Biennale de la Langue Française

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XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017


L’UTILISATION DE LA LANGUE FRANCAISE DANS LES PAYS ANCIENNEMENT COLONISE PAR LA FRANCE : PLUS DE COMPLEXES

Mohamed TAIFI, PhD. en littérature générale et comparée



Mesdames et Messieurs,

La langue française dans les pays africains et plus particulièrement dans les pays de l’Afrique du nord, rencontre d’énormes difficultés ces dernières décennies.

I. Bref aperçu historique : En 1912, les autorités coloniales françaises introduisent la langue française dans le pays. Elle devient alors la langue de l’administration, de l’éducation et des médias qui étaient encore à leurs balbutiements. Par conséquent, la langue arabe classique est seulement utilisée pour des activités traditionnelles et les services religieux. D’ailleurs, le gouvernement français avait prévu d’associer le terme « Civilisation et progrès »   à la culture et à la langue française. Par la suite, et au fil des années, la langue française s’enracine dans divers aspects de la société marocaine.

II. Aspect Idéologique : Une fois les indépendances acquises, la langue française s’est heurtée à des obstacles de taille et devait lutter énergiquement pour continuer à exister et à être pratiquée par les pays anciennement colonisés. Pour ne pas me hasarder à tomber dans l’erreur, je me contenterai de donner des exemples tirés de mon expérience personnelle et de ma connaissance en la matière dans mon propre pays.

Les différents gouvernements qui se sont succédé ont chacun à sa manière, affirmé qu’ils n’ont jamais cessé de faire de leur mieux pour trouver des solutions à cette énorme problématique à savoir : l’enseignement. Mais, toujours sans aucune volonté politique réelle pour élaborer des programmes susceptibles de mettre fin, une fois pour toutes, à ce mal qui ronge le pays. Moi-même, lorsque j’étais responsable universitaire, doyen, il y a de cela, quelques décennies, j’ai participé à des tas de réunions dirigées par les différents ministres de l’enseignement supérieur, mais jamais nous n’avions pu trouver une voie salutaire pour engager des réformes sérieuses. Et, jusqu’à aujourd’hui encore, on continue à se réunir pour essayer de remédier aux problèmes, de plus en plus graves que traverse l’enseignement dans notre pays, et les réformes proposées ne sont toujours pas efficaces, car selon les analystes, les gouvernants n’ont aucun intérêt à diffuser un enseignement de qualité et leur objectif secret est de maintenir une large majorité des citoyens marocains dans l’ignorance, loin de l’éducation, loin de la connaissance, totalement analphabètes pour les dominer facilement et les manipuler à leur guise. Cette réalité crève les yeux, et de nous jours, personne n’est plus dupe et grâce au pouvoir incontrôlable de l’internet, tous les citoyens ont enfin compris pourquoi les vraies réformes n’arrivent jamais à voir le jour. Un je m’ « en foutisme » total anime les différents responsables qui relèguent au second rang, pour ne pas dire au dernier rang la volonté d’éduquer le peuple. Permettez-moi de relater une anecdote à ce sujet :

Une fois à la télévision, alors qu’une parlementaire, représentative du peuple qui l’avait élue, questionnait, au parlement, le ministre de l’éducation sur l’horrible situation que traversait l’enseignement, le ministre ne l’écoutait même pas, pire encore, il était en train de jouer avec son Cellphone et s’esclaffait de rire avec son voisin, sans même se rendre compte qu’une représentante du peuple lui posait la question. Cette attitude montrait combien le peuple tout entier était humilié.

En effet, les dirigeants qui n’ont aucune envie d’abandonner le pouvoir pour le céder aux autres, n’ont nul besoin de citoyens conscients, éduqués, avertis, qui pourraient remettre en question leurs décisions et réclamer leurs droits à la gestion des affaires. Un peuple analphabète est certainement facilement gouvernable. Un peuple d’idiots est facilement manipulable.

Du coup les gouvernements, pour mieux assoir leur pouvoir, et convaincre les gens du peuple, inculque au populations l’idée que la langue française est la langue du colonisateur , la langue du roumi, du Kafr, la langue des buveurs de vin et de whiskys, la langue des gens qui encouragent la drogue et la prostitution et donc, la langue qui nous éloigne de notre religion et de notre réelle identité, « arabo- musulmane ». Une langue donc qu’il faut bannir de nos esprits et de nos mentalités.

