Biennale de la Langue Française

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Les Actes
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Jean-Claude GUÉDON
Département de littérature comparée
Université de Montréal

Multimédias, multimodalités, transmédias : langue française et nouvelles formes d’écriture.



I. Introduction

Numérisation et réseaux se conjuguent pour créer en fait un nouveau contexte où langues et phénomènes culturels voient leur écologie complexe se réorganiser. De toutes parts, des signes de changement et de transformation apparaissent, mais leur déchiffrement, leur interprétation conduit le plus souvent à l’incertitude quand ils n’engendrent pas de violentes polémiques. Au total, un paysage complexe et difficile émerge, où questions de culture, questions d’identité, questions de gros sous aussi, se mêlent de telle façon que la route à suivre, les politiques à promouvoir, les perspectives à saisir, tels des rayons fugaces, ne se laissent au mieux qu’entrevoir.

Le mot multimédia constitue un des repères les plus spectaculaires du changement. Récent, il connote énormément, dénote beaucoup moins. En ce flou conceptuel se loge la source probable de sa vigueur culturelle actuelle. Appréhendé par les uns, loué par les autres, le multimédia offre en fait toutes les caractéristiques de l’utopie. En effet, il constitue surtout une projection de l’esprit sur un plan de représentation dont le statut fait problème. Les éditeurs, prudents, avancent à pas de loup sur un terrain qu’ils devinent miné et dont ils ne sentent pas suffisamment les contours ou les limites ; les lecteurs-consommateurs flairent avec méfiance les premiers objets offerts en pâture. Tout cela est bien joli, se disent-ils, mais il faut un ordinateur et le coût des façades modernistes mérite-t-il vraiment cette dépense, pour autant qu’elle soit possible. Et le cédérom, forme la plus visible du document numérisé pour le grand public actuel, offre-t-il vraiment plus qu’un livre, surtout si ce dernier est bien composé et bien illustré ?

Au-delà des dilemmes des producteurs et des consommateurs se pose pourtant une question plus fondamentale qui porte sur la capacité des langues à survivre. Tout peuple disposant de l’écriture semble avoir disposé antérieurement de l’agriculture (1). Or, celle-ci, en provoquant l’accroissement de la population et le développement de diverses techniques confère le plus souvent aux sociétés qui empruntent ce chemin un réel avantage militaire. Dans ces conditions, on comprendra que les langues orales n’arrivent à se maintenir que dans l’isolement.

L’imprimé réitère cette règle à sa façon. Beaucoup de langues qui n’ont jamais accédé à l’écriture ont disparu ou sont menacées de disparition. Or, la même question se pose désormais autour de la question de la numérisation. Dans un colloque de la Biennale de la langue française, on en comprendra aisément l’importance...

Posons derechef, mais plus précisément, la question fondamentale de ce texte. Le multimédia constitue-t-il le bon fil conducteur pour aborder la question de la survie du français ? Plus généralement, comment pouvons-nous œuvrer au meilleur épanouissement possible de la langue française dans un contexte de numérisation qui ne cesse de s’intensifier et même de se radicaliser par un processus de mondialisation à laquelle elle contribue de manière fondamentale.



II. Quelques problèmes terminologiques

Mot trop souvent utilisé, et par conséquent galvaudé, multimédia renvoie à une constellation de significations floues aux connotations modernistes et branchées. Sur ce point, le dictionnaire n’aide guère : selon le Nouveau Petit Robert, le multimédia renvoie à ce « qui concerne plusieurs médias; qui est diffusé par plusieurs médias ». Un média, pour sa part, se définit comme «moyen de diffusion, de distribution, de transmission de signaux porteurs de messages écrits, sonores, visuels...». Autrement dit, au sens strict du terme, le multimédia implique l’intervention de plusieurs vecteurs de communication, par exemple la radio et la presse. Rien de bien nouveau ou de très significatif en l’occurrence, ni de très excitant d’ailleurs. Les livres d’antan avec leurs illustrations hors-texte peuvent certainement s’assimiler à la catégorie du multimédia sans que la définition selon le dictionnaire s’en trouve forcée, ce qui suffit déjà à montrer la banalité profonde du terme : les M. Jourdain du multimédia sont probablement beaucoup plus fréquents que ne l’imagine le brave citoyen, impressionné comme il l’est par un néologisme construit sur fond de banalité !

