une littérarité certaine et de notoriété mondiale comme l’anglais et le français pour la Côte d’Ivoire. Dans ces conditions, la pratique exophonique constitue un palliatif au déficit d’institutionnalisation de langue locale comme moyen et vecteur de la communication avec un peuple non-national et nécessairement distinct d’un point de vue linguistique.


2. La poésie ivoirienne et la pratique exophonique

Dans l’univers linguistique et littéraire ivoirien, plusieurs langues cohabitent : d’un côté les langues locales et de l’autre le français (la langue officielle). Imprégnés des valeurs traditionnelles et scolarisés à l’école française, les écrivains ivoiriens sont influencés, pour la plus part, par au moins deux langues : leur langue maternelle et le français. Ces langues maternelles sont aujourd’hui couramment utilisées dans les textes écrits principalement en français. Une telle écriture s’apparente à une communication interactive qui implique deux langues : une langue de départ et une langue d’arrivée. L’option scripturale choisie par les poètes dont les œuvres font l’objet du présent article rappelle à bien des égards la remarque que faisait Kristeva sur Mallarmé :

La référence étrangère, et en premier lieu la référence anglaise, la plus fréquente, renvoie non pas à un ensemble ethnique, linguistique et culturel, mais plutôt à un décentrement de la langue nationale – de la langue maternelle. Ce décentrement n’est pas pour autant un abandon, et Mallarmé se tient près du français dans ce qu’il a de plus fondamental pour le locuteur natif : le lexique. « Les mots anglais » lui donnent en effet l’occasion de désarticuler les lexèmes et les morphèmes de la même langue ou même des autres langues (Kristeva 1974, 540-541).

Julia Kristeva relève chez Mallarmé une pratique translinguistique qui repose sur l’usage de l’anglais, langue étrangère, dans une œuvre écrite en français, langue maternelle du poète. Il en est de même dans Les quatrains du dégoût et Wandi Bla !, sauf que le traitement linguistique y est relativement différent en raison de quelques variations. Dans ce cas-ci, les places sont interverties car d’un côté les langues locales et maternelles se trouvent dans la même position que l’anglais, et de l’autre, le français, en réalité langue étrangère, apparaît comme langue maternelle des poètes. De par sa position, la langue française est incontournable. Ce qui fait de la transcription et de la traduction un pont entre au moins deux langues et par ricochet entre au moins deux cultures : celle qui inspire les poètes et la culture française qu’ils ont adoptée.


2.1 Transcription et auto-traduction : un dialogue interculturel

La transcription, c’est écrire une idée telle qu’elle est reçue dans sa formulation originelle de sa culture d’origine. Écrivant sous l’influence de leur tradition, les poètes ivoiriens transcrivent de manière manifeste des mots et expressions empruntés aux langues locales. Ce travail exophonique suffit à parler de fonction métalinguistique dans bien d’œuvres poétiques ivoiriennes et exige des poètes une traduction. La traduction, quant à elle, se trouve un cran au-dessus de la transcription. Elle se présente comme un travail intellectuel qui confère à la transcription de l’intelligibilité. En l’espèce, il s’agit d’auto-traduction observable chez les deux poètes. Et le constat est palpable dans Les quatrains du dégoût de Zadi Zaourou :

Kowulen : éléphant-sorcier dans les traditions mandingues de la région de Kong (Zadi 2008, 51).

Didiga : un art littéraire et musical pratiqué par la confrérie des chasseurs, en pays bété (Côte d’Ivoire). Il se définit comme un « art de l’impensable » (Zadi 2008, 60).

Boulvaon-Lobo : Rituel funéraire symbolisant l’envol migratoire de la grue couronnée en pays mossé (Burkina-Faso) (Zadi 2008, 94).