Pendant ce temps-là, les dirigeants arabophones , en apparence, mais francophones aussi, et surtout, puisqu’ils sont pour la plupart des petits enfants d’anciens caïds pro-colonialistes, d’anciens mouchards et serviteurs des généraux français du temps de la colonisation et qui donc avaient envoyé leur progéniture pour faire des études en France , en Belgique , au Canada et aux Etats Unis, obligeaient les enfants des pauvres à se contenter d’un enseignement médiocre, dominé par l’arabisation, quand on ne les pousse pas indirectement et souvent directement à abandonner l’école pour rejoindre les travaux de leurs pères et grands-pères, à savoir, ouvriers agricoles ou bergers. Dans un chapitre de mon dernier roman, » L’étrier d’or », mon père m’a dit :« Tu ne deviendras jamais berger mon fils ».Je me permets encore une fois de raconter ici ma propre histoire : Rejoignant l’unique université ou l’on dispensait alors les langues et littératures étrangers, je me suis inscrit en première année de langue et littérature françaises et comme tous les étudiants de l’époque, j’habitais à la cite universitaire de Rabat , et un jour après le déjeuner au restaurant de la cité, un ami m’a invité prendre un café dans sa chambre et lorsqu’on est rentré, son copain de chambre était étendu sur le dos et lisait Germinal de Zola. Il dépose le roman et s’adresse à moi en ces termes : D’où viens-tu toi ? Et que viens-tu faire ici a Rabat ? J’ai répondu que je venais d’Azrou, une charmante ville au milieu du Moyen Atlas pour suivre des études universitaires en langue et littérature françaises. Il me regarde avec dédain puis il me dit avec une voix presque autoritaire : Mais tu n’as rien à faire avec des études universitaires. Retourne dans ton pays où les chèvres t’attendent et continue à faire le métier de ton père. »

Agacé par cette intervention raciste et stupide de son copain de chambre, l’ami me propose d’aller prendre ce café ailleurs et respirer un peu d’oxygène.

Cet étudiant « imbécile » avait réagi de la sorte, car il ne pouvait pas imaginer qu’un jeune amazigh descendant de la montagne vienne faire] des études universitaires qui ne pouvaient être faites que par les « Fassi » qui sont tout désignés pour occuper les postes importants dans le pays et présider à ses destinées.

D’ ailleurs, selon les statistiques, approximatives, 90% des ministres dans les différents gouvernements qui se sont succédé depuis les indépendances, étaient des Fassis. Il a fallu attendre quelques décennies avant de constater que d’autres personnes issues des régions montagneuses et des villages bien éloignés des centres urbains, accèdent à certains postes de haut niveau.

Voilà pour l’aspect purement idéologue et politique.

III Revenons maintenant à l’aspect technique.

Pour maintenir ce chaos, les gouvernements ont tour à tour arabisé puis francisé quelques temps, pour ré -arabiser ensuite, du coup, les élèves perdent complètement la capacité de continuer les études au-delà du baccalauréat, puisque par exemple on enseigne les matières scientifiques au lycée en Arabe et lorsque l’élève décroche son misérable baccalauréat, qui ne vaut plus rien aujourd’hui, s’il veut continuer ses études universitaires, il doit le faire en langue française. Du coup les étudiants ne comprennent rien et les enseignements non plus, et le fossé se creuse encore et encore entre les étudiants et les formateurs. Ils finissent les uns comme les autres par abandonner la bataille et déclarer leur défaite.

Pour ne pas continuer à donner plus de détails sur l’enseignement en général, je préfèrerais axer mon approche sur la situation de la langue française aujourd’hui au Maroc plus particulièrement, et dans les pays du Maghreb en général Qu’en est-il de son utilisation aujourd’hui ? Serait-elle en perte de vitesse, même parmi les jeunes marocains qui poursuivent leurs études secondaires et supérieures ?

Comment les étudiants arrivent-ils à suivre les cours prodigués en français alors qu’ils ne maitrisent pas suffisamment la langue ? Autant de questions auxquelles nous tenterons d’apporter des réponses Aujourd’hui, personne ne peut nier que l’ancienne génération maitrisait mieux la langue française que la nouvelle. Pourtant le français est devenu plus qu’une deuxième langue au Maroc, puisqu’il représente, avant tout, la langue des affaires dans la mesure où la France demeure le premier client et fournisseur du Maroc. Cela suppose donc que nos diplômés marocains maitrisent la langue de Molière pour répondre aux exigences des marchés. Or, la plupart de nos étudiants et élevés sont loin de parler cette langue alors que dire de la maitriser ! Quelques statistiques pour essayer d’élucider cette question : Les 40 élèves de 6iem année du primaire appartenant à différentes écoles, qui ont été interrogés pour les besoins de cette enquête, ne savaient pas ce que voulait dire «  maitresse en arabe et lorsqu’on leur a expliqué que cela voulait dire «  enseignante », un élevé s’exclama : Mais je croyais que « Oustada » était Madame en français. Les enfants auxquels ces questions ont été posées, ne savaient pas formuler une phrase correcte en Français ! Les plus brillants répétaient les phrases toutes faites comme : «  Ali mange une banane » ou bien : « Maman prépare le repas. »