Larousse, pour sa part, a publié un Dictionnaire de la micro-informatique (2) où une définition passablement différente du multimédia apparaît : «Intégration au sein d’une même application ou d’un même support de données numériques textuelles, sonores ou visuelles.» En d’autres mots, le multimédia vu de l’informatique apparaît sous la forme d’une cohabitation de différents types d’effets sensoriels (du texte, de l’image, du son) portés par un même type de codage : les 0 et les 1 des séries de bits qui constituent tout document numérisé, ou par un même support. Dans cette définition, la référence à un même support paraît superflue, voire non pertinente dans la mesure où, du point de vue de l’ordinateur et de l’utilisateur, peu importe si telle image est enregistrée sur une disquette et si telle séquence sonore se trouve sur un disque rigide ou réside dans la mémoire vive de l’appareil. En revanche, la notion d’une réunion d’éléments divers sous un même codage binaire est importante puisqu’elle nous conduit à la notion de convergence, notion publicisée dans les années 80 par Nicholas Negroponte, du Media Lab au MIT (3). La convergence signifie simplement que tous les médias (au sens du Petit Robert) se retrouvant codés de façon uniforme, ils auront tendance à voir s’estomper les barrières qui les séparent encore les uns des autres, qu’il s’agisse de pratiques de production, de technologies ou de modes de réception.

Avec justesse, Pierre Lévy a souligné le fait que le multimédia, dans la mesure où la convergence a effectué son œuvre, renvoie en fait à une multi-modalité, c’est-à-dire un ensemble de modes d’interpellation sensorielle mobilisés simultanément. Il en a profité pour rappeler que même un médium aussi univoque en apparence que l’imprimé, met en jeu la vue, bien évidemment, mais aussi et secondairement le toucher (4). Il aurait pu encore ajouter l’odorat dans certains cas et le fait que l’imprimé convoque différemment le regard selon que celui-ci se porte sur le texte ou sur une image. De plus, à l’intérieur de ces ensembles, des catégories plus fines pourraient aisément être définies : on ne lit pas une légende de la même façon qu’un élément du texte principal, le titre d’un chapitre ou encore une table des matières. Le regard se pose chaque fois différemment selon qu’il rencontre une gravure sur cuivre, une photographie, un graphe, un plan ou un diagramme. Certains signes sont même conçus pour jouer le rôle de balises inconscientes, jamais remémorées. Qui se souvient du cul-de-lampe sur lequel un regard distrait glisse alors que se tourne la page finale d’un chapitre ?



III. Culture, médias, commerce

Nul hasard, nulle surprise non plus si le multimédia engendre plus d’intérêt (et d’inquiétudes) du côté des producteurs que de celui des utilisateurs, et même des créateurs. En effet, et Walter Benjamin nous l’a appris, nous vivons à l’ère de la reproduction mécanique (et maintenant électronique) des œuvres d’art. La culture, de ce fait, plante désormais ses racines dans un terreau où finance et industrie se mêlent étroitement à la créativité et au génie.

L’industrialisation de la culture et sa commercialisation, qui avaient commencé par le texte (avec l’imprimé), ont successivement envahi l’image (avec la photo), puis le son (avec le disque et la radio). Néanmoins, les marchés de la culture ont longtemps formé une sorte d’archipel, tenus dans un état d’isolement par des technologies nettement distinctes. Chaque îlot abritait des dynamiques spécifiques affectant autant les modes de création et de production, que le stockage, la circulation, la distribution et la réception des œuvres. Il suffit, pour s’en rendre compte, de contraster le mode de fonctionnement des éditeurs de livres avec celui des photographes. Un jeu de combinaisons diverses a ensuite conduit à la création du cinéma, de la télévision et, plus récemment, des jeux vidéo. Ces derniers, situés d’emblée dans l’univers du numérique, ont contribué à attirer l’attention sur le fait que les réalisations propres au cinéma et à la télévision n’échapperaient pas éternellement au phénomène de la numérisation. Une fois détecté le mouvement de convergence, une évidence s’impose : l’archipel va inéluctablement se transformer en continent. En d’autres mots, les divers marchés morcelés des médias sont appelés à s’unifier tout en se réorganisant autour de règles de concurrences à la fois inédites et difficiles à prédire. Lecteurs, spectateurs, consommateurs doivent donc s’attendre à une offre d’œuvres ou de produits totalement renouvelée, renvoyant en fait à une écologie médiatique radicalement modifiée, avec des conséquences très profondes sur la signification même du mot culture...