Ce recours aux langues maternelles et à l’auto-traduction est récurrent aussi dans Wandi Bla ! de Konan Roger Langui :

Klô glô sran : traduire par « homme si cher » (Langui 2014, 12).
An nè Nanan m’mé klin swroe swroe
Su wa kan blofuè : Traduire : « Aujourd’hui, l’effrayant tam-tam des ancêtres s’exprimera dans la langue des blancs » (Langui 2014, 12).
Bé sié bé su bé tié : Traduire par « Qu’on tende l’oreille pour écouter » ou « que celui qui a des oreilles entende » (Langui 2014, 13).
Bé su tia bé wuan sé ?: Traduire ainsi « Quand on est sourd doit-on mépriser la vue ? »

On serait alors tenté de se demander la pertinence poétique d’une telle écriture qui incorpore les langues locales africaines – mandingue, bété, baoulé, mossé – dans des textes poétiques prétendument écrits en français. Face à cette préoccupation, Léopold Sédar Senghor apporte une réponse  qui semble édifiante. En effet, écrit Senghor :

Le message, l’image n’est pas là : elle est dans la simple nomination des choses. […]. Ce pouvoir du verbe apparaît déjà, et, mieux comme j’ai essayé de le montrer ailleurs ; dans les langues négro-africaines, où presque tous les mots sont descriptifs, qu’il s’agisse de phonétique, de morphologie ou de sémantique. Le mot y est plus qu’image, il est image analogique sans même le secours de la métaphore et de la comparaison (Senghor 1990, 163).

Les propos de Léopold Sédar Senghor montrent bien une nuance entre la poésie négro-africaine et la poésie française. En plus de cette distinction, le poète sénégalais relève une caractéristique propre des langues africaines résidant dans leur capacité à décrire au moyen de peu de mots. C’est en ce sens que Umberto Eco écrit :

Quand un texte est mis en bouteille, c’est-à-dire lorsqu’il est produit non pour un destinataire isolé mais pour une communauté de lecteurs – et cela concerne aussi bien la poésie ou les romans que la Critique de la raison pure –, l’auteur sait qu’il sera interprété non selon ses intentions mais selon une stratégie complexe d’interactions impliquant les lecteurs et leur compétence de la langue comme patrimoine social (Eco 2016, 133).

La poésie ivoirienne est l’expression d’une affirmation du Noir dans son rapport au reste du monde. Par conséquent, elle se veut un art pour soi et une ouverture au monde. Ainsi perçue, s’applique à cette poésie l’idée d’une mise « en bouteille » telle qu’évoquée par Eco. Dans cette optique, toute transcription suggère une traduction en vue de rendre le message fluide. La traduction, à son tour, implique un effort supplémentaire de qualité qui repose sur une double connaissance des langues et des cultures concernées.


2.2 Le néologisme : une conciliation des langues

En poésie, l’ingéniosité créative brise les frontières des langues. C’est en ce sens que les poètes se permettent les combinaisons les plus inattendues, instaurant parfois des rapports horizontaux entre des langues qui, dans un passé récent, entretenaient des rapports de verticalité ; en l’occurrence la langue de l’ex-puissance colonisatrice et les langues des peuples colonisés. Devant ce bouleversement des rôles et des rapports, les propos de Roland Barthes résonnent comme une justification :

Se [la littérature] sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n’en est pas moins une imagination avide d’un bonheur des mots, elle se hâte vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d’anticipation idéale, figurerait la perfection d’un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné. La multiplication des écritures institue une Littérature nouvelle dans la mesure où celle-ci n’invente son langage que pour être un projet : la Littérature devient l’Utopie du langage (Barthes 1972, 67).

Dans Les quatrains du dégoût de Bottey Zadi Zaourou, cette liberté langagière est flagrante et à lire à l’aune des néologismes dont les formes les plus expressives sont de trois types – le néologisme intra-langue, le néologisme inter-langue et le néologisme de la défaillance de prononciation – qui décloisonnent les langues. Ce décloisonnement témoigne d’une porosité des frontières linguistiques et, par conséquent, présuppose d’une universalité possible des langues.

Analysons dans un premier temps un cas de néologisme intra-langue : « Bramôgô » qui est constitué à partir de deux lexèmes : Bra et Môgô. Le lexème « Bra » en bambara signifie qui est « de chez moi » d’où l’idée de confraternité. Quant à « Môgô », ce mot malinké signifie être homme. Sur la base de cette clarification, la traduction littérale de l’expression « Bramôgô » donne ceci : de chez homme. Ce qui conduit à une traduction littéraire comme : homme de confiance, un frère. Et l’auto-traduction proposée par le poète, lui-même, conforte cette lecture.