Les autres ne se rappellent que quelques mots comme : carotte ou lapin. Ce qui est plus grave, c‘est que nous nous sommes trouvés dans la même situation, mais cette fois en abordant les élevés de la classe terminale, c’est à dire de la dernière classe préparant au baccalauréat. La plupart parlaient un très mauvais français, sauf quelques cas rares qui paradoxalement, parlaient correctement et s’exprimaient aisément en français. Lorsqu’on leur dit pourquoi ils étaient différents des autres élèves de la classe, ils ont répondu que chez eux, tout le monde parle français à la maison, car leurs parents avaient étudié en France et ils suivaient des cours de français au centre culturel français. Mais si certains élèves étaient chanceux d’évoluer dans un univers francophone, ce n’est malheureusement pas le cas pour l’énorme majorité des élèves et des étudiants. Le volume horaire réservé à la langue française ne peut pas leur permettre une bonne maitrise de la langue. La tranche horaire programmée normalement pour le cycle de langue est de 1024 heures soit 298 heures par niveau soit huit heures par semaine à partir de la troisième année du primaire.

Evitons de continuer à donner des détails qui peuvent être ennuyeux, et disons que bien souvent, la langue française est professée elle-même en arabe durant les trois premières années et rares sont les instituteurs qui parlent français pendant l’horaire programmé. Ils justifient la chose par le fait que les élèves ont un très bas niveau. Par ailleurs, les pluparts des jeunes ne pratiquent jamais la langue. Le seul endroit où ils ont la chance de le faire, c’est la classe. Ces multiples difficultés  démotivent l’enfant et le conduisent des fois à tout lâcher. Au collège, la situation est moins satisfaisante le programme prévoit 6 heures de français par semaine. Au lycée, les choses sont loin de s’arranger, les élèves de la branche littéraire ont droit à 5 heures de français pendant les trois années du lycée. Ceux des branches scientifiques n’ont que 4 heures.

L’arabisation du programme a été parmi les objectifs de la réforme apportée à l’enseignement durant les années soixante-dix. Cette même reforme concernait également la marocanisation des cadres et la gratuité de l’enseignement. Ainsi l’arabisation du programme était intervenue suite à la constitution d’un comité national en 1979, par, le ministre de l’éducation nationale de l’époque. Première grosse erreur, les programmes en matières scientifiques sont loin d’être adaptés. On commença à arabiser les matières scientifiques.

A L’Université, la réforme avait commencé à toucher tous les niveaux en 1981. Ainsi avec les années, la langue française est devenue une langue étrangère, comme les autres langues secondaires. Une situation qui s’est répercutée sur l’enseignement de la langue française à l’université. Actuellement, les départements de la langue française sont ceux qui connaissent le plus faible effectif d’étudiants, l’anglais prenant de plus en plus la place privilégiée que la langue française a occupé longtemps jadis. Et pour cause, les étudiants préfèrent choisir des langues plus faciles et d’autres disciplines où ils utilisent la langue arabe, comme l’histoire, la géographie et la philosophie.

A titre d’exemple, sur 270 étudiants inscrits au département de langue et littérature françaises, en première année, 36 seulement ont réussi et 12 étudiants ont obtenu leur licence ; ceci pour les deux classes de littérature et de linguistique.

D’autres étudiants inscrits à la faculté de droit avouaient qu’ils ont des problèmes à comprendre et à suivre, car à leur grande surprise, à la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales, les matières d’économie sont enseignées en français contrairement au primaire, collège et secondaire.

IV. Conclusion

Après ce constat objectif, qu’en est-il de la langue française au Maroc aujourd’hui ?

Jusqu’à nos jours, la langue française n’a aucun statut officiel. Depuis l’indépendance, toutes les constitutions n’ont déclaré que la langue officielle des marocains est la langue arabe. C’est une situation pour le moins qu’on puisse dire absurde et incompréhensible, puisque c’est pratiquement le seul pays au monde où la langue officielle n’est la langue maternelle d’aucun marocain. Il a fallu attendre la constitution de 2011 pour que la langue Tamazight soit reconnue comme langue officielle à côté de l’arabe. La langue Tamazight, au moins, est la langue maternelle de tous les Amazighes, non encore arabisés.