IV. Nouvelles formes d’expression, nouvelles écritures, nouvelle écologie des médias

À côté des processus de convergence, la numérisation des médias engendre aussi l’apparition de nouvelles formes d’expression, en particulier l’hypertexte ou structure textuelle non linéaire. Radicalement neuf, du moins en apparence, l’hypertexte plonge malgré cela ses racines dans diverses formes d’expérimentations littéraires, dont certaines remontent au XVIIIe siècle. Pensons par exemple au roman Tristram Shandy de Lawrence Sterne. Pensons aussi à Oulipo qui appartient bien à notre siècle. L’hypertexte tire aussi une partie de son inspiration de pratiques qui, pour être demeurées sans titre, n’en ont pas moins joué un grand rôle dans la sphère cognitive des Lumières : l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, avec son système de renvois, permettait en effet de revisiter les rubriques du dictionnaire selon une logique fondée sur l’ordre des connaissances et les liaisons qui permettent de se porter de l’une à l’autre. D’article en article, le lecteur pouvait ainsi chercher l’approfondissement, mais aussi, détail a priori surprenant, le trouble (5), selon une démarche zigzagante qui, tout en demeurant soumise à la discipline d’une lecture guidée par la structure géométrique de l’écriture, se libérait néanmoins de certaines de ses conséquences épistémologiques possibles.

Du volumen ou rouleau à l’imprimé, un lent mouvement, scandé en particulier par l’avènement du codex et le feuilletage qu’il permettait, semble avoir subverti insidieusement l’emprise cognitive des chaînes, si bien nommées en l’occurrence, de caractères. Pour autant, l’avènement de la numérisation a fortement accéléré le mouvement de libération des structures d’expression et intensifié le rejet de la linéarité imposée d’abord par certaines formes d’écriture et renforcée ensuite par la régularité mécanique et industrielle de l’imprimé.

Le terme hypermédia apparaît comme une simple extension, en apparence évidente, de l’hypertexte, l’extension multimédiatisée de ce dernier en fait. Pourtant, si tout hypermédia paraît devoir appartenir à la catégorie du multimédia, l’inverse n’est pas vrai et, par conséquent, les deux mots ne peuvent être confondus. En fait, l’hypermédia importe dans le domaine du multimédia les structures non linéaires de l’hypertexte et, de ce fait, il pose une nouvelle question : de telles structures se laissent-elles généraliser aussi évidemment que l’extension, apparemment facile, du vocabulaire le laisse penser ? Rien n’est moins certain. En effet, son et images animées sont indissolublement liés au temps tandis que l’image appartient à l’espace. Le texte utilise l’espace pour transposer un ordre de succession temporel. L’hypertexte, pour sa part, rend l’espace abstrait pour gérer des configurations de temps fort complexes. Boucles, rétroactions, souvenirs et projections se conjuguent sur fond labyrinthien pour produire des structures temporelles que nous savons à peine penser et encore moins maîtriser. Par conséquent, une structuration non linéaire (6) qui, sur la base du mode spatio-temporel mixte du texte, prétend incorporer des modes temporels et spatiaux fortement distingués, pose en fait la question de l’écologie des médias d’une manière autrement plus aiguë que le mot multi-média puisque ce dernier se satisfait d’une paresseuse agrégation de modalités sans se poser d’autre question que l’existence possible de ces voisinages incongrus.

En questionnant le multimédia, l’hypermédia pose en fait une nouvelle question qui pourrait s’énoncer un peu audacieusement ainsi : l’hypermédia et toutes les autres articulations possibles, du pluri au trans, renvoient à une réinvention en profondeur de l’écriture (7). Anne-Marie Christin nous offre une piste utile à cet égard en nous rappelant que communiquer au moyen d’images numérisées soulève une interrogation sur la fiabilité de ce système de communication (8). Le multimédia et, a fortiori, l’hypermédia, constituent-t-ils effectivement un instrument de communication aussi riche, souple, divers, efficace, maîtrisé que l’écriture ? En première approximation, le multimédia construit au mieux une modalité de communication encore trop complexe pour se laisser aisément maîtriser au niveau des individus et qui, certainement, ne se substituera pas parfaitement à l’écrit, imprimé ou non. La formule célèbre de Victor Hugo que l’on retrouve partout dans la littérature sur le cyberespace et que Anne-Marie Christin ne manque pas de citer à son tour, « Ceci tuera cela »(9), ne s’applique en fait pratiquement jamais dans les moments de l’histoire où une nouvelle technologie vient concurrencer une plus ancienne. Le train ne se substitue pas à la diligence ; il en transforme l’importance et les fonctions. De plus, le train exige, pour son bon fonctionnement, un ensemble de compétences qui excèdent les capacités d’un individu, si doué soit-il, à l’inverse de la diligence. De la même façon, l’écriture hypermédiatique ou même, plus simplement, multimédiatique, requiert des équipes et des équipements complexes ainsi que nous le démontre la fabrication du moindre film, de la moindre émission de télévision et, plus récemment, du moindre cédérom.