Dans la même œuvre, figure un autre type de néologisme que nous qualifions d’inter-langue. C’est par exemple le cas de « Go Zaouli » (Zadi 2008, 168). Il s’agit d’une expression composée de mots clairement distincts : « Go » et « Zaouli ». Si le premier est mot anglais quand le second appartient à l’univers linguistique Gouro, un peuple de Côte d’Ivoire. De ce point de vue, le mot « Go » n’est autre que le verbe « aller » en anglais. Dans le français ‘‘ivoirisé’’, le Noushi, « la Go » signifie fille. Pour comprendre ce processus de sémantisation, il est nécessaire de recourir au rapport existant entre le verbe « aller » dans l’approche masculine de la gente féminine en Côte d’Ivoire. Très souvent, au passage d’une fille particulièrement attrayante, les hommes ont coutume de dire : « quelle beauté ». Aussitôt cette stupéfaction extériorisée, d’autres se font entendre et incitent l’intéressé en disant : « Qu’est-ce que tu attends ? Go ! ». Les rues sont des endroits d’empressement. Le Noushi a fini par se simplifier la tâche en désignant le but à atteindre par l’action qui doit le permettre. Ainsi « Go » est utilisé pour signifier la fille. Dans une approche traductionnelle purement littérale, l’expression « la Go Zaouli » sera « fille Zaouli ». Or le « Zaouli » est un mot gouro désignant un masque de réjouissance Gouro qui se caractérise par sa beauté. En considérant de repère linguistico-culturel, « la Go Zaouli » aura comme traduction littéraire « la belle fille Gouro ».

Le néologisme de la malformation linguistique. Nous considérons cela comme le néologisme de niveau trois de notre réflexion. « Patissankana » (Zadi 2008, 91) : déformation de la prononciation en malinké de la phrase en français « la partie est ensanglantée ». Elle est une création des Tirailleurs Sénégalais après la Grande guerre de 1939-1945.


3. De l’enrichissement de la francophonie : en langues et en cultures

La Francophonie est un groupe de pays, aujourd’hui une organisation internationale, elle rassemble trois types de pays – les pays membres, les pays observateurs et des États associés – avec une diversité de langues. En témoigne le discours prononcé le 20 mars 2010 par Nicolas Sarkozy que rappelle à juste titre Nijjar dans son article intitulé « La francophonie, un mouvement culturel et politique » :

L’OIF, c’est à la fois des pays du Nord et du Sud, des pays de l’Orient et de l’Occident. À quoi cela servirait-il d’avoir des valeurs communes si nous ne transformions pas cette adhésion à des valeurs communes en prises de positions politiques… La francophonie, ce n’est pas seulement des intellectuels, des amoureux des lettres, de la langue, mais cela doit se traduire aussi dans un combat politique (Nijjar 2010/4, 131-134).

Le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest traduisent la situation géographique des États qui se revendiquent de la Francophonie. Implicitement, ces positions supposent des influences régionales sur les modèles d’organisations politiques dues à la culture propre à chaque région et parfois à chaque État. Pris individuellement, ces États disposent d’une langue ou souvent de plusieurs langues pour les besoins de sa communication interne ou avec le monde alentour. Vue ainsi, la Francophonie est un espace culturellement coloré. Cette richesse culturelle est tributaire de la langue que Umberto Eco qualifie, à juste titre, de « patrimoine social » (Eco 2016, 133). À cette notion, il donne un contenu sémantique que voici :

Par patrimoine social, je n’entends pas seulement une langue donnée comme ensemble de règles grammaticales, mais en outre toute l’encyclopédie qui s’est constituée à travers l’exercice de cette langue, à savoir les conventions culturelles que cette langue a produites et l’histoire des interprétations précédentes de nombreux textes, y compris le texte que le lecteur est en train de lire en ce moment (Eco 2016, 133).

À la lumière de cette acception de la langue que donne à voir Umberto Eco, le texte littéraire peut être perçu comme une émulation des langues. Lesquelles, à leur tour, constitueraient le socle d’une catégorisation sociale. Dans cet univers concurrentiel, une démocratisation des langues serait souhaitable.