Mais le français peut prétendre être la seule langue à la fois lue, écrite et parlée. La langue française garde des positions importantes dans l’éducation, les tribunaux, la politique et les médias, ce qui déjà bien intéressant pour une langue que les arabophones voulaient bannir parce que c’est la langue d’ouverture sur d’autres cultures, la langue des droits de l’homme, La langue de la modernité. Sur ce plan, le français a acquis un statut de « facto ». D’ailleurs, le Maroc participe aux sommets de la Francophonie et il a adhère a l’Agence Universitaire de la Franconie.

Cela dit, le français n’est pas connu par tous les marocains. Car pour parler et lire le français il faut avoir fréquenté l’école jusqu’ à la fin du secondaire et comme près de 50% des enfants ne terminent pas leur secondaire, il arrive qu’ils oublient ensuite le peu de français qu’ils ont appris. Il n’y a donc pas une seule langue française au Maroc, mais des langues françaises.

Il y a tout d’abord le français rudimentaire qui a une fonction essentiellement pratique et bien limitée. Il sert d’instrument de communication pour les marocains peu alphabétisés ou pas du tout mais qui sont en contact avec une population francophone vivant au Maroc, ou le visitant. C’est en général le cas des employés de maisons, des domestiques, des jardiniers, des gardiens de maisons, des laquais d’hôtels ou de guides touristiques de fortune. Avec ce français- là, il est absolument impossible de soutenir une conversation.

Il y a évidemment le français élitaire qui est un français de qualité. Il est acquis essentiellement dans les écoles de missions culturelles françaises ou dans les écoles privées à régime français. Ce français est utilisé par une élite urbaine qui choisit de vivre dans un environnement exclusivement français : lecture de journaux et d’ouvrages français, écoute de la radio française, consommation de chaines satellitaires françaises. Le français élitaire continue à monopoliser le marché de l’emploi, à être le véhicule des sciences, de la technique et de nouvelles technologies. Il est essentiellement parlé par l’élite dirigeante et par les directeurs d’entreprises privées.

Une variété de locuteurs continuent encore à parler français comme les employés de banque, quelques enseignants et quelques cadres administratifs.

Pour conclure, disons que la langue française au Maroc apparait comme un véritable chantier de construction et de déconstruction identitaire, en constante agitation. Face à l’arabisation qui a bénéficié depuis longtemps de statut officiel, et face à la montée en puissance de la langue Amazigh qui n’a arraché son statut de langue officielle que depuis la constitution de 2011, La langue française n’a d’autre choix que de devenir un idiome approprié, qui doit forger une identité nouvelle en harmonie avec les langues locales, elles-mêmes en prise avec la reconstruction identitaire.

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIIe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES DE LA XXVIIe BIENNALE

Livre XXVII : Choisir le français aujourd’hui dans les études et les métiers.

Sommaire

Roland ELUERD

Loïc DEPECKER

Patrice HENRIOT


Choisir le français, mais quel français ?

Line SOMMANT

Charline EFFAH


Réflexions sur les méthodes de l'apprentissage du français

Lamia BOUKHANNOUCHE

Renlei WANG

Nadia ORIGO


Pourquoi choisir le français au Maghreb et en Afrique?

Mohamed TAIFI

Amel DJEZZAR

Marianne CONDE SALAZAR

Souad BENABBES


Écrire en français 1

Yves MBAMA

Julia DILIBERTI


Choisir / enseigner le français en Amérique du Nord

Gabriel MICHAUD et Natallia LIAKINA

Christian MBARGA

Metka ZUPANCIC


Choisir d'apprendre le français partout dans le monde

Biagio MAGAUDDA

Petya IVANOVA-FOURNIER

Karen FERREIRA-MEYERS

Cheryl TOMAN


Le français et le plurilinguisme/ la diversité culturelle

Salima KHATTARI

Ekaterine GACHECHILADZE et Nino PKHAKADZE


Écrire en français 2

Bellarmin MOUTSINGA

Wilfried IDIATHA

Evelyne ACCAD


Le français, les études/disciplines scientifiques, les métiers

Sabine LOPEZ

Asmaa Leila SASSI

Raja BOUZIRI

Aminata AIDARA et Ousmane DIAO


Discours de clôture de Cheryl TOMAN


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93