McLuhan affirmait que toute technologie vieillie se métamorphose fréquemment en œuvre d’art (10). La formule de McLuhan, frappante bien que trop restreinte, rappelle pourtant fort justement que le nouveau ne tue pas l’ancien ; il le force plutôt à se relocaliser, à se repositionner. Les technologies, en fait, coexistent dans un milieu socio-économique et culturel dont les caractéristiques pourraient assez facilement se rapporter à l’ensemble des paramètres permettant de définir une niche écologique. Introduisez une nouvelle espèce dans une niche donnée et la démographie, voire la forme de plusieurs des espèces, se modifie. Transformez les paramètres fondamentaux de la niche (quantité d’eau, quantité d’énergie disponible, etc.) et, là encore, les différentes espèces réagissent en se raréfiant ou en se multipliant. Parfois, l’une d’entre elles disparaît, mais jamais selon un jeu de substitution simple et direct. De la même façon, si les conditions de production, de stockage et de circulation de toute technologie se transforment, ainsi que les sources d’énergie qu’elle utilise ou encore les conditions économiques dans lesquelles elle doit évoluer, sa « démographie » est transformée, ainsi que ses fonctions.

Le manuscrit nourrit l’art épistolaire ou entretient la possibilité d’une certaine clandestinité après l’imprimerie ; la rotative permet le quotidien de grande diffusion et ouvre la porte à de nouvelles combinaisons de textes où les nouvelles (au sens du journalisme, bien sûr) côtoient le feuilleton (Balzac, Dickens). La photo déplace la gravure du champ des périodiques et limite celle-ci à un rôle décoratif à connotation vieillotte. Mais la gravure n’en disparaît pas pour autant ; à l’instar du multimédia, elle privilégie désormais la connotation sur la dénotation ! Plus près de nous, les progrès de l’imprimerie ont permis l’utilisation croissante de l’illustration, de la couleur, avec le développement de nouveaux genres situés aux confins de la culture populaire et de la littérature, en particulier la bande dessinée.



V. Les enjeux d’une nouvelle écriture.

A.-M. Christin posait, on l’a vu plus haut, la question de la fiabilité de l’écriture; plus fondamentalement, il serait utile d’en poser les enjeux. Comment en constituer une nouvelle ? Quelles en sont les conséquences ? En particulier, comment insérer le français dans ce contexte ?

L’écriture, rappelons-le, est passée par différents stades qui, chaque fois, ont contribué à constituer des milieux de vie différents où le réel, le soi, le temps, l’espace, les dieux (quand ils existent encore) s’agencent en des configurations complexes qui se reconstituent d’idéogrammes, en syllabaires, jusqu’à l’alphabet consonantique et, en dernier lieu, l’alphabet complet avec voyelles (11). Avec un codage à deux caractères, minimum absolu en l’occurrence, tout apparaît comme si l’humanité avait, en quelques milliers d’années, atteint la perfection scripturale. Mais, justement, est-ce le cas ? Notre valse hésitation vers le multimédia, puis l’hypermédia, ne constitue-t-elle pas plutôt le signe qu’un mouvement incertain et pourtant sagace nous conduit, somnambules que nous sommes, vers un au-delà de notre écriture qui nous paraît, évidemment, tout aussi incompréhensible que, en leur temps, le fut l’utilisation de l’alphabet, mais qui ne se résoudra pas grâce à un simple appel au multimédia.. Non seulement cet au-delà de l’écriture nous apparaît-il incompréhensible, mais invisible aussi, à moins de placer dans le champ de la visibilité tout ce qui peut relever de l’intuition ou du pressentiment.

À l’instar de l’alphabet complet (12), l’irruption de nouvelles formes d’écriture peut conduire à des transformations extraordinaires sur tous les modes de gestion de la mémoire collective et donc des pouvoirs qui s’y rattachent. Éric Havelock nous explique le rejet du poète en faveur du philosophe par l’avènement d’une écriture alphabétique complète et, si son explication entretient le moindre rapport avec la réalité des événements, on peut se demander ce que pourrait engendrer cette nouvelle forme d’écriture.