3.1 Pour une démocratisation des langues

La Francophonie demeure sous domination exclusive de la langue française. Or l’organisation rassemble plus d’une centaine de pays et, par conséquent, constituée d’une pluralité de langues. L’espace francophone mérite d’être considéré de nos jours comme un monde linguistiquement et culturellement riche. Et cela suppose que cette  richesse soit adossée non pas à la langue française uniquement mais plus encore à la saine émulation des langues parlées par ces peuples qui en composent la population. En clair, une reconsidération des langues qui déterminent les peuples de l’espace francophone. Pour ce faire, un travail intellectuel est nécessaire en amont et impose que les ethnologues, les linguistes, les sociologues s’activent. Toutes les tentatives d’intégration des mots et expressions locales dans un texte en français sont certes, salutaires, mais restent insignifiantes pour les imposer comme langues complémentaires du français dans le cadre de la Francophonie. Une formalisation de ces langues est de notre point de vue obligatoire et ne doit pas être perçue comme une menace pour la langue française. Cette ambition est en gestion car l’on assiste à un regain d’intérêt, salutaire à la limite, pour les langues maternelles dans la mesure où il se présente comme une panacée à un danger que Amadou Hampâté Bâ a déjà souligné dans son ouvrage intitulé Aspects de la civilisation africaine :

L’explication et l’interprétation des traditions africaines doivent partir de l’Afrique elle-même – sans pour autant méconnaître les efforts remarquables accomplis, en ce domaine, par certains ethnologues de grande qualité.

L’abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait tôt ou tard la structure même de notre esprit. Ce serait amputer irrémédiablement l’humanité d’une de ses richesses, d’un style de vie profondément humain, fraternel et équilibré, de plus en plus rare dans l’humanité moderne (Bâ 1972, 32).

La conscience de ce fait impose un engouement intellectuel autour de la question linguistique afin de faire des langues maternelles des langues vivantes. C’est une fois ce stade atteint qu’une démocratisation des langues sera envisageable. Des efforts sont faits dans ce sens. Et c’est le cas, par exemple de la Côte d’Ivoire, où le Noushi, né dans les rues et fumoirs du pays, requiert de plus en plus l’attention de la communauté scientifique.


3.2 Une ‘‘ivoirisation’’ de la langue française : le Noushi

La société ivoirienne est majoritairement analphabète. Les raison d’une telle situation sont essentiellement de trois ordres : culturelle, académiques et économiques. Au plan culturel, il est bien de savoir qu’une bonne partie de population ivoirienne, principalement nordiste et de confession musulmane, préfère les « Madrassas » – des écoles coraniques avec l’arabe comme langue d’enseignement – à l’école où le français est la langue d’enseignement. En plus de cette situation, s’ajoutent les déperditions en cours de scolarité dues en partie par la condition de précarité dans laquelle vivent la plupart de ces familles ivoiriennes. C’est dans cette école dite française que le français élitiste est enseigné. Elle marque une distinction entre analphabète, déscolarisés et lettrés. Face à cette catégorisation aux saveurs de frustration, les Ivoiriens trouvent le moyen d’inventer un parler qui correspond à leur situation, leur monde et leur ambition : c’est le Noushi. Nous disons parler et non langue car le Noushi n’en est pas encore une langue. Pour atténuer nos propos, nous dirons qu’elle est, à l’état actuel des choses, une langue en devenir.  La raison réside dans le fait qu’elle en emprunte aux langues : locales et étrangères. Pour l’heure, le Noushi se veut un apprivoisement du français qui brise la structure de la grammaire, le lexique et lui impose le diktat des langues locales. Parti de la rue et des fumoirs, comporte ses propres codes qui défient les codes du français élitiste. Il s’oppose au français élitiste dans ce qu’il a de stigmatisant, de socialisant et nécessairement d’éliminatoire. Ainsi, le français et le Noushi sont en Côte d’Ivoire les ressorts de classifications sociales : d’un côté les intellectuels et de l’autre les ‘‘mal-vus’’.