Mais d’abord, quelle pourrait être cette nouvelle forme d’écriture ? Disons d’emblée que la seule démarche à suivre ici, pour éviter de tomber dans un prophétisme aussi plat que vain, consiste surtout à travailler la gamme des différences possibles pour tenter d’imaginer des scénarios possibles. Si l’hypermédia semble nettement pointer au-delà de nos formes d’écriture actuelles et au-delà des montages, somme toute assez sommaires, du multimédia, la direction de cet au-delà demeure en revanche largement inconnue. Néanmoins, pour tenter de préciser la question, je voudrais proposer le terme de transmédia en l’opposant à celui d’intermédia qui me paraît moins satisfaisant. Cette manière d’aborder la question offre au moins l’avantage de hausser la barre des exigences à un niveau plus en rapport avec la complexité de la question. Les deux termes proposés, dans tous les cas, entendent se situer au-delà du niveau «multi» ou, ce qui reviendrait au même si l’expression était employée, au niveau du plurimédia.

Que l’intermédia ou le transmédia excède les ambitions intrinsèques du multimédia paraît évident si l’on considère que les deux premiers termes ne dépassent pas, nous l’avons déjà souligné, le niveau de groupes de médias individuels. L’intermédia, en revanche, peut pointer vers un agencement organisé des médias dont l’hypermédia réussi, au sens où nous l’avons esquissé plus haut, pourrait offrir une première idée. Pourtant, l’interdisciplinaire renvoie à des processus de négociations larvées correspondant à une sorte de méïose de l’unité disciplinaire, où la volonté de reconduire l’ordre disciplinaire le dispute à la volonté de dépasser cet ordre. L’interdisciplinaire se traduit généralement soit par la création d’une nouvelle discipline, soit par la mobilisation réussie de plusieurs disciplines sur un même objet sans pour autant remettre en cause l’existence de ces disciplines. Par analogie, l’intermédia nous reconduit aussi et inéluctablement au niveau des médias dans la mesure où l’agencement réussi ne produit qu’un autre média et non un dépassement de l’ordre médiatique.

Le transmédia, pour bien se distinguer de ce niveau intermédia, doit donc poser la question d’un dépassement radical de l’ordre médiatique et réellement pointer au-delà de l’horizon de notre écriture. Comment penser une telle exigence ?

L’écriture, depuis le début, agence un monde, des signes qui prennent une forme technique et des têtes pensantes. Ces dernières, de peine et de misère, au fil de procédures d’interprétation et d’appropriation difficiles et longues à apprendre, parviennent dans une certaine mesure à créer des zones de synergie où un mouvement général s’auto-catalyse en quelque sorte. Le développement de communautés de chercheurs, unifiées par des méthodes expérimentales et des modes de raisonnement qui, formellement, se donnent comme hypothético-déductifs, offre un modèle très fort de ces zones de synergie. En quelque sorte, les éléments conceptuels, théoriques et paradigmatiques des connaissances scientifiques tissent par-dessus la langue dans son acception première une autre langue à la syntaxe et au vocabulaire particuliers, dont le résultat se manifeste par des effets fréquemment associés au mouvement scientifique : progrès, cumul des connaissances, objectivité des arguments. En quelque sorte, il existe chez les scientifiques une sorte d’écriture – en fait une écriture par-dessus l’écriture commune – qui se distingue mal de leurs activités de recherche. L’instrument scientifique, l’article, la conférence, au même titre que le concept, la théorie, appartiennent à cette langue.

En pensant à l’écriture scientifique comme cette forme de sur-écriture qui agencerait en un tout productif têtes, monde et outils divers d’expression, y compris l’écriture au sens banal du terme (encore que très étirée sur le plan symbolique : il suffit de penser au champ des mathématiques, de la physique ou de la chimie pour s’en rendre compte), on peut comprendre pourquoi j’ai pu argumenter en faveur d’une thèse un peu surprenante selon laquelle la victoire de « Deep Blue » sur Kasparov ne constituait pas un jour funeste pour l’humanité, mais bien le contraire (13). En effet, l’ordinateur « Deep Blue » constitue la signature, le signe tangible de la réussite d’un fait extraordinaire : quelques esprits échiquéens certes forts, mais néanmoins incapables de tenir tête individuellement au champion du monde, ont trouvé le moyen d’additionner leurs compétences et intelligences pour battre ce champion du monde. Face à l’éloge romantique du pouvoir de l’individu souverain, un groupe d’humains, sans perdre leur individualité propre, ont réussi à produire une intelligence plurielle qui n’est pourtant pas collective. En fait, l’écriture permet déjà d’atteindre une partie de ce tout et cela explique l’importance de l’archive dans le développement des compétences humaines. Par analogie, l’ordinateur « Deep Blue » apparaît comme un signe, une forme d’écriture, un sorte d’idéogramme terriblement complexe. En effet, il met en jeu simultanément plusieurs intelligences (sans d’ailleurs les annexer ou les fusionner ainsi qu’on le craignait parfois dans certaines formes de science-fiction dystopique), il archive une mémoire de la culture échiquéenne sans pareille et, de cette façon, arrive à minimiser les faiblesses et les erreurs en-deçà du champion du monde. « Deep Blue », dans cette perspective, offre le spectacle d’un premier signe d’un nouveau genre qui agencerait le monde, les têtes pensantes et les outils d’expression en un tout qui n’attend lui-même qu’à se relier avec d’autres entités analogues pour mieux permettre aux êtres humains de se relier entre eux, de mieux travailler ensemble, de mieux faire naître la société de l’intelligence distribuée que l’on sent naître autour de soi actuellement, précisément à cause de la rencontre de la numérisation avec les réseaux. L’ordinateur se range au niveau d’un nouvel ordre d’idéogrammes qui appelle peut-être à son tour, et au-delà de lui-même, un nouveau type de syllabaire, un nouvel alphabet consonantique, et, enfin, un nouvel alphabet complet.



V. Et le français?

La perspective qui vient d’être esquissée peut susciter des fantasmes dignes de l’Aldous Huxley du Brave New World. Homogénéité, sur-mécanisation, monotonie et division des tâches dignes d’une fourmilière semblent en effet rapidement se profiler derrière la vision précédente. Pourtant cela correspond à une interprétation abusive des faits. La société de l’intelligence distribuée ne vise pas les figures de la masse ou du collectif, mais bien plutôt celles de la diversité et de la variété. En effet, le meilleur moyen de stériliser une société revient le plus souvent à couler tout le monde dans quelques moules bien définis. Or l’école, les médias de masse, les grands dispositifs de croyance collective ont essayé et tentent encore de nos jours de produire cet effet. Les slogans, la publicité et les catéchismes divers, à orientation divine ou laïque, correspondent bien à la volonté de la fusion collective que Orwell instituait par la répression violente tandis que Huxley la gérait par des méthodes biologiques imparables. Par contraste, la créativité propre à la mise au point d’un « Deep Blue » rappelle aisément la ferveur et l’énergie que l’on constate souvent quand deux êtres humains partagent réellement une conversation où l’on sent qu’ils sont « ensemble ». De la collaboration aisée à l’amour s’étend en effet une vaste zone d’intelligence distribuée, fondée sur le partage et l’échange, qui correspond bien aux enjeux de cette nouvelle écriture trans-médiatique que l’on sent poindre, sourdre tout autour de nous.

La clé de tout ce raisonnement repose en fait sur une constatation fort simple : tous les dispositifs de communication, si complexes soient-ils, visent en fin de compte à relier des êtres humains entre eux. Mais il existe bien des manières de relier les gens entre eux et le pouvoir de quelques-uns a toujours privilégié les paroles sans réplique, les commandements ou les monologues chargés de tous les leviers de la rhétorique. Le but de tous les pouvoirs est de maîtriser, monopoliser même le champ communicationnel au point où l’échange et le partage sont d’avance piégés par la polarisation qu’engendrent les dispositifs de communication de masse. Depuis les proclamations publiques des princes et des Églises jusqu’à la radio et la télévision, en passant par l’imprimé d’ailleurs, l’humanité a été constamment soumise à un bombardement de moyens de diffusion toujours efficaces sur le plan humain, même s’ils reposaient parfois sur des dispositifs techniques (au sens habituel de technique) très simples.