En effet, la langue française et ses dérivées dans l’univers linguistique ivoirien donnent lieu à une classification de la société ivoirienne. Si l’on considère d’une part le français comme langue soutenu, classique, scolastique, voire académique, cela implique une référence à une classe sociale qui comprend : les universitaires, les acteurs de l’éducation nationale, l’administration, etc. D’autre part, aux antipodes de cette langue classique, se situe le Noushi qui renvoie à une autre classe sociale constituée des déscolarisés, des acteurs du secteur informel, des analphabètes, des artistes-chanteurs (eux-mêmes issus majoritairement des rangs de déscolarisés), etc.

Dans le cas précis de la Côte d’Ivoire, cette littérarisation est portée par la langue française. Elle est, certes la langue de la puissance colonisatrice, mais demeure un déterminisme essentiel dans la vulgarisation littéraire des auteurs et de leurs œuvres. C’est pourquoi nous nous résolvons à l’idée qu’en dépit des tentatives d’émancipation linguistique au sein de l’espace francophone, la suprématie de la langue française est loin de s’amenuiser.


CONCLUSION

Au terme de notre réflexion, il revient de retenir que la Francophonie est un espace pluriel tant au plan linguistique que culturel car, comme l’a dit Eco, la langue est « un patrimoine social ». Nous notons, cependant que cet espace riche de ses langues et cultures demeure, plus de cinquante années après sa création, soumis à l’hégémonie de langue française. Sur cette base, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), dans son approche des questions culturelle et linguistique de ses pays membres, reste encore tributaire de la politique française. Ce qui laisse penser que la France est la norme politique et le française, le baromètre des langues de ladite organisation.

Pourtant, des efforts sont consentis par certains intellectuels issus de pays francophones et membres de la Francophonie. Leurs efforts visent à promouvoir les langues maternelles reléguées par la langue française, ce, depuis la colonisation. Et de manière sous-jacente, ces efforts s’inscrivent dans un processus de démocratisation linguistique de la Francophonie. L’action d’introduire les mots et expressions des langues ivoiriennes obéissent à cette vision. La collaboration ainsi initiée entre les langues par Zadi Zaourou et Konan Langui peut faire avoir un écho favorable au niveau de la Francophonie. De fait, le Noushi, expression tangible d’une pensée ivoirienne qui recolonise la langue française pour les besoins de sa condition, de sa réalité et de son existence, a droit de cité. L’ambition, ici, n’est pas de sortir l’organisation d’un diktat pour la soumettre un autre. L’unique visée reste qu’elle soit à égale distante. C’est de cette manière que s’instaurera une véritable démocratie entre les langues et les cultures. Toutefois, le défaut de formalisation milite en faveur de la langue française qui restera longtemps encore le principal support linguistique de la littérarisation dans l’espace linguistico-culturel de la Francophonie.


BIBLIOGRAPHIE

Casanova, Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
Langui, Konan Roger, Wandi Bla !, Abidjan, 2014.
Zadi, Bottey Zaourou, Les quatrains du dégoût, Abidjan, NEI-CEDA, 2008.
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972.
Ekanza, Simon-Pierre, L’Afrique et le défi du développement, Paris, L’Harmattan, 2014.
Bâ, Amadou Hampâté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972.
Eco, Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 2016 (1994).
Najjar, Alexandre, « La Francophonie, un mouvement culturel et politique », dans Géoéconomie, 2010/4 (no 55), pp. 131-134
Kristeva, Julia, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIXe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXIXe BIENNALE

LIVRE XXIX :

Sommaire


Séance d'ouverture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française

Cyril BLONDEL, Directeur de l’Institut français d’Allemagne

Christoph BLOSEN, Ministère fédéral des Affaires étrangères


1ère séance de travail : « Les apports de la langue germanique dans la langue française »

Présidence de séance : Lamia BOUKHANNOUCHE

Anne-Laure RIGEADE, Docteur en littérature comparée, (France) «L'oeuvre bilingue de Anne Weber, une épopée franco-allemande »

Line SOMMANT, Journaliste, auteur, linguiste, Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, Paris (France), « De l’influence des langues germaniques sur la langue française »

Claire Anne MAGNÈS, Poètesse, critique littéraire, journaliste (Belgique) , « Comment vous appelez-vous ? les prénoms français d’origine germanique » lu par Cheryl Toman


Table ronde : « Réalités des francophonies en Allemagne:

Quelles pratiques pour la langue française dans un contexte où son usage est minoritaire. »

Modération : Luc PAQUIER, Directeur de la Maison des Francophonies à Berlin

Alexander HOMANN, Délégué général de la Communauté germanophone de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie à Berlin

Delphine de STOUTZ, Autrice Traductrice, directrice de projets, et maman Suisse vivant en Allemagne

Anne-Chrystelle BAETZ, Présidente de l'association Emploi Allemagne.


2ème séance de travail : « Interculturalités franco-allemandes : aspects économique, géopolitique, linguistique et numérique »

Présidence de séance : Christian TREMBLAY

Daddy DIBINGA , Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, « Une Approche comparative de la diplomatie culturelle « occidentale » en Afrique francophone subsaharienne à travers les plateformes numériques de l’institut français et du Goethe institut, de Dakar »

Philippe KAMINSKI, statisticien économiste (France),« Economie sociale : le grand dos-à-dos entre France et Allemagne »

Yves MONTENAY, Docteur en Démographie politique (France),« L’Interculturalité à l’épreuve de la géopolitique en francophonie africaine »

Antoine BROQUET, Directeur d'Ecocert, filiale allemande d’Airbus, entreprise franco-allemande, « Témoignage sur la communication en langue française dans les entreprises franco-allemandes »


3ème séance de travail : « Plurilinguisme et interculturalités du français hors de France »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Lamia BOUKHANNOUCHE, Etoile Institut, Paris, « Repenser le programme de français langue étrangère à Modern Languages et Literature – CWRU, Cleveland »

Ahmed MOSTEFAOUI et Fatima MOKHTARI, Université Ibn Khaldoun à Tiaret (Algérie), « Des impacts de la dimension interculturelle dans l’enseignement supérieur algérien : le cas de recherche en didactique du FLE et interculturalité »

Maryse NSANGOU-NIJKAM, Université de Yaoundé 1 (Cameroun), «Le multilinguisme dans la francophonie: le cas du Cameroun »

Karen FERREIRA-MEYERS, Université d'Eswatini (Eswatini, Afrique australe), « Que faire pour améliorer les compétences des enseignant(e)s du FLE en contexte exolingue? »


4ème séance de travail : « Accès à la langue française via les arts, la littérature, la langue scientifique »

Présidence de séance : Cheryl TOMAN

Christoph Oliver MAYER, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « Quand l’Allemagne chante de la France et vice-versa »

Métou KANÉ, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire), « Le translinguisme dans la poésie ivoirienne : cas de Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et de Wanda Bla ! de Konan Roger Langui »

Patrick OUADIABANTOU, Université Marien Ngouabi, ( République du Congo), « Mots francophones: liens inextricables et destins croisés »

Ousmane DIAO, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), « Analyse lexicale de la terminologie médicale au Sénégal »

Myriam HILOUT, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « L’influence d’un séjour à l’étranger sur l’identité professionnelle et linguistique des enseignants/es de français du secondaire allemand »


Philippe GUILBERT, Ambassade de France en Allemagne, « Les apprenants de français en Allemagne »


5ème séance de travail : « La Francophonie et ses influences : passé, présent, futur »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), Le musée francophone des Deux Guerres à Tadio « Musée Johanesa Rafiliposaona », un musée vivant, un musée humaniste.

Didier OUEDRAOGO, Université Paris-Saclay, « La francophonie, entre héritage traumatique et syncrétisme identitaire dans l'espace sahélien »

Christian TREMBLAY, Observatoire européen du plurilinguisme, « Réflexion sur la différence entre « interculturalité » et « multiculturalisme ». Le plurilinguisme en Afrique »

Françoise BOURDON, Cercle des Solidarités francophones en Normandie (France) et Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), « Échange culturel et linguistique entre Tadio (Madagascar) et Le Houlme (France) »


Clôture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française




A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93