La nouvelle écriture, elle, peut ouvrir la possibilité de renverser cet ordre et de placer le pouvoir de la diffusion au service de l’échange et du partage, et non l’inverse. Or, ce dispositif d’échange repose en fin de compte sur des langues, dont le français. Et la qualité de l’échange, ainsi que le niveau d’élaboration commune ne peut se concevoir avec l’utilisation de sabirs ou, en tout cas, de langues mal maîtrisées. La transmédialité appelle la nécessité de porter les langues naturelles à leur tension la plus forte possible pour permettre justement les meilleures synergies possibles entre les têtes pensantes. Ce réseau pensant, comme le nommait plaisamment Yves Stourdzé, offre une bien belle image de ce que pourrait offrir une intelligence distribuée reposant non seulement sur des protocoles de communication entre ordinateurs, ainsi que le propose TCP/IP, mais aussi et surtout sur ces protocoles de communication tellement humains que sont les langues. Bien sûr, des passerelles existeront grâce aux individus capables de passer aisément d’une langue à une autre, capables d’assurer l’aiguillage de certaines idées à travers les granularités nécessaires de l’espèce humaine. Ces traductions, incidemment, ne sont pas que linguistiques, mais aussi culturelles. La boutade ne veut-elle pas en effet que le Québec et la France, à l’instar de la Grande- Bretagne et les États-Unis, soient divisés par une langue commune ?

Le français doit dont s’insérer dans ce dispositif où être humains, entités linguistiques et objets techniques s’agencent en un tout qui dépasse fortement les agencements antérieurs. Par l’adaptation et le développement d’outils informatiques adaptés à la langue française, par le maillage que ces outils facilitent entre les langues, il faut contribuer à tisser de nouveau le monde de telle sorte que le français, loin d’être défensivement en concurrence avec d’autres langues, en particulier l’anglais, découvre au contraire qu’il constitue un facteur d’enrichissement, de diversité, de cette forme de différence qui engendre les dynamismes et les énergies sans passer par les détours mortifères de la peur, de la haine ou du rejet. L’intelligence distribuée devra se construire à l’échelle de la planète pour répondre à la bêtise mondialisée et, dans cette perspective, les grandes langues véhiculaires du monde, parmi lesquelles, bien sûr, l’anglais, le chinois et l’espagnol se trouvent, devront jouer un rôle tout à fait particulier et crucial. L’enjeu du français ici est de participer à ce mouvement en tant que langue réellement véhiculaire à l’échelle mondiale et non comme langue régionale ou nationale.

La transmédialité, par conséquent, bien au-delà des balivernes qui circulent autour du multimédia, vise profondément la constitution d’une nouvelle étape dans une histoire encore très incomplète de l’histoire de l’écriture. L’humanité qui a erré pendant des centaines de milliers d’années ne pouvait quand même pas imaginer, à moins de sombrer dans des formes d’arrogance d’un ridicule consommé, qu’elle avait tout compris sur la communication en quelques milliers d’années au plus. La transmédialité dit donc tout simplement que le monde en réseau (14) appelle une nouvelle écriture dont les effets seront probablement aussi fondamentaux que le furent l’écriture et, à un moindre degré, l’imprimerie. Reste donc à veiller à l’insertion harmonieuse du français dans ce nouveau contexte. Reste à faire du français un élément possible des dispositifs d’écriture propres à l’intermédialité.



Notes

(1) L'inverse n'est pas vrai, bien sûr, ainsi qu'en témoigne l'exemple célèbre des Incas. Le livre récent de Jared Diamond, Guns, Germs and Steel. The Fates of Human Society, New-York, Norton, 1997, offre des aperçus fulgurants sur ce genre de question.

(2) Michel Grenié, Dictionnaire de la micro-informatique, Paris, Larousse, 1997, p. 175.

(3) Stewart Brand, The Media Lab. Inventing the Future at MIT, New-York, Viking, 1987.

(4) Pierre Lévy, Cyberculture, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 74.

(5) Voir l'article Encyclopédie de Diderot dans l'Encyclopédie. Voir aussi Jean-Claude Guédon, « Lecture encyclopédique de Jacques le Fataliste : Pour une épistémologie du trouble », Standford French Review, vol. 8, automne 1984, p. 335-347.

(6) Rappelons que toutes les formes d'écriture ne sont pas linéaires ou exclusivement linéaires. Le cunéiforme s'organise en cellules elles-mêmes alignées en lignes ou en colonnes. L'alphabet coréen ou Hangul obéit à une disposition géométrique analogue.

(7) Sur ces distinctions voir J.-C. Guédon, « Médias et numérisation : Multi, inter ou trans ? », Dossiers de l'audiovisuel, 74, 1997, p. 50-53.

(8) Anne-Marie Christin, « Écriture et multimédia », Degrés, 92-93, hiver 1997-printemps 1998, g6.

(9) Il s'agit bien sûr de l'exclamation de Claude Frollo, dans Notre-Dame de Paris, qui entend opposer le livre imprimé à la cathédrale.

(10) Philip Marchand, Marshall McLuhan. The Medium and Messenger, Toronto, Vintage Canada, 1989, p. 178.

(11) Voir le remarquable essai de Clarisse Herrenschmidt, « L'écriture entre mondes visibles et invisibles en Iran, en Israël et en Grèce », dans J. Bottéro, C. Herrenschmidt et J.-P Vernant, L'Orient ancien et nous, Paris, Hachette-Pluriel, 1998, p. 95-188.

(12) Lire à ce sujet l'ouvrage indispensable d'Éric Havelock, Preface to Plato, Cambridge, Mass., The Belknap Press of Havard University Press, 1963, qui, hélas ! n'a toujours pas été traduit en français.

(13) J.-C. Guédon, « La victoire de l'humanité contre Kasparov », Planète Internet (Québec), 6, 1997, p. 16-17.

(14) Voir à ce sujet la remarquable trilogie de Manuel Castells, The Information Age. Economy, Society and Culture. I : The Rise of the Network Society. II : The Power of Identity. III : The End of the Millenium, Oxford, Blackwell's, 1996-1998. Le volume I a été traduit chez Fayard sous le titre La Société en réseau

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XVIIe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES DE LA XVIIe BIENNALE


SOMMAIRE

XVIIe Biennale de la langue française Neuchâtel 1997

Multimédia et enseignement du français

Sommaire

Préface de Roland ELUERD



SÉANCE SOLENNELLE D'OUVERTURE

Allocution d'Alain GUILLERMOU

Allocution de Jean-Jacques DE DARDEL

Allocution de Jean GUINAND

Allocution de Denis MIÉVILLE

Message de Sheila COPPS

Message de Hubert VÉDRINE

Message de Stélio FARANDJIS

Message de Xavier DENIAU

Message de Bernard QUÉMADA

Message de Federico MAYOR



I PANORAMA DU MULTIMÉDIA D'ENSEIGNEMENT

Jeanne OGÉE

Jean-Claude GUÉDON

Jean-Alain HERNANDEZ

Adrian MIHALACHE

Micheline SOMMANT

François DELAUNAY

Dominique SOUDAIS

Francis PIOT

Etienne BOURGNON et Alain VUILLEMIN



II. DONNÉES TECHNIQUES, USAGES PÉDAGOGIQUES ET DOCUMENTAIRES

Dominique LAMICHE

Frédérique PÉAUD

André OBADIA

Jean-Paul BUFFELAN-LANORE

Marie-Josée HAMEL et Eric WERHLI

Alain VUILLEMIN

Bernard EMONT


III. ESPACES FRANCOPHONES DU MULTIMÉDIA

Christian ROUSSEAU et Jocelyn NADEAU

Mariana PERISANU

Mioara TODOSIN

Marius DAKPOGAN

Théodore KONSEIGA

Kouaho Elie LIAZÉRÉ

Jean SOUILLAT

Marc MOINGEON

Bernard PÉCRIAUX



IV. IMPLICATIONS CULTURELLES DU MULTIMÉDIA

Jean BUREL

Mohamed TAÏFI

Rabah CHIBANE

Roland DELRONCHE

Claire-Anne MAGNÈS

Gabriela MARCU et Mariana MUNTHIU

Albert DOPPAGNE

Charles MULLER

Petre RAILEANU



V. TV5 ET L’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS

Arlette NIÉDOBA

Michel PERRIN

Danièle TORCK

Janry VARNEL

Valérie JATON

Jean SAVARD



TABLE RONDE «TV5, la télévision mondiale en français.La langue de l’autre»

animée par Marlène Bélilos avec Roger Francillon, Hugo Lœtscher, Charles Méla et Gilbert Musy


LA SUISSE ET LA FRANCOPHONIE

Jean-Jacques DE DARDEL

Claire LUCQUES

Jean-Marie VODOZ

Urs TSCHOPP



TABLE RONDE «La Suisse et la francophonie»

animée par Catherine Pont-Humbert avec Freddy BUACHE, Jacques CHEVRIER, Charles JORIS et Jacques SCHERRER


SÉANCE DE CLÔTURE

Vœux de la XVIIe Biennale

Discours de clôture d' Alain GUILLERMOU

Discours de clôture de Roland ELUERD

Échos de la XVIIe Biennale

Liste des participants



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93